mardi 30 août 2011

Acme Novelty Library, 18 1/2, de Chris Ware (2007)

J'ai lu cet été Chris Ware, la bande dessinée réinventée, de Jacques Samson (surtout) et Benoît Peeters (un peu), sorti l'année dernière. Quoique d'un intérêt inégal, cet instructif ouvrage m'a permis de situer un peu mieux la personnalité et les objectifs du génial Chris Ware. Il a également attiré mon attention sur le fait que je n'avais pas acheté le numéro 18 1/2 de l' Acme Novelty Library (certes ce volume a été très peu distribué en France), publié en 2007. Je me suis alors empressé de rattraper cet oubli.

On pourrait penser que ce recueil ne s'adresse qu'aux amateurs les plus fanatiques de Chris Ware. Il ne s'agit en effet que du recueil des cinq pages (couvertures et pages intérieures) qu'il a dessinées pour le numéro du New Yorker publié le 26 novembre 2006, pour Thanksgiving, et d'une page supplémentaire. Un recueil de cinq-six pages seulement, cela peut sembler peu... D'autant plus que les cinq pages issues du New Yorker étaient (et le sont peut-être encore) disponibles sur Internet.

Oui mais voilà, avec Chris Ware, c'est toujours différent. Ces pages sont reproduites chacune séparément sur un excellent papier, au format A3. La lecture de ces planches sur papier et non sur écran en font ressortir deux caractéristiques majeures, que Chris Ware a particulièrement développées ces dernières années :

  • Chris Ware a longtemps été spécialisé dans les pages débordant explicitement d'informations : planches aux cases innombrables et regorgeant de diagrammes ou de signes cabalistiques variés (notamment avec Quimby the mouse), pages constituées de fausses annonces et publicités à la police de caractère minuscule, etc. Au contraire, les planches du New Yorker sont d'une grande sobriété : trois d'entre elles contiennent entre un et quatre dessins, avec peu ou pas du tout de texte. Cela ne les empêche pas de raconter énormément de choses ; avec une grande économie de moyens, Chris Ware parvient à faire vivre des personnages, à nous conter des tranches de vie chargées d'émotion...

  • Les premières planches de Chris Ware étaient bien entendu riches et innovantes mais pas toujours très esthétiques. Il a progressivement perfectionné l'aspect purement visuel de ses planches et celles-ci sont maintenant de toute beauté. Deux éléments sont particulièrement marquants : Chris Ware traite les couleurs par à-plat, à la manière des studios Hergé dans les albums de Tintin (dans l'entretien avec Benoît Peeters publié dans Chris Ware, la bande dessinée réinventée, il affirme d'ailleurs qu'il doit sa méthode d'à-plats de couleurs « presque entièrement à Hergé »). Il compense la simplicité de cette technique par la variété des nuances. Cela aboutit, comme chez Hergé, à des dessins d'une grande beauté et d'une grande variété chromatique, sans aucun effet tape-à-l'œil. L'autre élément marquant est l'utilisation de la perspective axonométrique (ou perspective parallèle, sans point de fuite). Cette perspective, non réaliste, procure un certain hiératisme, un aspect légèrement artificiel, qui renforce notamment l'impression de moments figés procurée par ces dessins.

En conclusion, encore un opus marquant de Chris Ware, qui me fera patienter quelques mois, dans l'attente d'un 21e volume de l' Acme Novelty Library, malheureusement pas encore annoncé...

lundi 29 août 2011

Viva la vida : Los sueños de Ciudad Juarez, d'Edmond Baudoin et Troubs (2011)

Edmond Baudoin m'avait longuement parlé de son projet à Ciudad Juarez, lorsque je l'avais interviewé en septembre 2010. Après plusieurs mois d'attente, j'ai lu aujourd'hui l'album issu de ce projet.

Quelle est la teneur de ce projet ? Ciudad Juarez est une ville mexicaine, située au bord de la frontière avec les États-Unis, en face d'El Paso. Elle est célèbre pour ses maquiladoras, ces usines dans lesquelles de nombreuses entreprises des pays riches produisent divers biens à faible coût, et pour son taux de mortalité criminelle inouï. Depuis le début des années 1990, plusieurs milliers de femmes y ont été assassinées ou y ont disparu sans que l'on découvre pourquoi : crimes sexuels, règlements de comptes entre narcotrafiquants ? Edmond Baudoin a eu l'attention attirée sur cette ville en lisant l'excellent roman de Roberto Bolaño, 2066. Il a décidé d'aller y séjourner deux mois avec Troub's, un ami dessinateur. Là-bas, il proposait aux gens de dessiner leur portrait ; en "échange", il souhaitait savoir quel était leur rêve.

Malgré leurs craintes initiales (dangerosité du lieu, ambition du propos), Baudoin et Troub's ont pu mener leur projet à bien et nous livrent un album original : Celui-ci a été dessiné en direct (chaque matin, ils dessinaient quelques pages correspondant aux événements de la veille) et véritablement à quatre mains (chaque dessinateur intervenait dans les pages, voire dans les cases de l'autre, pour un croquis ou un commentaire en marge...).

L'album commence par quelques pages d'introduction, dessinées séparées par les deux dessinateurs, avant leur départ pour le Mexique. Celles de Baudoin interrogent de façon très poétique la notion de frontières (frontières entre le Nord et le Sud, entre les hommes et les femmes, etc.) et sont absolument magnifiques. Le reste de l'album est donc le récit journalier du séjour des deux auteurs. Portraits nombreux, croquis de paysages, scènes de rues, anecdotes pittoresques constituent un carnet de voyages comme Baudoin et Troub's les font très bien. Mais les situations parfois dramatiques vécues par les personnes qu'ils rencontrent, la situation atroce de Ciudad Juarez aujourd'hui rendent le témoignage particulièrement poignant. Narcotrafic, omniprésence policière pendant la journée, immigration clandestine vers les États-Unis, usines gigantesques, violences - souvent mortelles - envers les femmes : cette ville du Mexique peut apparaître comme une caricature de certains des traits les plus détestables de notre monde actuel...

ici avec l'aide de Troub's, Edmond Baudoin, toujours en mouvement, utilise son dessin si vivant, souvent si beau, pour essayer de comprendre, avec nous, ce qu'il y a derrière le regard des personnes dont il croque le portrait, ce qu'est leur rêve, ce qu'est réellement leur vie...

lundi 22 août 2011

Orfi aux enfers : Poema a fumetti, de Dino Buzzati (1969)

En 1969 paraissait le dernier ouvrage de Dino Buzzati, le célèbre auteur du Désert des Tartares et du K. Mais cette fois il ne s'agissait plus de littérature dans le sens traditionnel du terme (roman, nouvelles, poésie, théâtre...) mais, comme le nom du livre l'indique (fumetti), de bande dessinée.

Les lecteurs les plus difficiles pourront faire la fine bouche : le récit semble parfois décousu et Buzzati n'est pas un virtuose du dessin. Son œuvre n'en est pas moins passionnante et particulièrement originale. Buzzati transpose à son époque l'histoire d'Orphée (Orfi) qui va cherche dans les enfers la personne qu'il aime, Eura (Eurydice). Le récit est relativement simple mais il permet d'enchaîner des scènes d'une grande poésie, porteuses d'une puissance onirique extrêmement rare en bande dessinée. On y retrouve notamment, aux détours de compositions graphiques originales, un très agréable parfum de surréalisme, mâtiné de références à certaines bandes dessinées adultes de l'époque (Bararella de Jean-Claude Forest ou Valentina de Guido Crepax), au pop art ou à des magazines érotiques...

Certes, Dino Buzzati n'est pas un 'professionnel' de la bande dessinée. Mais il l'a abordé avec un angle neuf et, déroutant tous les puristes (tant ceux de la littérature que ceux de la bande dessinée), il a ainsi dessiné une œuvre absolument unique, ouvrant des voies encore trop rarement explorées...

samedi 20 août 2011

Quai d'Orsay (tome 2), de Blain et Lanzac (2011)

Cet été, la lecture dans le Monde Magazine du tome 2 de Quai d'orsay confirme tout le bien que j'avais pensé de cette série lorsque j'en avais découvert le premier tome.

Blain est à mon avis, avec Blutch et Crécy, un des dessinateurs les plus talentueux de ces quelques personnalités francophones parfois regroupées sous l'appelation de 'nouvelle bande dessinée'. Cependant, malgré toute la virtuosité de ces trois auteurs, je n'ai jamais vraiment réussi à me passionner pour les scénarios qu'ils ont illustrés (exception faite du premier volume de Léon la came dans le cas de Nicolas de Crécy).

Grâce à l'aperçu des coulisses de notre ministère des affaires étrangères, à l'époque d'un ministre qui rappelle furieusement Dominique de Villepin, l'excellent dessin de Blain, tout en expressivité et mouvement, est pour une fois au service d'un texte passionnant. Les tribulations d'Arthur Vlaminck, jeune thésard, travaillant comme plume d'Alexandre Taillard de Worms, ministre des affaires étrangères, nous fait pénétrer dans l'intimité du Quai d'Orsay, du ministre et de son cabinet.

L'on se rend compte, une fois de plus, que les motivations des individus et les jeux de pouvoir sont toujours les mêmes, même lorsque l'on négocie la guerre ou la paix : ce deuxième album relate les différents épisodes des négociations entre la France et les États-Unis à propos d'une résolution devant être votée par l'ONU ; celle-ci concerne le Lousdem, pays très proche de l'Irak ; l'enjeu est donc le déclenchement de la seconde guerre du Golfe. Les vociférations et les disgressions littéraires du ministre, l'art de ses conseillers pour le ramener à des réalités plus terre-à-terre, les crocs-en-jambe que se font les différents conseillers entre eux, tout cela dépeint ce microcosme avec réalisme, subtilité et humour...