Francis Masse est un auteur fascinant et unique. Je ne viens pas de le découvrir mais la lecture de La Nouvelle Encyclopedie de Masse (deux tomes publiés chez Glénat en 2014 et 2015) vient de me faire prendre conscience une nouvelle fois de l'immense talent de cet auteur trop méconnu.
Cette Nouvelle Encyclopédie est une version largement augmentée de L'Encyclopédie de Masse parue chez les Humanoïdes Associés en 1982. Elle reprend les planches initiales, datant majoritairement des années 1974 à 1978 (et parfois mise a jour pour cette nouvelle édition), ajoute notamment des récits publiés dans À Suivre dans les années 1985 à 1988 (et déjà partiellement compilés dans le recueil L'Art Attentat en 2007), ainsi que quelques planches inédites dessinées en 2014 et des photographies de sculptures (Francis Masse se consacre beaucoup à la sculpture depuis qu'il s'est plus ou moins retiré de la bande dessinée à la fin des années 1980.)
Il est passionnant de mettre ainsi en parallèle les œuvres dessinées pendant ces trois grandes périodes : le milieu des années 1970, le milieu des années 1980, puis l'année 2014. Entre les deux premières périodes, Francis Masse continuait à se consacrer à la bande dessinée, mais pour des récits de plus longue haleine publiés par ailleurs (On m'appelle l'Avalanche publié en 1983, Les Deux du balcon en 1985, La Mare aux pirates en 1987). Entre les années 1980 et maintenant, en revanche, Masse avait délaissé la bande dessinée pour se consacrer à d'autres activités, de la sculpture notamment. Il avait été découragé par le manque de succès qui entourait ses livres, pourtant (à mon avis) géniaux et uniques. J'ai découvert Masse en lisant Les Deux du balcon : je me suis alors rendu compte qu'il était possible de présenter certaines découvertes pointues de la mécanique quantique en vulgarisant intelligemment par le biais d'un court récit désopilant se déroulant dans une Venise fantasmatique ; je dois avouer que je ne me suis toujours pas remis d'une telle découverte. Malheureusement, trop peu de lecteurs partagèrent mon émerveillement. Trop complexe, trop verbeux, cela ne convient pas du tout aux lecteur habituels de bande dessinée, furent, semblent-il, les critiques subies par Masse suite à ses tentatives intempestives d'élargir les limites du médium. Grâce notamment à l'éditeur Glénat, Masse est revenu progressivement à la bande dessinée depuis plusieurs années ; d'abord en rééditant quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, puis en rassemblant dans L'Art Attentat quelques récits publiés dans À Suivre. Il nous avait offert l'année dernière un récit inédit, Elle, qui ne ressemblait à rien de connu, ni en bande dessinée, ni même dans l'œuvre de Masse. Et voilà qu'en 2014, il revient au court récit absurde, qui l'a fait connaître dans les années 1970, lorsqu'il publiait dans Actuel, L'Écho des savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant et autre magazines d'avant-garde.
Comment caractériser en quelques mots l'art de Masse ? Il y a bien des façons de le faire. les deux points qui me marquent le plus sont probablement son sens de l'absurde et l'originalité des sujets qu'il aborde. Non seulement son esprit "nonsensique" lui permet de créer des situations délirantes et désopilantes, mais il s'en sert pour aborder de très nombreux sujets, souvent sérieux, rarement abordés en bande dessinée. Cela va du changement climatique (La Catastrophe du Titanic, 2014) à la situation de l'art contemporain et des critiques associés (L'art attentat, 1987), en passant par la résistance au changement de nos sociétés (vers la ligne 12, 1975) ou la crise du spectacle vivant Spectacle à petit budget, 1974). À chaque fois, l'humour absurde permet d'accompagner de façon drôle et légère une réflexion passionnante sur bien des sujets d'actualité.
Qu'il faille acheter et lire cette Encyclopédie me semble être une évidence, que l'on aime ou pas la bande dessinée. La seconde question qui peut venir à l'esprit est celle-ci : cela vaut-il le coupe d'acheter cette Nouvelle Encyclopédie pour ceux qui possèdent déjà les autres albums de Masse, L'Encyclopédie initiale et L'Art Attentat notamment ? Clairement oui. Quelques chiffres : cette Nouvelle Encyclopédie regroupe environ 270 pages des années 1974-1978 (déjà regroupées dans la première Encyclopédie), dont quelques-unes mises à jour en 2014, environ 115 pages des années 1983-1987 (dont 5 du recueil d'illustrations Les Dessous de la ville et environ 80 déjà parues dans L'Art Attentat, un récit de 15 pages de 1990, 58 pages de photographies de sculpture, 18 pages sur "L'après 68" ou l'évolution de la société pendant les dernières décennies et 58 pages inédites de 2014. Bref, une véritable somme, qui peut séduire les anciens amateurs de Masse comme les nouveaux !