La bande dessinée s'inspire fréquemment d'autres arts, essentiellement de la littérature et du cinéma. On ne compte plus les exemples de scénaristes s'inspirant de techniques de romanciers classiques (Honoré de Balzac ou Alexandre Dumas sont une source d'inspiration apparemment inépuisable) ou en vogue ou de dessinateurs recréant des mises en scène particulièrement cinématographiques. Les liens avec la musique sont beaucoup plus rares, et sont souvent moins profonds. Lorsque de tels liens existent, ils relèvent le plus souvent de l'illustration (illustration d'une pochette de disque, d'une affiche ou d'une chanson), du documentaire (sur la création de tel chanson ou de tel album), ou bien de la chronique plus ou moins autobiographiques (souvenirs liés à l'évocation d'un morceau). (À ce sujet, on peut se référer à l' article récemment consacré à l'album collectif Rock Strips sur du9.) Il est, à ma connaissance, exceptionnel qu'un auteur de bande dessinée s'inspire de compositions musicales pour imaginer la structure et la composition de ses planches.
Les cinq pages extraites du Journal de Fabrice Neaud publiées dans la revue Bananas (Bananas (nouvelle série) n°1, numéro du printemps 2006) n'en sont que plus intéressantes. Dans ces quelques pages (initialement dessinées pour faire partie du volume 3 du Journal, puis mises de côté par l'auteur), le narrateur raconte comment il ressent physiquement l'écoute du Chant de la Terre de Gustav Mahler. Ces pages sont doublement intéressantes du point de vue des interactions entre musique et bande dessinée.
Tout d'abord, cet extrait met littéralement en image les sentiments que fait (re)naître l'écoute de ce morceau chez le narrateur, en écho aux mésaventures qu'il vient de vivre. Ces cinq pages mêlent très habilement la vie de Gustav Mahler au moment de la composition du Chant de la Terre, la partition du morceau elle-même, le ressenti physique du narrateur au moment de l'écoute et le rappel d'événements récents de sa vie et d'images évoquées par ces événements et par la musique.
Ensuite, et plus généralement, ce passage illustre de façon magistrale la façon dont Fabrice Neaud s'inspire du rythme et de la composition musicale pour influer sur l'agencement et la composition de ses propres récits. La juxtaposition explicite d'éléments de composition du Chant de la Terre et d'éléments vécus par le narrateur met en lumière des techniques d'évocation fondées sur la composition musicale fréquemment mises en oeuvre par Fabrice Neaud dans d'autres pages de façon beaucoup plus discrète. Il n'a en effet jamais caché qu'il s'inspirait souvent de la maîtrise du tempo et du rythme de grands compositeurs, notamment romantiques et post-romantiques, pour créer le rythme de ses propres récits. Alternance de moments rapides et de moments plus lents, utilisation de crescendo pour faire monter la pression, de decrescendo pour la relâcher, usage subtil des points d'orgues (souvent de grandes cases contemplatives)... Toutes ces techniques sont utilisées à la perfection par les maîtres du romantisme tardif et peuvent également servir dans d'autres média. Un des grands talents de Fabrice Neaud est justement cette science du rythme et du tempo. Le volume 3 de son Journal est notamment une merveilleuse démonstration des potentialités rythmiques de la bande dessinée (variations de tempo, crescendi et decrescendi, points d'orgue, etc.) pour éviter tout effet de lassitude dans ce long récit et pour transmettre au lecteur les fortes émotions ressenties par le narrateur.
Bien entendu, Fabrice Neaud n'est pas le seul auteur de bande dessinée à maîtriser le rythme de ses récits. Pour ne citer que deux cas célèbres, Will Eisner et Hergé furent de grands maîtres dans le domaine. Ils utilisaient beaucoup les variations de la taille des cases pour cela, comme Will Eisner l'a théorisé dans ses ouvrages théoriques et comme j'ai essayé de l'évoquer sur ce blog dans le cas d'Hergé (Tintin et le mystère de la taille des cases). Cependant, ces deux maîtres du tempo en bande dessinée ne s'inspiraient pas à ma connaissance de musique pour doser leurs rythmiques. Fabrice Neaud est donc le seul exemple qui me vient à l'esprit pour illustrer tout le parti qu'un auteur de bande dessinée peut tirerde l'écoute des grands compositeurs...