Alberto Breccia est l'un des génies de la bande dessinée internationale les plus méconnus. Ses œuvres sont rééditées, voire simplement éditées en album, au compte-gouttes et elles sont rapidement épuisées. C'est pourquoi toute nouvelle édition d'un de ses ouvrages est toujours une excellente (et trop rare) nouvelle.
Les éditions Revival viennent d'éditer El Viajero de Gris (dont je regrettais d'ailleurs en 2011 sur ce blog l'absence d'une édition française...), sous le titre Les Mystérieux Voyages de Cornelius Dark. À l'époque, Breccia ne travaille plus avec le scénariste Hector German Oesterheld, avec qui il avvait donné le jour à de nombreux chefs-d'œuvre (Mort Cinder, bien entendu, mais aussi une nouvelle version de l'Éternaute, Sherlock Time, La Vie du Che, etc.) et qui mourut en 1977 aux mains de la dictature qui sévissait alors en Argentine. Alberto Breccia a néanmoins trouvé un nouveau partenaire scenaristique de long terme, Carlos Trillo (ils publieront ensemble Qui a peur des contes de fées, Buscavidas, Nadie...). Celui-ci se place clairement dans les traces du génial Oesterheld. Sans atteindre le talent de celui-ci, il n'en fournit pas moins des textes de très bonne facture au dessinateur uruguayen.
El Viajero de Gris est une œuvre dans lesquelles Alberto Breccia se sent libre, ose sortir des cadres rigides de la bande dessinée commerciale argentine. Vite las de travailler dans un format et un style stables, il s'en donne ici à cœur joie et ose passer d'un style à l'autre au sein d'un même récit, voire d'une même planche, tout en mettant toujours ses impressionnantes qualités graphiques au service du récit.
Cornelius Dark est prisonnier, pour une raison que le lecteur ne connaît pas. Souvent isolé au cachot, il cherche son salut dans l'évasion par la pensée. En se concentrant sur un objet, il est capable de se projeter en pensée dans un tout autre lieu, une toute autre époque, des steppes mongoles médiévales à l'Auvers-sur-Oise de Van Gogh. En 6 récits de 12 pages chacun (14 pour le dernier), Cornelius Dark parcourt ainsi l'espace et le temps.
Breccia utilise des styles différents pour le monde de la prison (un dessin au trait, avec des noirs en à-plat dominant les pages) et celui des rêves de Cornelius Dark (le dessin au trait laissant le plus souvent la place à un traitement en volumes, avec un lavis qui préfigure parfois celui de Perramus. (On peut d'ailleurs relever que le scènes de prison préfigurent les expérimentations graphiques de Frank Miller dans Elektra lives again ou Sin City. Influence ou coïncidence ? Je ne saurais dire avec certitude...). Chaque page est une merveille visuelle, dans des registres très variés. En outre cette variété porte magnifiquement ces courts récits, distrayants certes, mais manquant un peu de souffle. Un autre grand livre d'Alberto Breccia !
P.S. : On peut noter que des éditions hispanophones de >Nadie, un autre feuilleton de Breccia et Trillo, dessiné entre 1976 et 1978, donc juste avant El Viajero de Gris, sont sorties récemment également. Le ton n'est pas le même. Il s'agit d'un feuilleton beaucoup plus classique, mettant en scene Nadie, un agent secret britannique exceptionnellement doué, dans la lignée de James Bond, aux prises avec des méchants diaboliques, tout spécialement Fu Manchu, tout droit sorti de l'âge d'or des pulps. Pour satisfaire son éditeur et coller au classicisme du recit, Breccia se contraint à utiliser un style de dessin au trait beaucoup plus stable et classique que dans El Viajero de Gris. On sent tout de même à chaque page son souhait, encore inassouvi, d'explorer de nouveaux territoires, notamment dans la description des bas quartiers de la capitale britannique.
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire