J'avais trouvé beaucoup de qualités à Guerre Urbaine, le premier tome de Nu-Men, série d'anticipation de Fabrice Neaud. Mais avec Quanticafrique, le deuxième volume qui vient de paraître, c'est différent. L'auteur est passé à la vitesse encore supérieure et nous offre véritablement une très grande saga de science-fiction.
Le thème qui donne son nom à la série, les transhumains (d'où le "Nu-Men", pour "New Men"), apparaît plus clairement que dans le premier tome. En 2013 déjà les progrès récents de la science, de la description du génome humain aux nanotechnologies en passant par la réalité augmentée promise par de nouveaux gadgets high-tech (lunettes Google ou autres) font entrevoir un avenir proche dans lequel l'Homme sera en mesure d'augmenter significativement ses capacités. Fabrice Neaud imagine quelques conséquences de ce transhumanisme, des recherches nécessaires pour y parvenir et des enjeux de pouvoir associés. Il en pointe également certaines dérives inégalitaires : si les puissants sont capables de créer des nouveaux hommes surpuissants, on découvre dans une scène saisissante que les plus démunis ne peuvent plus payer leur "vaccination nano" et ont le cerveau infecté par des spams qui leur font réciter sans contrôle des slogans publicitaires dénués de sens...
Fabrice Neaud n'a jamais fait mystère de ses goûts érotiques (la lecture de son Journal est assez claire à ce sujet...). Ces goûts présentent un double avantage dans Nu-Men : Premièrement, plusieurs des personnages masculins, avec leurs muscles hypertrophiés de bodybuilders, mettent en pleine lumière les fantasmes de l'auteur et rappellent, par contraste, à quel point une très grande part de la production de bande dessinée de science-fiction ou fantastique est gouvernée par d'autres fantasmes, avec la mise en scène de sempiternelles donzelles aux poitrines démesurées et aux habits masquant une surface ridiculement petite de leur généreuse anatomie... Ces poncifs sont tellement partagés qu'on en oublie trop souvent leur caractère de poncifs, justement. Le fait que Fabrice Neaud illustre d'autres fantasmes vient nous rappeler cet aspect de cliché. Le deuxième intérêt des goûts érotiques de l'auteur est qu'il parvient à dessiner des femmes sans arrière pensée érotique ; il nous offre ainsi une galerie de personnages féminins (le docteur Emma, Nuala, Tamara Savolainen, visibles dans les trois images ci-dessous) qui, loin d'être dénués de charme, sont loin des stéréotypes habituels et ont chacun une forte personnalité graphique, chose trop rare dans le monde de la bande dessinée grand public où la plupart des auteurs ne font que répéter leur idéal féminin unique dans tous leurs personnages de femmes.
Fabrice Neaud a beaucoup de choses à dire dans cette série. Les descriptions sociales et scientifiques sont fréquentes, plusieurs intrigues se nouent en parallèle, les personnages principaux sont nombreux. Le premier tome en avait légèrement pâti. Ici, plus rien de tel, Fabrice Neaud parvient à trouver un équilibre magistral entre densité des explications, avancement des péripéties et respirations du récit. En schématisant grossièrement, on peut avancer que, jusqu'aux années 1960 incluses, la bande dessinée franco-belge a privilégié la densité du récit plutôt que le plaisir de l'image : le nombre de cases par page était relativement élevé (souvent une moyenne supérieure à 8 cases par page), les bandes étaient le plus souvent régulières. À partir de la fin des années 1960, certains auteurs (Druillet et Moebius en tête) firent éclater ces contraintes, laissèrent beaucoup plus de place à leurs dessins, dans des compositions plus complexes ; ces bandes dessinées, à force de privilégier le graphisme virent souvent la densité du récit décroître fortement. Fabrice Neaud parvient dans cet album à surmonter cette opposition entre liberté laissée au dessin et densité du récit. Il multiplie les grandes cases magnifiques de paysages naturels extrêmement majestueux (pays Dogon, fosse des Aléoutiennes, supervolcan de Yellowstone) et de panoramas urbains mêlant bâtiments anciens et élégantes constructions futuristes. Ces nombreuses cases ouvrent chaque nouvelle scène, permettent d'offrir de bienvenues respirations dans un récit par ailleurs saturé d'information et enfin offrent un très grand plaisir visuel. Cependant, dans le reste des pages, l'auteur parvient à multiplier le nombre de cases, en conservant cependant une fluidité de lecture exemplaire. En alternant ainsi grandes cases aérées et compositions très fragmentées, il concilie avec maestria plaisir des yeux et un récit globalement très dense, mais sans lourdeur... Ainsi, Fabrice Neaud réussit dans cet album, dans ce cadre si contraint des traditionnelles 46 planches, à faire avancer significativement les différentes intrigues parallèles, à éclaircir quelques points (les motivations de Mstislav Popescu, l'identité des personnages en noir) et à ouvrir de nouvelles pistes (découverte du continent africain, les capacités de certains cobayes de la Voûte). En outre, les personnages principaux, quoique nombreux, prennent assez de consistance pour que le lecteur s'y attache.
Il y aurait bien d'autres choses à dire sur ce album. Je dois évoquer le dynamisme et l'efficacité de spectaculaires scènes d'actions, avec leurs corps à corps musclés dignes des meilleurs comics de super héros ; dire également un mot de la mise en couleurs très réussie de Jérôme Maffre et Delphine Rieu ; mettre en avant que l'album se clôt, dans ses cinq dernières pages, sur 3 "cliffhangers" redoutablement efficaces...
Intrigue(s) très riche(s), suspense haletant, passionnantes réflexions sur le devenir de nos sociétés dans un avenir proche, dessin magnifique, aussi bien dans les gros plans que dans les scènes de combat et les vues panoramiques... Nu-Men a maintenant tout d'une très grande série...