Je vous avais parlé il y a plus d'un an d'un projet de film consacré à Edmond Baudoin, alors intitulé Éloge de l'impuissance. Le projet a bien avancé : le film est terminé, il s'appelle maintenant Edmond, un portrait de Baudoin et devrait être distribué dans les salles cette année (l'équipe du film cherche actuellement un distributeur). En attendant, il sera projeté en avant-première lors du Festival d'Angoulême, le 1er février 2014. Une occasion à ne pas manquer pour tous ceux qui sont sur place !
Blog culturel consacré à la bande dessinée, la littérature, le cinéma ou tout autre sujet me traversant l'esprit...
vendredi 31 janvier 2014
lundi 20 janvier 2014
Joseph Anton, par Salman Rushdie (2012)
Après onze romans, dont le trop fameux Versets Sataniques (ou Shalimar le clown, dont j'ai parlé ici), Salman Rushdie a publié, avec Joseph Anton, ses mémoires. Il disait depuis des années que, si quelqu'un devait écrire son histoire, il préférait que ce soit lui. C'est maintenant chose faite. Et nul n'aurait pu le faire mieux que lui.
Il faut le rappeler : avant d'être celui par qui le scandale arrive, la cible de la folie meurtrière de fondamentalistes, puis le porte parole de la liberté d'expression opposée aux intégrismes religieux, Salman Rushdie est avant tout un très grand écrivain, probablement un des plus grands auteurs contemporains.
Comme Joseph Conrad, comme Milan Kundera et beaucoup d'autres, il tire de ses multiples racines une œuvre forte, à la croisée des cultures. Issu d'une famille musulmane indienne, progressivement devenue athée, ayant vécu majoritairement en Grande-Bretagne depuis son adolescence, il a su tirer parti des différents mondes dont il vient pour produire une œuvre unique aux résonances à la fois très spécifiques (on sent, on voit, on entend, on goûte l'Inde dans de très nombreuses pages de ses romans) et universelles (sa foi dans la force de la fiction, celle des conteurs traditionnels comme celle des romanciers modernes ; sa défense de l'esprit critique contre le fondamentalisme ; son combat en faveur de la liberté d'expression).
Dans Joseph Anton, Salman Rushdie raconte donc son existence. Il ne s'agit pas réellement de toute sa vie. En effet le récit se concentre essentiellement sur les treize ans pendant lesquels il était condamné à mort par la fatwa de l'ayatollah Khomeini. Joseph Anton est le nom de code qu'il lui avait fallu adopter dans sa vie semi-clandestine. Il l'avait choisi lui-même, accolant les prénoms de deux auteurs qu'il apprécie : Joseph Conrad et Anton Tchekov.
Après la publication des Versets Sataniques et la fatwa, on suit donc les craintes de Salman Rushdie, les problèmes quotidiens de sécurité, l'impact que cela a sur son moral et sur la vie de ses proches. On découvre les arcanes politiques et médiatiques de ses défenseurs et de ceux qui l'attaquent. On prend mieux conscience de la fragilité de la liberté d'expression, même dans nos sociétés contemporaines où elle peut pourtant sembler acquise. C'est également un très beau récit sur la nature et les relations humaines : la difficile situation de Salman Rushdie oblige les gens qui l'entourent à se montrer sous un jour nouveau, parfois décevant, souvent positif.
On retrouve dans Joseph Anton, la force du style habituel de Salman Rushdie, son foisonnement et sa richesse. On ne peut s'empêcher de tourner les pages de ce récit autobiographique aussi vite que les plus prenant des récits d'aventure. Sauf que ces aventures ont réellement eu lieu, juste à côté de nous. Une grande œuvre littéraire et un passionnant témoignage.
jeudi 16 janvier 2014
Élection du grand prix de la ville d'Angoulême : encore du rififi
C'est la saison d'Angoulême. Une fois de plus, le mode d'élection du Grand Prix de la ville d'Angoulême change ; une fois de plus ce changement fait couler beaucoup de salive et d'encre (virtuelle surtout). Comment cela fonctionne-t-il cette année ? Je ne vais pas entrer dans les détails mais en gros il a deux collèges d'électeurs (l'académie des grands prix, c'est-à-dire tous les anciens lauréats du grand prix, d'une part, l'ensemble des auteurs de bande dessinée publiés en France d'autre part) ; une liste d'auteurs éligibles prédéfinie par un groupe d'organisateurs ; une élection à deux tours avec pondération des voix des deux collèges... Certes, cela fait un peu usine à gaz, mais est-ce très important ?
Ce qui est important, si ce grand prix veut rester (ou devenir) une récompense de référence en France, ainsi que dans le monde, c'est que les futurs auteurs récompensés le méritent vraiment et que leur valeur soit reconnue au-delà d'un microcosme français et qu'elle soit durable (par opposition aux effets de mode comme cela à pu être le cas de Lauzier par exemple).
Or si pendant environ la première décennie du festival les auteurs récompensés par le grand prix remplissaient globalement ces conditions (auteurs de plusieurs nationalités, reconnus en France et à l'international : Franquin, Jijé, Eisner, Moebius, Reiser, Fred, Forest, Tardi, Bilall, Druillet, Pratt...), cela a commencé à se gâter à la fin des années 1980. De plus en plus de grands prix, bien que talentueux, ne pouvaient pas du tout prétendre à une quelconque aura au niveau international. Il s'agissait d'auteurs français d'un certain talent, ayant travaillé pour quelques éditeurs ou revues au sein desquels ils s'étaient connus. L'élection fondée sur la valeur de l'œuvre était devenue cooptation d'auteurs qui se connaissaient, voire copinage diront les mauvaises langues... Des auteurs comme Jacques Lob, Martin Veyron, René Petillon, Jean-Claude Denis, Baru, François Schuiten, Zep, par exemple, sont très talentueux et j'apprécie beaucoup leur œuvre mais ils ne peuvent pas, à mon avis, être considérés parmi les meilleurs actuels de la bande dessinée mondiale, ni en termes de valeur artistique, ni en termes d'influence (et je ne parle pas des auteurs dont j'apprécie moins les œuvres et qui me semblent d'une importance secondaire, même dans l'aire francophone, comme Florence Cestac, Régis Loisel ou François Boucq ; et il y eut même Georges Wolinski, dont je n'ai toujours pas compris l'apport à la bande dessinée excepté le fait qu'il a copié la grande revue italienne de bande dessinée, Linus, pour faire le Charlie français).
Certes il y eut encore des grands prix tout à fait pertinents : Art Spiegelman, Robert Crumb, José Munoz, Nikita Mandryka, etc. Mais c'est devenu l'exception plus que la norme.
Il me semble donc sensé, voire nécessaire, de réformer le mode d'élection des grands prix afin que les futurs lauréats donnent une image plus moderne et plus internationale de la richesse de la bande dessinée.
Et ce qui sera retenu de cette élection, ce ne sont pas les querelles qui animent le microcosme de la bande dessinée franco-française (15 grands prix viennent d'annoncer que, pour protester contre ce nouveau mode de scrutin, ils ne voteraient pas cette année), mais la légitimité des futurs lauréats. Messieurs les votants, à vous de jouer...
vendredi 10 janvier 2014
Quelques livres de bande dessinée dont je rêve...
Il est bien entendu un peu tard pour écrire une lettre au Père Noël ; sauf si l'on considère qu'une année complète ne sera pas de trop pour que les éditeurs compétents ne préparent les livres dont je rêve et dont je vais vous parler maintenant...
Même si l'actualité éditoriale est très riche depuis quelques années en terme de bande dessinée, et que de nombreux chefs d'œuvre classiques ont été édités ou réédités, en Europe ou en Amérique du Nord (Gasoline Alley, sous le nom de Walt and Skeezix, de Frank King, les Peanuts, de Charles Schulz, Pogo, de Walt Kelly, Krazy Kat, de George Herriman, etc.), je rêve encore de certains livres, jamais parus ou épuisés depuis longtemps. En voici aujourd'hui une première liste.
La grande majorité de l'œuvre d'Alberto Breccia est introuvable, ce qui est extrêmement regrettable. Quand pourrons-nous enfin lire Sherlock Time (récemment réédité en Italie), El Viajero de Gris et de très nombreux autres chefs-d'œuvre ?
J'en ai déjà parlé mais je le répète : les éditions actuelles des œuvres de Moebius sont médiocres et souvent hors de prix. À quand une édition intégrale chronologique, dotée de textes d'accompagnement dignes de ce nom ?
Jean-Claude Forest est un de ces dessinateurs pour dessinateurs, très appréciés des professionnels éclairés mais négligés par le grand public (Jean-Marc Rochette appartient également à cette catégorie mais le succès cinématographique récent du Transperceneige vient de lui apporter une nouvelle visibilité qui devrait conduire à la publication de certains de ses chefs-d'œuvre oubliés, tels que L'Or et l'Esprit). Les albums de Barbarella sont donc épuisés depuis longtemps. Je rêve d'une réédition des deux premiers Barbarella qui reprendrait en parallèle les deux, voire trois, principales versions de ces albums fantastiques, plusieurs fois modifiés par l'auteur lui-même.
À la fin de sa vie, Forest a dessiné de façon très précise plusieurs scénarios d'albums complets. Au moins un, Le père Noël de Nuremberg, n'a pas été ensuite dessiné en album définitif. Le scénario mériterait amplement d'être édité en tant que tel (avec peut-être simplement une réécriture du lettrage), ce que Jean-Claude Forest avait d'ailleurs envisagé.
Dans les œuvres plus récentes, je souhaite que Nu-Men, de Fabrice Neaud, trouve un nouvel éditeur, puisque l'éditeur des deux premiers tomes, a décidé d'arrêter cette série. Encore de Fabrice Neaud, je rêve de voir publier les plusieurs centaines de pages de son superbe Journal, déjà dessinées mais inédites pour des raisons de crainte quant aux potentielles réactions de personnes qui pourraient s'y reconnaître...
Voilà. Je laisse maintenant les éditeurs faire leur travail : messieurs les éditeurs, à vous de jouer !
mercredi 1 janvier 2014
Ecole de la misère, d'Yvan Alagbé (2013)
On peut reprocher à la majorité de la production de bande dessinée actuelle (et je le fais souvent) de se contenter de schémas narratifs et picturaux très classiques, en retrait par bien des égards par rapport aux avancées formelles qui se sont développées depuis des dizaines d'années dans d'autres formes artistiques comme la littérature ou la peinture. Du point de vue narratif, la quasi-totalité des albums de bande dessinée actuels répondent aux stricts canons balzaciens, avec ses impératifs de clarté, d'univocité, de cohérence, alors que des mouvements comme le Nouveau Roman ont montré depuis un demi-siècle que d'autres formes de narration sont possibles. De façon similaire, les choix picturaux de presque tous les auteurs de bande dessinée s'appuient sur des impératifs de clarté, de cohérence, simples et classiques : un même personnage doit toujours être semblable à lui-même, clairement identifiable et facile à distinguer de tous les autres ; les décors doivent répondre aux règles de représentation les plus classiques (perspective, permanence et neutralité de la représentation du décor...) ; pourtant de très nombreux peintres ont montré, depuis la fin du XIXe siècle, les limites de ces formes classiques de représentation.
Je suis donc très reconnaissant à quelques rares maisons d'édition, comme FRMK, et à une poignée d'auteurs, comme Yvan Alagbé, d'explorer des voies sortant des chemins tout tracés de la bande dessinée traditionnelle. Cet auteur rare nous offre encore une fois, avec son récent École de la misère, une superbe preuve qu'une autre bande dessinée est possible.
École de la misère est le récit de plusieurs drames familiaux imbriqués. Claire, une jeune femme, a depuis des années des relations très conflictuelles avec son père, Michel. Ils ne se sont pas parlé depuis des années. Elle est amoureuse d'un Noir, immigré sans papiers, ce que son père n'a jamais accepté. Le père et la fille se retrouvent, contraints et forcés, lors des obsèques des parents de Michel. Ces retrouvailles peu chaleureuses font remonter à la surface une série de faits et de souvenirs plus ou moins anciens. Les relations difficiles entre les personnages s'éclairent progressivement, mais toujours partiellement.
Les époques et les points de vue des différents protagonistes s'entremêlent, les sentiments de Claire, notamment, sont parfois confus. Les images d'Yvan Alagbé (deux cases par page, toutes de taille identique) sont dessinées à grands traits. Souvent imprécises, elles sont presque toujours très belles. La narration non chronologique, les dialogues très rares, les confusions possibles entre les différents personnages, les images parfois floues, ne rendent pas particulièrement facile la compréhension de ce livre. En refermant l'album, malgré une lecture attentive, après maints retours en arrière, je ne suis pas forcément capable de donner une interprétation univoque des récits entrelacés dans ces pages. Mais ce n'est pas l'objectif premier. Ce livre nous plonge au coeur de drames et de déchirements familiaux ; il s'agit forcément de visions partielles, partiales et passionnées.
La narration qui s'approche souvent du flux de conscience cher à certains romanciers du XXe siècle, de Virginia Woolf à Claude Simon, de William Faulkner à Nathalie Sarraute ; les rimes visuelles, images se répondant d'une page à l'autre ; le glissement subtil d'un fil narratif à un autre, suivant des règles souvent mystérieuses : tous ces traits formels rendent la narration d'École de la misère plus proche de celle de certains romans expérimentaux de la seconde moitié du XXe siècle, comme ceux de Claude Simon, par exemple, que de la narration utilisée traditionnellement en bande dessinée. La filiation, sur plusieurs générations, les relations familiales, amoureuses et sexuelles, le souvenir, l'exclusion... sont autant de thèmes graves, chers à Yvan Alagbé, traités avec subtilité et originalité dans cet excellent album, qui offre au lecteur attentif une expérience rare et d'une grande richesse.