Jusqu'à très récemment, je connaissais mal l'œuvre de Claire Bretecher. J'avais lu quelques albums, un certain nombre de planches dans les premiers numéros de L'Écho des savanes, mais guère plus. Je décidai donc de pallier cette lacune et je me suis attaqué à l'intégrale des Frustrés. C'est encore mieux que ce que je pensais.
Pendant plus 400 pages, des personnes parlent et exposent leurs difficultés existentielles, leurs interrogations et leurs angoisses. Ce n'est jamais lassant, toujours bien vu, sans condescendance ni mépris pour ces caractères pourtant rarement très positifs. La célèbre citation de Roland Barthes déclarant en 1976, en évoquant ces planches publiées dans le Nouvel Observateur, que Claire Brétécher était la « meilleure sociologue de l’année » est beaucoup plus juste que ce que je pensais initialement : Les Frustrés décrivent en effet avec acuité et une certaine tendresse un milieu, les bourgeois bohèmes (l'expression était déjà employée à l'epoque...) des années 1970, confrontés à un monde et à des valeurs en pleine mutation.
Ce qui m'impressionne notamment dans les Frustrés, c'est qu'ils ne ressemblent à rien de ce qui existait alors, à ma connaissance dans la bande dessinée francobelge. Claire Brétécher était résolument un auteur à part. Femme dans un milieu quasiment exclusivement masculin (exceptées quelque coloristes ou épouses aidant leur mari), elle se lance dans cette série de chronique sociologique dont je ne connais pas d'antécédent en bande dessinée francobelge, avec un style de dessin très éloigné des canons "gros nez" de la bande dessinée d'humour de l'époque. On peut certes lui trouver des antécédents de l'autre côté l'Atlantique : les Frustrés me font ainsi fortement penser aux strips de Jules Feiffer pour le Village Voice à partir de 1956 (regroupés sous le titre d'Explainers), tant pour la critique sociologique et acerbe que pour le dessin vif et alerte.