jeudi 29 novembre 2012

Dali par Baudoin (2012)

Éblouissant. C'est le premier mot qui m'est venu à l'esprit après avoir lu la biographie de Salvador Dali par Edmond Baudoin. C'est également le mot qui m'est revenu lorsque j'ai refermé ce livre magistral.

Baudoin s'était déjà frotté à un grand peintre du XXe siècle, Pablo Picasso, dans l'Oeil et le Mot. Il s'agissait alors d'un ouvrage illustré pour les enfants, effectué dans le cadre des travaux de Baudoin pour une revue artistique destinée aux jeunes, Dada. L'ouvrage était d'ailleurs très réussi, malgré la difficulté de se confronter à un artiste majeur. Cette fois, la biographie de Dali est une collaboration avec le centre Pompidou, en lien avec la grande rétrospective que ce musée consacre au peintre de Figueras.

L'association de Baudoin et de Dali peut surprendre. En tant qu'hommes, en tant qu'artistes, ils semblent très éloignés l'un de l'autre. La modestie et la simplicité de Baudoin sont aux antipodes de la mégalomanie et des extravagances extraverties de Dali ; le trait spontané du premier semble très loin du réalisme quasiment photographique recherché par le second (au moins dans la deuxième partie de sa carrière). Baudoin l'a d'ailleurs confirmé : « Je n’appréciais (...) pas beaucoup sa peinture, ni l’homme a priori, mais à force de l’étudier, je me suis mis à l’aimer. Je suis rentré dans les textes, j’ai lu énormément de choses sur lui, j’ai regardé des films, vu des images, je suis rentré dans son monde, et j’y ai vu un être humain. Et un être humain est toujours touchant, même le plus grand criminel. Dalí, c’est donc avant tout un être humain. C’était quelqu’un qui voulait vivre au-delà de tout, et ce trait de caractère est quelque chose d’extraordinaire."

Baudoin livre une biographie de Dali, certes, mais dans un style unique et délirant. Il parvient à mélanger intimement leurs deux univers. Il recrée à sa façon les œuvres les plus connues de Dali et replace celles-ci dans leur contexte biographique. Une des plus grandes forces du peintre espagnol était probablement de créer des images marquantes (des montres molles au Grand Masturbateur, des images de putréfaction à ses ânes dévorés par les fourmis), le tout dans des tableaux luxuriants, foisonnants de détails et de symboles analysables à l'infini. Baudoin s'approprie ces images, cette luxuriance, ce foisonnement. Il les dessine à sa manière, les mélange à ses propres questionnements, à son propre univers. Cela donne des images saisissantes, mêlant intimement la puissance des images de Dali au trait magnifiques de Baudoin.

Baudoin propose sa propre interprétation de la vie, des actes et des œuvres de Dali. Par la bouche de deux personnages dialoguant, une jeune homme et une jeune femme, il livre ses hypothèses personnelles, ses interprétations de cet artiste si étrange.

Baudoin a toujours fait preuve de grandes liberté et innovation formelles. Là, il se surpasse encore. Il mélange les styles, les techniques (noir et blanc à la plume, couleurs à l'huile, crayon, etc.), les mises en page. On peut d'ailleurs noter que les éditions Dupuis lui offrent des conditions d'impression meilleures que pour nombre de ces ouvrages précédents. Cela permet de profiter beaucoup de ses dégradés de gris, de ses traits de crayon, de ses couleurs magiques. Il met à profit ces variations stylistiques pour souligner certains aspects de son discours ; il insiste ainsi fortement sur l'importance de Gala dans la vie de Dali : celle-ci est le seul personnage en couleurs de l'album, comme si elle était la principale source d'inspiration du peintre (ce que celui-ci mettait lui-même en vant).

Confronter son univers à celui d'un des artistes les plus célèbres et les plus complexes du XXe siècle était un véritable défi pour Baudoin. Il en a profité pour développer et renouveler son propre univers, et nous offrir ainsi une de ses œuvres les plus riches et les plus belles.

mercredi 28 novembre 2012

Nouvelles du film consacré à Baudoin, Eloge de l'impuissance

Je vous avais parlé d'un projet de ligne consacré à Edmond Baudoin (et co-écrit par lui), Éloge de l'impuissance. je viens de recevoir des nouvelles à son sujet et je ne peux m'empêcher de les partager avec vous.

Après une interruption de quelques semaines, le montage du film a repris. Le montage devrait être fini d’ici la fin de l’année et le film pourrait être terminé dans les premiers mois de 2013. En parallèle, Edmond Baudoin travaille en ce moment à un livre, en collaboration avec la réalisatrice du film, dans lequel ils poursuivent leur dialogue et qui s’intitulera aussi Éloge de l’impuissance. Le livre devrait être disponible l’année prochaine, sans doute en même temps que le film.

Comme d'habitude, Baudoin ne chôme guère : il vient de sortir sa biographie de Salvador Dali (dont je vous parlerai probablement prochainement) et il continue à travailler activement...

vendredi 16 novembre 2012

Isabelle, de Will, Franquin et Delporte (1975-1985)

Les grandes heures de la série Isabelle sont dues à la rencontre de trois fortes personnalités : Yvan Delporte, ancien rédacteur en chef du magazine Spirou, mis à la porte quelques années auparavant ; Will, dessinateur dont les collègues connaissaient le talent mais qui n’en montrait qu’une très faible part dans ses récits de Tif et Tondu dessinés en routine depuis des années ; André Franquin, dessinateur vedette des éditions Dupuis, dont la production amorçait une forte baisse sur le plan quantitatif et qui commençait à se lasser de Gaston Lagaffe comme il s’était lassé de Spirou dans les années 1960. Il fallut que ces trois amis se mettent autour d’une table pour créer une série apparemment enfantine, avec une liberté et une poésie très peu communes dans la bande dessinée de l’époque.

Pour être tout à fait exact, ces trois auteurs n’auteurs n’ont pas créé Isabelle ; elle avait déjà connu quelques aventures, dessinées par le même Will mais scénarisées par Yvan Delporte et Raymond Macherot. Ce dernier ayant été contraint d’arrêter sa collaboration, Will et Yvan Delport firent appel à leur ami André Franquin pour lui succéder. Bien leur en prit car il s’est alors créé une alchimie entre ces trois personnalités qui permit à chacun de donner le meilleur de lui-même. Yvan Delporte put ainsi mettre à profit son sens des dialogues et des bons mots (il en mit de nombreux dans la bouche d’un diamant bavard). André Franquin commença à développer ouvertement son goût pour le fantastique et les monstres (qu’il développa quelques années plus tard, notamment dans Les Idées Noires ou ses dessins de monstres) et fit bénéficier Will de son art de la composition et de la mise en scène (en effet, André Franquin dessinait un story-board détaillé, sur la base de scénarios coécrits par Yvan Delporte et lui et dialogués par Yvan Delporte). Enfin Will, aidé par les indications précises d’André Franquin put enfin (pour la première fois de sa carrière ?) donner libre cours à son grand talent. Son dessin est magnifique dans ces pages, qu’il représente la magnifique Calendula, les innombrables monstres gentils ou néfastes, les recoins de vieilles demeures ou les fonds marins ; son sens de la couleur apparaît au grand jour.

L'addition de ces talents a permis l'émergence de cinq albums atypiques et potéiques, charmants et déroutants, des Maléfices de l'Oncle Hermès à L'envoûtement du Népenthès. Un grand plaisir pour tous les âges...

mardi 13 novembre 2012

Le Garage Hermétique, de Moebius (1976-1979), réédition et contextualisation

Les Humanoïdes Associés cherchent à faire fructifier leur patrimoine. Ils publient ainsi, en prévision des fêtes, plusieurs rééditions d’œuvres phares de leur catalogue, en grand format et à des prix… élevés. Au premier rang de ces rééditions figure Le Garage Hermétique de Moebius. Lire cette œuvre majeure en format 30 x 40 est sans doute agréable, mais à près de 70 euros, on peut se permettre d’y réfléchir à deux fois… C’est probablement un cadeau idéal pour les sexagénaires qui ont découvert cette bande dessinée en feuilleton dans Métal Hurlant et qui en parlent avec des trémolos dans la voix depuis cette époque bénie de leur jeunesse... Mais pour les autres ? D’autant plus qu’à ce prix-là, on se trouve clairement face à un livre de luxe. Ne serait-ce pas alors la moindre des choses que Les Humanoïdes Associés mettent un peu de soin à cette édition, au lieu de se contenter d’une reproduction à l’identique (format mis à part) des éditions précédentes, comme il me semble que ce soit le cas ? D’autant plus que ces éditions étaient marquantes par la pauvreté de l’appareil éditorial, se contentant d’une introduction, certes intéressante, mais relativement famélique. Or Le Garage Hermétique est une œuvre majeure de bande dessinée francophone, certes, mais dont la richesse n’est pas forcément complètement apparente à un lecteur d’aujourd’hui.

L’élément qui demeure frappant au tout premier abord dans le Garage Hermétique est la variété des styles de dessins utilisés et, surtout, la force et la beauté de ces dessins. À chaque feuilletage, je reste captivé par la magnificence de ces illustrations en noir et blanc (ma version est effectivement en noir et blanc ; les couleurs, ajoutées après, n’ont pas toujours été un plus vraiment positif), la force des compositions, la richesse des mondes qui prennent vie sous mes yeux. Au-delà de cette beauté, l’album peut dérouter : le récit n’a clairement ni queue ni tête, je confonds les personnages, je ne comprends pas grand-chose aux péripéties et, pour tout dire, je décroche le plus souvent très rapidement de l’ « intrigue ». Moebius n’a certes jamais été un grand scénariste mais ses albums ont parfois été plus clairs que celui-ci tout de même. On peut lire généralement en introduction (mêmes les plus succinctes, celles dont Les Humanoïdes associés consentent à doter la plupart leurs rééditions) que ce récit a été totalement improvisé. Fort bien mais en 2012 cela n’a pas grand-chose d’extraordinaire : l’improvisation a pleinement pris sa place dans les méthodes possibles d’écrire un scénario, et une œuvre comme les Carottes de Patagonie de Lewis Trondheim, par exemple, est là pour en témoigner.

Oui mais voilà, le Garage Hermétique ne date pas d’hier et bien des œuvres, bien des habitudes auxquelles le lecteur de 2012 est habitué n’existeraient peut-être pas si cette œuvre séminale n’avait pas vu le jour. Pour bien apprécier la richesse du Garage Hermétique et son importance pour l’évolution de la bande dessinée, une triple contextualisation est nécessaire : remise dans le contexte de l’histoire du magazine Métal Hurlant, remise dans le contexte de l’œuvre de Moebius, remise dans le contexte de l’histoire de la bande dessinée francophone.

Remise dans le contexte de l’histoire du magazine Métal Hurlant tout d’abord. Ce magazine, créé par Moebius, Philippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet en 1975, connut une existence relativement courte (1975-1987) mais eut une très grande influence, allant jusqu’à avoir une déclinaison américaine (Heavy Metal) et à être à l’origine de deux longs-métrages (en 1981 et en 1999) et d’une série télévisée (en 2012). Pendant les premières années au moins, Moebius en fut clairement un des artisans principaux. Il en orna la première couverture d’un dessin magnifique et marquant (ce dessin est notamment repris régulièrement par Jean-Christophe Menu dans certains de ses récits pour symboliser le foisonnement créatif des années 1970). Pendant les cinq premiers numéros, il offrit les récits complets d’ Arzak (attention, l’orthographe du nom du récit variait à chaque fois). Puis, à partir du sixième numéro et jusqu’au numéro 41 (soit de 1976 à 1979), il publia dans chaque livraison un épisode de ce feuilleton délirant qu’était Le Garage Hermétique. Pendant toute la publication, ce récit fut probablement la colonne vertébrale de ce magazine, son œuvre centrale.

Remise dans le contexte de l’œuvre de Moebius ensuite. Moebius, en tant qu’auteur distinct de Jean Giraud, existait avant Métal Hurlant et avait même déjà dessiné quelques-unes de ses œuvres majeures : La Déviation et L’Homme est-il bon ? dans Pilote, Cauchemar Blanc dans l’ Écho des Savanes, Le Bandard Fou… Le Garage Hermétique apparaît à la fois comme une synthèse et un sommet de l’œuvre passée et future de Moebius. En effet, en variant de styles de dessins tout au long du récit, Moebius met en scène toutes les « manières » qu’il a ou qu’il va utiliser ; le style très hachuré du Bandard Fou, le grotesque de certaines de ses bandes pour Hara Kiri, le réalisme parfois presque académique de la Déviation, etc. Les dernières pages du Garage Hermétique font même apparaître le style très dépouillé qui sera développé dans les années suivantes dans La Dernière Carte (sous le nom de Jean Giraud, pour la série Blueberry), les deux derniers albums de la série L’Incal ou le cycle d’ Edena.

Remise dans le contexte de l’histoire de la bande dessinée francophone enfin. Bien des innovations du Garage Hermétique nous apparaissent aujourd’hui comme des évidences (c’est sans doute la marque de nombreuses œuvres innovantes marquantes). Il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l’époque pour prendre conscience, au moins partiellement, de la déflagration que la parution de ce feuilleton a causée à l’époque. Le coup de tonnerre provoqué par ce récit sur ses lecteurs de l’époque eut en effet, à ma connaissance, très peu d’équivalent dans l’histoire de la bande dessinée francophone. Au milieu des années 1970, malgré l’œuvre de quelques pionniers (Jean –Claude Forest avec Barbarella bien sûr, Marcel Gotlib et Nikita Mandryka avec leurs bandes publiées dans l’ Écho des Savanes, etc.), la plupart des récits publiés étaient de facture relativement classiques : pagination encadrée, récit rationnel et cohérent, etc. Dans les premiers numéros de Métal Hurlant, Arzach avait déjà ouvert une brèche, avec ses histoires muettes en couleurs directes. Avec Le Garage Hermétique, Moebius semble aller encore plus loin dans le dynamitage des formes traditionnelles : l’histoire est complètement improvisée, Moebius se faisant même un malin plaisir à dérouter sans arrêt le lecteur d’un épisode à l’autre, bifurquant systématiquement dès qu’un semblant d’histoire cohérente ou attendue commençait à apparaître. Il montrait ainsi qu’une autre forme de récit était possible, non linéaire, ouvrant la voie à des œuvres originales, plus axées vers le rêve et la poésie que vers les intrigues traditionnelles. Cette leçon ne fut pas oubliée et donna lieu à une riche éclosion de bandes dessinées d’un genre nouveau, jusqu’à nos jours…

Si l’on souhaite que le Garage Hermétique conserve la place qui lui est due, celle d’une des œuvres les plus marquantes de la bande dessinée francophone, un jalon capital de son histoire, une telle mise en perspective est très probablement nécessaire. Sinon cet album risque de s’adresser principalement à des sexagénaires nostalgiques ; ce serait extrêmement dommage.

vendredi 2 novembre 2012

Building Stories, de Chris Ware (2012)

Ça y est, je viens de terminer la lecture de Building Stories, de ces 14 "objets" si hétéroclites. Je peux donc en compléter les premières impressions que j'avais écrites pour ce blog il y a quelques jours.

Je suis un amateur de longue date de l’œuvre de Chris Ware. Je me précipite pour acheter tous les nouveaux volumes de l' Acme Novelty Library depuis plus de 10 ans ; je considère Jimmy Corrigan comme l'une des œuvres phares de la bande dessinée mondiale des 20 dernières années ; j'ai déjà écrit dans ce blog le bien que je pensais de ses dernières parutions, Lint ou autres. J'ai donc conscience de l'immense talent de cet auteur hors norme. Et pourtant, je dois avouer avoir été très surpris par Building Stories : c'est encore mieux que ce à quoi je m'attendais, mieux que ce à quoi Chris Ware nous avait habitué jusque là (ce qui n'est pas peu dire), mieux que son précédent opus magnus, Jimmy Corrigan. Non que Chris Ware ait radicalement modifié son approche ou ses techniques. Les thèmes abordés et les façons de raconter et de mettre en page sont dans la parfaite continuité des récits antérieurs. Mais l'analyse psychologique des personnages est devenue plus riche (Jimmy Corrigan relevait davantage de l'archétype, celui de l'inapte absolu aux relations sociales, que d'un personnage réellement cohérent d'un point de vue psychologique), les dessins plus élégants (Branford l'abeille, successeur de Quimby la souris, voit ainsi ses mésaventures traitées de façon visuellement plus achevées que celles de la souris) et les couleurs plus subtiles (il y aurait beaucoup à dire sur les couleurs chez Chris Ware, digne héritier de Hergé et de son studio dans la subtilité et la richesse de la palette qu'il emploie).

Les personnages principaux sont regroupés en cinq cercles. Tout d'abord l'immeuble centenaire de trois étages, qui aime se souvenir de ses nombreux occupants. La propriétaire de l'immeuble, vieille femme solitaire. Une jeune femme amputée d'une demi-jambe, un jeune couple et Branford, une abeille. D'autres personnages secondaires gravitent autour de ces premiers rôles : nous découvrons ainsi les parents de la vieille dame et quelques jeunes hommes qui l'ont courtisée ; les parents de la jeune femme, son premier amant, sa copine Stephanie, son mari et sa femme ; la femme et les enfants de Branford ainsi que ses compagnons de ruche...

À la lecture de Building Stories, on peut penser à d'autres œuvres sommes qui cherchent à faire le bilan d'un bâtiment ou d'une vie. La première comparaison qui vient à l'esprit est celle avec La Vie, Mode d'emploi, de Georges Perec, roman qui décrit un immeuble et ses habitants. J'aurais également tendance à rapprocher, par certains aspects, Building Stories de La Recherche du temps perdu. Dans ces deux livres, des événements en apparence minimes peuvent faire naitre chez le narrateur de longues digressions et lui faire revivre de vieux souvenirs enfouis. Cependant, alors que chez Proust ces expériences (la fameuse Madeleine, les pavés de la place Saint-Marc à Venise, etc.) sont à la base de l'expérience artistique et constituent des sources de joie intense, pour les personnages de Chris Ware, se remémorer ces souvenirs est plutôt angoissant, c'est l'occasion de se demander si un autre choix, une autre bifurcation de son existence, ne lui aurait pas permis de vivre plus heureuse (la jeune femme aurait-elle pu être heureuse avec Lance, son premier amant, si elle avait agi un différemment ? La propriétaire aurait-elle pu épouser un homme bon si elle avait été plus attentive aux avances de quelques jeunes locataires de l'immeuble ?)

Nous sommes d'ailleurs au cœur d'un des thèmes principaux de Building Stories : le bonheur est-il possible et de quoi dépend-il ? Quels choix, dans une vie, ont assez d'importance pour orienter significativement celle-ci et décider du bonheur ou du malheur d'une existence ? Dans quelle mesure le bonheur dépend-il de ces choix ou surtout d'une attitude de tous les jours face aux contrariétés et aux monotonies de l'existence ? Nous retrouvons bien évidemment d'autres thèmes chers à Chris Ware : la solitude, la difficile intégration d'un individu dans un groupe, les difficultés à communiquer. Pour ce dernier sujet, Chris Ware le traite dans ses spécificités modernes : l'irruption de téléphones et des ordinateurs portables au cœur même de notre quotidien est ainsi particulièrement bien mis en scène.

J'ai déjà parlé de la diversité des formes physiques employées par Chris Ware. Les modes de narration sont également très variés. Dans certains passages, le temps est extrêmement dilaté et un micro-instant s'étire sur de nombreuses cases ; à d'autres moments, une vie entière se déroule sous nos yeux en quelques dessins. Un des livres contenus dans le coffret a 24 pages, chacune correspondant à une heure de la journée du 23 septembre 2000 (avec tout de même une entorse à cette règle narrative). Dans un autre objet du coffret, une page représente les escaliers de l'immeuble ; la propriétaire vieillit au fur et à mesure qu'elle les descend, retraçant ainsi toute sa vie en une seule page. Plusieurs autres pages sont des diagrammes (toujours ces diagrammes si riches chers à Chris Ware...) représentant l'immeuble dans son ensemble avec un certain nombre de dessins pointant vers différentes pièces du bâtiment et narrant des événements s'étant déroulé pendant des durées variables. Cette variété de formes physiques ou narratives n'est en rien gratuite. Ces différentes approches permettent en effet d'aborder les vies et les sentiments des différents personnages sous des angles complémentaires, allant de l'instantané d'une réflexion soudaine à la durée d'une vie. Chris Ware aborde des thèmes rarement traités avec une telle subtilité en bande dessinée (la possibilité du bonheur, la solitude, l'incommunicabilité entre les individus) et il le fait avec des techniques toujours renouvelées et des moyens toujours plus et parfaitement adaptés à son propos.

Building Stories appartient à ces rares œuvres sommes qui repoussent les limites de la bande dessinée et qui, plus généralement encore, peuvent provoquer chez leurs lecteurs une réflexion profonde et subtile sur notre condition de vie dans la société actuelle. La lecture n'en est pas forcément aisée au début (c'est rarement facile de se plonger dans une œuvre si atypique ; en outre certains lecteurs auront probablement besoin de se munir d'une loupe pour lire certains passages) mais pour les lecteurs qui accepteront de plonger dans ce monument, il s'agira très certainement d'une lecture marquante.