Le Monde des livres met cette semaine René Girard à l'honneur à l'occasion de la sortie d'un recueil d'entretiens de celui-ci avec des anthropologues, Sanglantes Origines. Ce numéro de la revue aborde essentiellement le peu d'échos, si ce ne ce sont les critiques, que rencontre René Girard chez les anthropologues français. On peut relever plus généralement le relatif insuccès de René Girard à convaincre le monde universitaire français. Son exil aux États-Unis depuis de nombreuses années en est probablement une des conséquences.
René Girard est très critiqué, ce qui n'est pas anormal pour un intellectuel aussi dérangeant que lui. De toute façon, je ne connais aucun grand penseur dont les théories puissent être intégralement prises pour argent comptant. Le temps faisant son œuvre, même les philosophes les plus reconnus voient, de leur vivant ou plus ou moins longtemps après leur mort, une partie de leur œuvre critiquée, dépassée, abandonnée. De Platon à Kant, d'Aristote à Nietzsche, quelle que soit l'influence et la descendance de leur philosophie, nul ne souscrit sans restriction à l'ensemble des intuitions de nos plus grands penseurs. Il est donc pertinent, utile même, de critiquer l'œuvre de René Girard, d'en chercher les défauts et les limites. Mais avant de dépasser cette théorie, ou de la contredire, il faut en comprendre l'essentiel. Avant de pointer ses faiblesses, il est nécessaire d'en repérer les forces.
Malheureusement les nombreuses critiques que j'ai lues jusqu'à maintenant, dans ce numéro du Monde des livres sont généralement en-deçà de l'œuvre plutôt qu'au-delà ; elles reposent davantage sur des oppositions de principe que sur des critiques argumentées des méthodes et des résultats de la pensée girardienne. Je voudrais répertorier aujourd'hui les principales critiques, ou au moins les oppositions, que j'ai pu lire ici ou là.
« René Girard est arrogant. » Il peut en effet agacer lorsqu'il semble nous dire : « Je suis le premier et le seul à avoir compris le sens de l'humanité. » Le titre d'un de ses plus célèbres ouvrages, Des choses cachées depuis la fondation du Monde, est emblématique de cette tendance. Heureusement toutefois que l'orgueil n'a jamais empêché d'écrire des livres extraordinaires ! De Descartes à Chateaubriand, les penseurs géniaux complètement imbus d'eux-mêmes et persuadés qu'ils sont les seuls à détenir la vérité sont légion.
« Je refuse de souscrire à un tel système conceptuel totalisateur. » René Girard semble en effet avancer parfois que son système théorique peut tout expliquer. Et alors ? On peut apprécier certaines intuitions de Freud sans souscrire à son pansexualisme effréné. De même, on peut considérer que la théorie mimétique girardienne permet de mieux comprendre certains aspects de la culture humaine sans affirmer qu'elle est la seule clé de lecture possible de tous les phénomènes humains.
« Je refuse de croire à sa prétendue démonstration du christianisme. » Il ne me semble pas impératif d'être un chrétien convaincu pour souscrire au moins à certaines thèses girardiennes. On peut, à mon sens, en accepter certains développements sans en approuver en bloc toutes les conclusions, d'autant plus que cette orientation chrétienne est arrivée progressivement dans l'œuvre girardienne ; ses premiers ouvrages, notamment Mensonge romantique et vérité romanesque, n'en font pas état mais n'en sont pas moins fort intéressants.
« Je rejette sa prétention de dire que la culture occidentale est supérieure aux autres. » Un tel occidentalocentrisme n'est plus de bon ton depuis quelques décennies. Cependant, il ne suffit pas de dire qu'une idée ne nous plaît pas pour prouver qu'elle est fausse. René Girard met en avant des comportements, des découvertes, qu'il considère propres à la culture occidentale (et plus particulièrement au christianisme) et supérieures aux avancées d'autres cultures. Fort bien. Libres à chacun de montrer que cette comparaison n'a pas de sens ou de montrer que les cultures non occidentales ont atteint des niveaux de développement aussi avancés, voire plus, que la nôtre. Mais le refus, pour des raisons éthiques, de toute affirmation d'une quelconque supériorité occidentale ne me semble pas être un argument solide pour réfuter les thèses girardiennes. (Entendons-nous bien : Je ne cherche nullement ici à prendre part à un débat, quasiment toujours biaisé et stérile, sur les mérites comparés des différentes civilisations. Je tente simplement de dire que les idées de René Girard doivent être contredites avec des arguments qui vont plus loin qu'un simple postulat moral.)
J'attends de lire des critiques des théories girardiennes qui prennent acte que celles-ci permettent d'éclaircir bien de aspects de la culture et des comportements humains. Ces détracteurs pourront ensuite expliquer pourquoi ces éclaircissements permis par la théorie mimétique sont parcellaires, insuffisants, voire erronés. Pour critiquer cette pensée ambitieuse, il me semble nécessaire d'y entrer afin d'en démonter de l'intérieur, partiellement ou complètement, les mécanismes et les résultats. Refuser d'en voir les forces en restant campé sur des oppositions de principe, souvent superficielles, me semble insuffisant. La pensée de René Girard mérite peut-être d'être dépassée, certainement pas d'être ignorée ou niée.