mercredi 8 décembre 2021

Le retour de Fabrice Neaud à l'autobiographie (enfin !)

Les Riches Heures, quatrième volume du Journal de Fabrice Neaud, est paru en 2002. Presque 20 ans déjà. Les quatre volumes de ce Journal, publiés entre 1996 et 2002, ont eu une très grande influence sur la bande dessinée francophone, de nombreux auteurs, notamment, en ont été profondément marqués. Depuis 2002, Fabrice Neaud a publié quelques pages autobiographiques (notamment dans l'album collectif Japon en 2005, ainsi que 58 pages supplémentaires incluses dans la réédition du volume 3 du Journal en 2010). Mais globalement, on pouvait craindre que les quatre volumes du Journal ne restent à jamais isolés.

Heureusement, cela ne devrait pas être le cas. Fabrice Neaud a en effet non seulement annoncé la réédition de ces quatres livres en trois volumes (les deux premiers volumes du Journal étant maintenant rassemblés en un seul livre) pour avril et la rentrée 2022, mais surtout la publication d'un nouveau cycle autobiographique, intitulé Dernier Sergent, qui tournera notamment autour du personnage d'Antoine, mis en scène (mais sans jamais y apparaître explicitement) dans "Émile – du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en cours)", superbe récit publié en 2000 dans la revue Ego comme x.

La réédition du Journal sera accompagnée d'une postface dessinée, qui replace l'oeuvre dans son contexte et explique certaines des raisons de ce silence éditorial d'une vingtaine d'années, qui touche heureusement à sa fin.

Si ces nouvelles oeuvres sont à la hauteur des premières pages apparues ça et là, nous serons sans aucun doute face à un nouveau chef-d'oeuvre de la bande dessinée francophone...

samedi 20 novembre 2021

Robert Crumb, un auteur majeur, aux oeuvres difficiles à trouver

Robert Crumb est largement considéré, à juste titre à mon sens, comme l'un des auteurs de bande dessinée le plus importants des 50 dernières années, à la fois d'un pont de vue historique (il a marqué l'histoire de la bande dessinée américaine, voire mondiale, avec sa contribution à l'émergence des comics underground à la fin des années 1960) et artistique (son dessin est d'une qualité exceptionnelle, sa critique acerbe des États-Unis, notamment de la Côte Ouest, est particulièrement bien sentie).

Il est reconnu partout dans le monde, a profondément influencé d’innombrables auteurs. En France, il a reçu le grand prix de la ville d'Angoulême en 1999 (à une époque, pourtant, où la plupart des auteurs récompensés étaient des Français ayant travaillé pour Pilote).

Il pourrait donc sembler logique que son œuvre soit largement accessible. Ce n'est malheureusement pas le cas.

En France, les éditions Cornélius se sont attelées à la tâche d'éditer les œuvres de Crumb, après quelques tentatives méritoires, mais très fragmentaires, d'autres éditeurs. Comme d'habitude chez Cornélius, le papier est épais, la reproduction de qualité. Mais les différents recueils regroupent des récits par thématique, et pas du tout dans l'ordre chronologique, ce que je trouve dommage. On peut également regretter l'absence d'appareil critique, qui serait bienvenu vu l'importance historique de l’œuvre et son inscription dans des mouvements sociétaux très particuliers. En outre il est tout de même difficile de traduire de nombreuses expressions argotiques utilisées par Crumb. Et même quand Cornelius utilise le même titre qu'un recueil publié aux États-Unis (Mr. Sixties par exemple), méfiez-vous, le contenu des deux volumes n'a rien à voir...

Ceux qui parlent anglais pourront donc être tentés de se tourner vers les éditions originales américaines. Mais je me suis rendu compte que, même avec les recueils américains, il n'est pas possible de se procurer l'ensemble de l'œuvre de ce grand auteur.

Petit rappel : en gros, on peut répartir l'œuvre de Crumb en trois grandes catégories : des récits courts, publiés initialement dans des comics (fascicules moyen format de quelques dizaines de pages), regroupant des pages de Crumb seul (Mystic Funnies, Hup) ou de plusieurs auteurs underground (comme le séminal Zap, référence de l’underground américain depuis 1968 jusqu’à 2014), de nombreuses pages de carnet de grands qualité et, plus récemment de quelques albums complets (Kafka, La Genèse).

Les albums complets sont encore disponibles. Les courts récits (ceux compilés en français un peu aléatoirement par Cornélius) ont fait l'objet d'une intégrale chez Fantagraphics. Celle-ci est chronologique, chaque volume est introduit par un texte souvent passionnant. Malheureusement la maquette de cette collection est datée et très laide. Et, surtout, la plupart des volumes sont épuisés depuis des années, sans aucune annonce de réédition. Enfin elle s'arrête inexplicablement à la fin des années 1980, laissant de côté plusieurs centaines de pages publiées depuis, dans les comics Hup, ID et Mystic Funnies. Ce n'est pas la peine de chercher ces comics isolément, à moins d'avoir du temps et de l'argent, ils sont épuisés depuis longtemps... Fantagraphics a également publié des recueils thématiques : un volume assez réussi sur Fritz the car, rassemblant toutes les mésaventures de l'un des premiers personnages de Crumb. Un autre sur Mr. Natural, qui regroupe au hasard une petite minorité des récits mettant en scène le personnage fétiche de l'auteur.

Les meilleures pages des carnets ont été compilées dans une intégrale chez Fantagraphics, presque entièrement épuisée, et dans une autre, plus récente, chez Taschen. Cette dernière est très réussie, avec une belle maquette et la moitié des volumes sont encore disponibles.

En conclusion, Robert Crumb est un auteur capital, dont les bandes dessinées et les carnets méritent d'être intégralement découverts (avec toutefois une baisse d'inspiration entre le milieu des années 1970 et le milieu des années 1980). Mais pour découvrir son œuvre, en anglais ou en français, il faudra vous armer de patience ou convaincre un éditeur de publier enfin une intégrale complète digne de ce nom...

mercredi 30 juin 2021

Les Fleurs de cimetière, d’Edmond Baudoin (2021)

Les Fleurs de cimetière est un livre bien intimidant par certains aspects : pavé de presque 300 pages en grand format, il regroupe les pages autobiographiques sur lesquelles Edmond Baudoin, le « parrain » de l’autobiographie dans la bande dessinée francophone, travaille depuis plusieurs années.

Baudoin a toujours eu un rapport ambigu à l’autobiographie. Dans l’un de ses premiers albums, Passe le temps, il racontait sa jeunesse à Villars-sur-Var, village près de Nice. Tout au long de son œuvre, il a évoqué ses proches, sa mère dans Éloge de la poussière, son grand-père dans Couma Acò, son frère Piero dans l’album éponyme. Plus récemment, il a publié de nombreux récits de ses voyages autour du monde, seul (Araucaria. Carnets du Chili) ou en duo, notamment avec Troubs (Viva la vida. Los sueños de Ciudad Juarez, Le Goût de la terre), avec son fils Hugues (Le Parfum des olives) ou d’autres complices. Il n’empêche que lorsqu’il abordait des sujets encore plus intimes, touchant à la création artistique ou aux relations amoureuses, il portait souvent un masque. Dans Le Portrait, réalisé avec l’aide de son amie Carol Vanni, et dans lequel il abordait la création artistique et la porosité de celle-ci avec la complicité amoureuse, il donnait au personnage principal du livre les traits de l’un de ses amis peintres, non les siens propres. Dans L’Arleri, livre somme sur les relations amoureuses tout au long de la vie, il redonnait au personnage principal, pourtant très largement son porte-parole, les traits d’un autre.

Dans Les Fleurs de cimetière, Baudoin a décidé cette fois d’aborder de façon plus directe les questions autobiographiques les plus intimes, notamment les relations avec les femmes de sa vie et avec les enfants qu’ils ont eus ensemble. Il conserve cependant quelques artefacts de fiction, principalement avec le personnage d’Aile, synthèse fictive de l’ensemble des femmes de sa vie, qui vient lui donner la réplique à de nombreuses reprises.

Il ne faut toutefois pas s’attendre à un récit chronologique en bande dessinée classique. Ce serait mal connaître Baudoin. Il s’est lancé en bande dessinée à près de 40 ans, en quasi autodidacte. Cette ignorance des codes du médium lui a permet d’inventer ses propres techniques, avec la plus grande liberté. Dans Les Fleurs de cimetière, il mélange donc pages de bande dessinée presque traditionnelles, longs pavés de texte, écrits à l’ordinateur ou au pinceau, avec de nombreuses ratures, extraits de carnets, portraits, dessins d'arbres en pleine page, il alterne pages en couleurs et d’autres en noir et blanc… Et l’enchaînement des idées n’est guère chronologique, à peine thématique. Baudoin se confie, suit librement le fil de ses idées, bifurque de façon souvent inattendue, change de sujet quand il touche un sujet trop sensible, y revient néanmoins quelques pages plus loin. L’ombre de Piero, frère préféré et « meilleur dessinateur du monde », aux dires de Baudoin lui-même, plage sur l’ensemble du livre. L’auteur aborde ses relations amoureuses de façon plus libre et directe que jamais auparavant. Baudoin a toujours eu une approche très libre de l’amour, et il ne s’en cache pas, sans crainte des bien-pensants ou d’un certain féminisme.

Un livre somme, qui ne ressemble à aucun autre ; une nouvelle preuve qu’à près de 80 ans, Baudoin peut encore nous surprendre.

lundi 28 juin 2021

Gallimard reprend les Éditions de Minuit

Les rapprochements dans le monde de l’édition ne sont pas rares. Mais celui qui vient d’être annoncé, entre Gallimard et les Éditions de Minuit, est très loin d’être anodin.

Gallimard, c’est l’héritier de la NRF fondée par André Gide et ses amis il y a plus d’un siècle. Il s’agit de l’éditeur au catalogue le plus prestigieux de l’édition française, et de très loin. Avec certaines collections exceptionnelles, La Pléiade bien entendu, meilleur catalogue de chefs-d’œuvre de la littérature mondiale en langue française, ou bien d’autres comme L’Imaginaire Gallimard, regroupant une multitude de titres souvent moins connus, mais toujours d’une folle inventivité.

Les Éditions de Minuit, c’est un double héritage de résistance et de grande exigence artistique. Fondées par le résistant Vercors pendant la Seconde guerre mondiale, elles ont ensuite été à la pointe de l’avant-garde littéraire et intellectuelle pendant des décennies, publiant de nombreuses œuvres phares du Nouveau Roman (Alain Robbe-Grillet, Claude Simon Marguerite Duras, Michel Butor ; on peut d’ailleurs noter que la plupart des autres romans majeurs du Nouveau Roman furent publiés chez Gallimard) et des sciences humaines (L’Anti Œdipe de Deleuze et Guattari). Elles firent connaître deux prix Nobel de littérature (Samuel Beckett et Claude Simon). Pendant de nombreuses années Jérôme Lindon, à leur tête à partir de 1948, et Alain Robbe-Grillet, alors directeur littéraire, considéraient qu’ils n’avaient pas besoin de donner une réponse rapide aux écrivains qui leur envoyaient leurs manuscrits : en effet, l’exigence artistique des Éditions de Minuit était telle qu’elles étaient les seules susceptibles d’accepter les livres qu’elles publiaient.

Les Éditions de Minuit étaient l’une des seules maisons littéraires prestigieuses à rester indépendante. L’actuelle présidente, Irène Lindon, âgée de 72 ans, fille de Jérôme Lindon, a décidé de confier l’entreprise au groupe Madrigall, maison mère de Gallimard, pour assurer l’avenir de la prestigieuse maison. Longue vit aux Éditions de Minuit !