Il nous relate dans L'Apprenti un itinéraire (à la fois personnel, sentimental, amical et professionnel) avec la volonté affichée de coller le plus possible aux sentiments qu'il a ressenti à l'époque ; il minimise autant que possible tout effet de mise en scène, évite les codes narratifs habituels. Ce travail d'épure le conduit à raconter son histoire avec une forme très simple : une ou deux grandes cases par pages, pas de bulle, entre un et trois blocs de texte descriptif au-dessus et au-dessous des cases. Alors que dans Ça va aller, son précédent album chez Ego comme X, publié en 2005, Lucas Méthé se mettait en image dans de courtes scènes où les dialogues tenaient une place prééminente, ici il décrit avec un certain recul, en quelques traits choisis, les événements écoulés pendant plusieurs années. Les rapports entre textes et images connaissent de subtiles variations ; les secondes illustrent parfois les premiers, les uns servent parfois de contrepoint aux autres, dans un jeu allant de l'opposition au renforcement mutuel et comprenant tous les intermédiaires. Les images font souvent apparaître une certaine sensualité, en complément de textes narratifs plus secs.
Le personnage de Mélanie était au cœur de Ça va aller. L'Apprenti reprend le récit de la relation entre le narrateur et elle mais élargit le propos : la période de temps couverte par le nouvel album s'étale cette fois sur plusieurs années ; d'autres relations sentimentales sont narrées ; l'évolution professionnelle et amicale du narrateur prend également une grande place dans ces pages. Nous pouvons ainsi suivre l'évolution des liens du narrateur avec Simon et Nathalie ; le récit de son amitié avec ce couple d'artistes, déjà évoquée également dans Ça Va aller, est ici mené jusqu'à son terme. Nous suivons donc l'évolution du narrateur pendant quelques années : les difficultés de son intégration progressive au sein d'une certaine société, l'émotion de ses premiers sentiments amoureux, l'amertume des amitiés interrompues, la satisfaction liée à ses premiers travaux... Tout au long de ses apprentissages, narrés de la façon la plus détachée possible, l'auteur cherche à retrouver ce qu'il pensait vraiment à l'époque et analyse son parcours sans complaisance.
Cet album se démarque clairement, par les partis pris adoptés de la plupart des autres bandes dessinées autobiographiques actuelles. Lucas Méthé se distingue par exemple d'un Fabrice Neaud qui se met souvent en scène, en tant que personnage, dans son Journal ; par son souhait d'explorer le plus profondément possible, parfois avec un soin presque clinique, l'évolution de sa pensée et de ses sentiments, son récit se démarque nettement de la superficialité second degré de la grande majorité des blogs en bandes dessinées et de leurs équivalents papier. On pourrait citer bien d'autres exemples. La voie choisie dans L'Apprenti n'est pas forcément meilleure que les autres mais elle a le mérite d'être originale, dans le paysage bédéistique actuel, et de permettre à Lucas Méthé de nous offrir un excellent album.
Bien sûr, cette démarche d'objectivation, si elle se voulait absolue, relèverait bien d'un rêve impossible : cette mise en scène minimale est encore elle-même une mise en scène. On ne peut revenir avec un complet détachement, plus de cinq ans après, sur des faits que l'on a vécus, parfois passionnément, puis ressassés longuement. Mais qu'importe de ne pas atteindre le but ultime, si la démarche porte de riches fruits comme c'est le cas ici.
Près de 30 ans après Passe le temps d'Edmond Baudoin, près de 20 ans après les premiers Approximate Comics de Lewis Trondheim, plus de 15 ans après les débuts du Journal de Fabrice Neaud, à l'heure ou fleurissent les blogs autobiographiques en bande dessinée, on aurait pu croire que la bande dessinée francophone avait fait le tour des récits du « moi » (autobiographie, autofiction ou que sais-je encore). Ce n'est pas encore le cas, des chemins restent à découvrir et L'Apprenti vient heureusement nous le rappeler.
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