mardi 28 juin 2011

Un tableau de Lyonel Feininger est vendu 5,8 millions d'euros

Lyonel Feininger n'est pas le plus connu des pionniers de la bande dessinée états-unienne. Pendant sa courte carrière d'auteur de comics, il a pourtant dessiné quelques chefs-d’œuvre, notamment The Kin-der-Kids, en 1906 et 1907. J'en ai déjà brièvement parlé à propos de ma bédéthèque idéale. Cette histoire d'un groupe de gamins hétéroclites qui partent à l'aventure, poursuivis par quelques adultes pittoresques, est assez amusante. Mais l'aspect le plus marquant de l'art de Lyonel Feininger, comme dans Wee Willie Winkie's World, son autre série de bande dessinée, est son graphisme d'une grande modernité, aux traits anguleux et stylisés. On retrouve des traces très marquées de son style dans l’œuvre de Frank Miller, par exemple. Aux États-Unis, ces quelques soixante pages de bande dessinée ont récemment été rééditées, très bien, par Fantagraphics Books.

Mais si je voulais parler aujourd'hui de cet auteur, c'est à propos de la deuxième partie de sa carrière. En effet après avoir abandonné la bande dessinée, et jusqu'à sa mort en 1956, il s'est consacré à la peinture. Proche de la Sécession viennoise, de l’expressionnisme, du cubisme, il a été membre ou a participé à des travaux de groupes aussi fameux que Die Brücke, Der Blaue Reiter, le Bauhaus, etc. Et l'actualité récente vient nous rappeler que cette deuxième carrière a rencontré le succès puisqu'un de ses tableaux, Hafen von Swinemuende, a été adjugé près de 5,8 millions d'euros fin mai à Paris... Bel exemple de reconversion réussie...

vendredi 17 juin 2011

Kamui-Den, tome 1, de Shirato Sanpei

« Manga culte » peut-on lire sur la couverture de ce pavé de près de 1 500 pages, premier volume d'une série de quatre. Je découvre en outre sur Internet que la revue Garo, revue phare du manga d'auteurs, a été créée en 1964 pour accueillir la publication de ce manga. Voici une œuvre que précède une bien flatteuse réputation... Après avoir lu ce premier tome, je dois me rendre à l'évidence : cette excellente réputation n'est pas usurpée et je viens effectivement de lire un chef-d’œuvre du manga.

Kamui-Den est une vaste fresque historique dans le Japon rural de l'époque Edo (1603-1868). L'ampleur du récit et la multiplication des fils narratifs, qui se croisent, s'éloignent puis se rencontrent de nouveau m'a fait penser à d'autres mangas, notamment aux récits épiques de Tezuka, Bouddha ou certains volumes de Phénix par exemple. Dans Kamui-Den également, les intrigues sont multiples et les personnages nombreux. Ceux-ci sont issus des différentes couches sociales de la population. On peut citer Kamui, le paria, Shôsuke, le fils de domestique vivant dans un village paysan, et Ryûnoshin, issu d'une famille de guerrier. Confrontés à des situations complexes et à des choix difficiles, ils prendront des chemins de traverse pour tenter d'accomplir leurs rêves. Loin de tout manichéisme, ces personnages effectuent des choix moraux qu'un lecteur moderne peut trouver discutables, mais qui ajoute à la force et au réalisme du récit. Pour ajouter à la diversité des intrigues, on peut inclure dans cette liste le personnage d'un jeune loup blanc dont les pérégrinations sont également contées pendant plusieurs centaines de pages. Comme dans de nombreux mangas, l'art du combat, celui des guerriers, celui des ninjas, ou, moins académique, celui des parias et des villageois, est à l'honneur. Les scènes de dojo et de duel sont légion. Le code d'honneur des samouraïs et les récits de vengeance sont des traits récurrents de l'intrigue.

Un autre élément majeur de Kamui-Den est son aspect très politisé. L'auteur cherche explicitement à mettre en lumière les lourdes injustices du système politique alors en place. Cette volonté critique marquée l'incite à décrire maints épisodes douloureux et sordides : exécutions plus ou moins sommaires d'hommes adultes ou parfois de familles entières, morts tragiques, injustices poussant des personnages dans la folie, etc. Kamui-Den est ainsi parfois d'une lecture éprouvante.

Autre point marquant : Shirato Sanpei interrompt souvent son récit par de longs narratifs. Il en profite alors pour justifier des partis-pris narratifs (il s'excuse ainsi après avoir consacré près de 100 pages aux aventures du jeune loup blanc, laissant de côté pendant cette période les récits tournant autour des humains), pour décrire plus précisément quelques aspects de la vie sociale d'alors ou pour prendre violemment position contre les injustices de l'époque, voire contre les prolongemenst actuels de celles-ci...

J'ai gardé pour la fin ce qui m'a le plus marqué tout au long de ces centaines de pages : Shirato Sanpei est un dessinateur absolument exceptionnel. Mises en pages variées et dynamiques, trait juste et précis, scènes de combat pleines de mouvement, animaux superbement dessinés, chaque page est un régal rare. Certains aspects du récit auraient pu provoquer chez moi quelque lassitude, notamment les scènes de combat et de vengeance parfois légèrement répétitives ou les mésaventures animalières ; mais la richesse et la beauté du dessin m'ont fait dévorer ce pavé avec délectation...

mercredi 15 juin 2011

Tu ne mourras pas, d’Edmond Baudoin et Bénédicte Heim (2011)

Tu ne mourras pas est un livre marquant par bien des aspects. Grande réussite sur le plan artistique, adaptation très réussie d'un texte littéraire en bande dessinée, c'est également un récit profondément dérangeant...

Comme il me le disait il y a quelques mois, Edmond Baudoin a peur de se répéter. Adapter des textes écrits par d’autres (que ce soit, parmi ses œuvres les plus récentes, Le Marchand d’éponges de Fred Vargas, Peau d’âne de Charles Perrault, Travesti de Mircea Cartarescu) lui permet de se renouveler, en traitant des sujets qui, tout en étant proches des thèmes qui lui tiennent à cœur, sont différents, ou sont évoqués différemment, de ceux qu’il aborde lorsqu’il écrit lui-même ses textes.

Avec Tu ne mourras pas vient s’ajouter un autre élément à ce désir de renouvellement : Baudoin peut aborder, sans s'exposer directement, un sujet qui l’intéresse, mais qui est particulièrement sensible, l’amour entre un adulte et un enfant et la sexualité des enfants. Il avait déjà évoqué ce thème très brièvement, dans un court récit publié dans Chronique de l’éphémère. Le sujet est abordé ici beaucoup plus frontalement.

C'est d'ailleurs ce qui fait de Tu ne mourras pas un livre éminemment dérangeant. Il parle en effet d'amours interdites, brisant un des tabous les plus forts de notre société : l'amour entre une jeune adulte et un garçon de neuf ans. Il est d'autant plus dérangeant qu'il est extrêmement réussi sur la plan narratif et artistique. On peut à la limite considérer cette histoire comme une métaphore, celle d'un amour pur et fou qui vient se briser contre les diktats d'une société sclérosée (mais je ne suis pas certain que cette lecture soit réellement fidèle à ce qu'ont imaginé les deux auteurs). Il s'agirait alors plus d'un conte que d'une histoire réaliste... Mais sans doute serait-ce un moyen facile d'évacuer la charge explosive contenue dans ce livre si beau et si perturbant...

Du point de vue des techniques de narration, Baudoin continue sa réflexion, amorcée notamment dans Les Quatre Fleuves, sur la façon d’adapter un roman en bande dessinée. Il s'affranchit complètement des codes utilisés habituellement pour les adaptations en bande dessinée d’œuvres littéraires et ne cherche pas à traduire en images l’intégralité du texte ; il recherche avant tout le meilleur équilibre entre texte et dessin. Dans Les Quatre Fleuves, Baudoin traitait ainsi les scènes de dialogues de façon originale : le texte était écrit par Baudoin avec des tirets de dialogue, les visages des personnages n’étaient redessinés qu’en cas de changement d’expression. Dans Tu ne mourras pas, il va plus loin. Des cases, voire des pages, entières contiennent essentiellement du texte ; celui-ci est dactylographié puis raturé, repris au pinceau par Baudoin. Le dessin vient soutenir, enrichir un texte pré-existant. Le dessin n’est pas forcément utile lorsque le texte de Bénédicte Heim se suffit pleinement à lui-même...

Traitant un sujet particulièrement délicat, Baudoin sait également faire preuve de retenue et évite tout voyeurisme. Le niveau de 'crudité' des scènes dépend d'ailleurs de l'état d'esprit des protagonistes : plus les relations sont décrites comme pures, moins elles sont traitées crûment.

Tout au long de l'album, Baudoin fait varier son dessin, du réalisme à une extrême schématisation, du dessin au trait à de lourds à-plats de noir en passant par des croquis au crayon, de pages muettes à des cases saturées de texte. Tout cela pour servir au mieux le récit, pour accroître la charge émotionnelle, la tension dramatique et l'identification aux personnages. Tout concourt à faire de la lecture de ce livre une expérience forte et déstabilisante.

jeudi 9 juin 2011

Hergé et le MacGuffin hitchcockien

J’ai déjà parlé, dans deux messages antérieurs (consacrés à ce que j’ai appelé l’anti-trilogie hergéenne et sur la première page de Coke en stock), de la césure forte que j’identifie dans l’œuvre d’Hergé entre L’Affaire Tournesol et Coke en stock. pour résumer ces précédents messages, je dirai juste que jusqu’à L’Affaire Tournesol, Hergé perfectionne son art et ses méthodes de travail ; à partir de Coke en stock, sa technique bien au point, ses collaborateurs parfaitement rodés, il joue avec sa famille de papier et avec les codes qu’il a lui-même patiemment mis en place.

Je vais revenir aujourd’hui sur cette césure en effectuant une comparaison avec l’œuvre d’Alfred Hitchcock.

On a comparé plus d’une fois Hergé et Hitchcock. Tous deux ont connu un énorme succès public tout en étant respectés par leurs pairs et loués par la critique. Ils ont tous deux développé un art de la narration extrêmement au point qu’ils ont mis au service d’intrigues bien huilées ; mais jamais cet art n’était mis en avant, la primauté était toujours donné à la lisibilité / intelligibilité du récit ; leur art subtil était d’une grande discrétion et il a parfois fallu des années pour que la critique prenne conscience du talent de ces deux auteurs, au-delà de leur succès public si apparent (à ce titre, l’équipe des Cahiers du cinéma, François Truffaut et Jean-Luc Godard en tête, et notamment le livre d’entretiens entre Truffaut et Hitchcock, a joué un rôle déterminant dans la reconnaissance d’Hitchcock).

On pourrait dresser de nombreux autres parallèles entre ces deux auteurs. Je souhaite aujourd’hui revenir sur un procédé narratif cher à Hitchock, le « MacGuffin ».

Qu’est-ce qu’un « MacGuffin » ? Pour Hitchcock, « c'est l'élément moteur qui apparaît dans n'importe quel scénario. Dans les histoires de voleurs c'est presque toujours le collier, et dans les histoires d'espionnage c'est fatalement le document. » (extrait d'une conférence donnée en 1939 à l'université Columbia). C'est souvent un élément qui sert à lancer l'intrigue, qui la justifie souvent mais qui se révèle anecdotique dans le déroulement de l'intrigue.

On peut lire l’évolution de l’art narratif d’Hergé en utilisant le prisme du MacGuffin (il est bien évident que ce n’est qu’une lecture parmi une multitude d’autres et qu’elle n’offre qu’une vision très réductrice de l’œuvre d’Hergé).

Les premières aventures de Tintin n’étaient qu’une suite de rebondissements sans queue ni tête qui n’avaient guère pour point commun qu’un cadre géographique vaguement défini (la Russie soviétique, le Congo belge, les États-Unis d’Amérique). C’est notamment en utilisant des MacGuffin qu’Hergé a structuré les aventures suivantes du jeune reporter pour produire des récits plus aboutis : il s’agit notamment des cigares et du signe de Kih Osh dans Les Cigares du Pharaon et de la statuette de L’Oreille Cassée.

Après ces premiers albums, Hergé a perfectionné ses techniques de narration. Les tribulations anarchiques des premières aventures ont été remplacées par des intrigues parfaitement maîtrisées. L’utilisation des MacGuffin n’était cependant pas abandonnée : on peut citer les boîtes de conserve du Crabe aux pinces d’or ou les modèles réduits du Secret de la Licorne.

J’en arrive maintenant à l’album que je citais dans mon introduction, L’Affaire Tournesol. Il est considéré par Benoît Peeters comme l’album le plus hitchcockien des aventures de Tintin (personnellement, je pense qu’il peut partager ce titre avec L’Ile Noire, qui m’a toujours beaucoup fait penser aux Trente-neuf marches). À mon avis, l’aspect le plus hitchcockien de cet album est sa construction, fondée presque exclusivement sur la recherche d’un MacGuffin. Les protagonistes de cette histoire courent en effet pendant tout l’album après les plans de l’arme mise au point par Tournesol, dissimulés par celui-ci dans son parapluie (au moins le croit-il). Ces plans n’ont finalement qu’une importance secondaire dans le récit. L’essentiel réside dans cette folle course poursuite, de Moulinsart en Bordurie, que mènent en parallèle Tintin et Haddock, les services syldaves et les agents bordures. Nous avons donc là un récit très classique, linéaire, tournant autour d’un principe unique et simple, un MacGuffin. Hergé nous montre ici toute la maîtrise qu’il a acquise dans la conduite d’un récit d’aventure traditionnel.

Tout change avec Coke en stock. J’ai déjà abordé certains aspects de ce changement dans un post précédent. Ce que je voudrais mettre en lumière ici, c’est la fin de l’utilisation d’un MacGuffin classique. Alors que dans L’Affaire Tournesol, le MacGuffin était relativement clair (les plans d’une arme de destruction massive) et bien en ligne avec les pages introductives de l’album (qui met en scène des destructions inexpliquées). Rien de tout cela dans Coke en stock : les objectifs de nos héros fluctuent sans cesse, il n’y a plus ici un MacGuffin unique mais une multitude d’objectifs évolutifs et parfois flous. Tintin enquête d’abord sur un trafic d’armes ; il se rend ensuite au Khemed pour aider Ben Kalish Ezab qui a été renversé par des rebelles ; le récit continue avec la lutte contre des marchands d’esclave ; elle se conclut par l’arraisonnement du yacht de Rastapopoulos. Hergé parvient à mêler tous ces fils narratifs sans se mélanger les pinceaux et parvient à nous livrer une aventure cohérente à partir de cette matière première apparemment anarchique. Il atteint ici un point limite dans la narration, poussant au maximum la complexité de son matériau de base sans tomber dans l’éclatement de son intrigue. Hergé a toujours fait de la lisibilité un de ses objectifs premiers. Jusqu’à L’Affaire Tournesol, pour garantir cette lisibilité, il privilégiait des intrigues relativement linéaires, au fil narratif relativement simple, par exemple en recourant à un MacGuffin. Dans Coke en stock, il teste les limites de son système narratif et voit jusqu’à quel point il peut éclater son intrigue en de multiples fils sans en perdre la lisibilité.

On peut conclure en disant qu’Hergé n’utilisera plus qu’une fois un MacGuffin dans les aventures de Tintin : il s’agit des bijoux de la Castafiore, dans l’album du même nom (la recherche de Tchang ne me semble pas pouvoir être considérée comme un MacGuffin dans la mesure où l’on ne peut en aucune façon parler dans ce cas d’un objet relativement indifférent ; la personne de Tchang est chargée d’une charge émotionnelle très forte). Mais nous ne sommes plus dans le monde narratif simple d’avant Coke en stock et le fonctionnement du récit est biaisé : il s’agit en effet d’un faux MacGuffin : pendant la majeure partie de l’album les bijoux ne disparaissent par vraiment ; et lorsqu’ils le font, ils sont en fait volés par une pie. Le MacGuffin ici n’est plus qu’un prétexte fallacieux destiné à faire courir les personnages et l’imagination des lecteurs. Mais tous courent en rond et en vain. Hergé reprend des principes narratifs qu’il a rodés pendant des années, jusqu’à L’Affaire Tournesol, mais il les détourne de leurs objectifs initiaux et, à l’intérieur des frontières rigides qu’il a fixées à son univers de papier, repousse encore les limites de son système.

Du nouveau chez Ego comme X

Ego comme X est un éditeur dont j’apprécie énormément le travail mais, malheureusement, son actualité n’est pas trépidante… Toute communication de sa part sur ses nouveaux projets est d’autant mieux venue. Loïc Néhou vient ainsi, dans un court entretien publié sur le site d’Ego, de dévoiler plusieurs projets.

Il revient tout d’abord sur la collection de « livres à la demande », vendus uniquement par Internet. J’ai déjà parlé de cette initiative. Elle me semble constituer une des expériences les plus intéressantes à l’heure actuelle pour faire face à plusieurs difficultés : le manque de visibilité en librairies de nombreux livres de qualité, noyés dans la surproduction actuelle de bande dessinées ; la disparition des rayonnages de certains ouvrages épuisés et dont la réédition avec des techniques traditionnelles coûterait trop cher.

Les annonces de publication sont moins riches que ce que j’espérais : le nouveau Xavier Mussat n’est toujours pas en vue ; pas non plus de nouvel album pour Lucas Méthé ou Frédéric Poincelet... Loïc Néhou annonce toutefois quelques rééditions et nouveautés.

Je dois avouer que les nouvelles qui m’ont le plus intéressé concernaient Fabrice Neaud : un coffret va reprendre l’intégralité des quatre volumes déjà publiés du Journal (mais je n’ai pas l’impression que soient prévues des pages inédites, comme cela avait le cas avec la nouvelle édition du Journal (3) publiée en 2010) et, surtout, une édition anglaise du Journal va « très certainement » être publiée. Le faible nombre de traductions des albums de Fabrice Neaud me frappe depuis des années. La qualité de son œuvre, l’intérêt qu’il suscite parmi certains critiques anglo-saxons influents (notamment ceux du Comics Journal), créaient pourtant un contexte favorable à la traduction du Journal en anglais. J’interprète l’annonce de Loïc Néhou comme le constat selon lequel, si Ego comme X ne traduit pas lui-même les œuvres de Fabrice Neaud, le risque est grand que les éditeurs anglo-saxons ne le fassent pas non plus (pourtant le Journal me semble convenir parfaitement au catalogue de Fantagraphics par exemple…). À suivre avec attention…

lundi 6 juin 2011

Liaisons parallèles, d'Edmond Baudoin (2010)

L'année dernière, Edmond Baudoin avait déjà publié Le Marchand d'éponges chez Librio. En sortant cet album dans une collection de poche bon marché, il souhaitait montrer qu'il était possible d'acheter des livres de qualité sans payer des fortunes.

En publiant Liaisons Parallèles uniquement en format numérique, chez Alter Comics, il poursuit sa réflexion sur le format de ses livres. À 68 ans, il est l'un des premiers auteurs majeurs de la bande dessinée francophone à sortir un album uniquement en format numérique. Il n'a pas fini de nous étonner...

Ce livre contient trois récits courts : un premier récit muet de 4 pages qui reprend le thème récurrent des personnages dont la tête est "emprisonnée" dans un cadre (cf. Le Voyage, Vero, etc.) ; "Fog", de 8 pages ; et "Le Jardin du Luxembourg", de 6 pages, dans lequel il revient notamment sur 2666, ce livre de Roberto Bolaño qui l'a beaucoup marqué et qui fut notamment à l'origine de son séjour de deux mois (octobre et novembre 2010) avec Troub's au Mexique, séjour relaté dans Viva la vida, déjà publié au Mexique et en Espagne et attendu à la rentrée à L'Association. Ces récits n'ont pas été conçus spécifiquement pour une lecture numérique (contrairement à Budzee de Lewis Trondheim par exemple) mais semblent avoir été initialement publiés dans des revues.

Ces trois récits, sans bouleverser ma vision du livre numérique ni être fondamentaux dans l’œuvre de Baudoin, sont d'excellente qualité. Et je suis surpris de ne jamais avoir entendu parler de ce livre (il n'est même pas cité sur le site officiel de l'auteur...). Je reviendrai très prochainement sur Edmond Baudoin, dont l'actualité est riche, avec la publication de Tu ne mourras pas ces jours-ci et de Viva la vida en France dans quelques mois...

jeudi 2 juin 2011

The Tree of life, de Terence Mallick (2011)

The Tree of life est-il le film qui méritait le mieux la Palme d'or ? est-il un des plus grands films de la décennie, comme certains l'espéraient avant sa sortie ? Je ne saurais dire. Ce que je peux affirmer en revanche, c'est qu'il s'agit, à mon avis, d'un excellent film. J'ai passé, en le voyant, un très bon moment (et, pour répondre d'emblée à certaines critiques, je ne me suis pas ennuyé un instant, j'ai même trouvé qu'il aurait pu durer un peu plus longtemps). En outre, il explore des chemins trop rarement exploré au cinéma.

C'est tout d'abord un film de toute beauté : les images sont magnifiques, la musique est très bien choisie et superbe. Le film tourne, notamment, autour du thème de la perte d'un être cher, un fils et un frère en l'occurence. À partir de cet événement tragique, à peine montré, il soulève de nombreuses questions tant relationnelles (les relations entre frères, entre le père et ses fils...), psychologiques (la force du souvenir), que métaphysiques (l'existence de Dieu, la Vie et la Grâce, le sens de la vie, etc.). Exposé comme ceci, cela peut sembler grandiloquent, pédant. Mais c'est fait de façon très subtile : le film n'impose rien, toutes les questions sont laissées ouvertes. C'est plutôt une porte grande ouverte sur la méditation et la rêverie.

Le film alterne les passages sur la naissance de l'univers et de la vie, la vie de Jack avec ses deux frères et ses parents (Brad Pitt jouant le rôle du père, Mr. O'Brien) dans les années 1950 et les rêveries de Jack adulte (Sean Penn) de nos jours. Ces trois types de séquences, chacun dans leur genre, sont très réussies : les passage sur la naissance de la vie (soutenus parfois par une voix off évoquant le sens de l'existence) sont très esthétiques ; la description de la vie familiale des O'Brien est finement analysée ; enfin Sean Penn crève l'écran lorsqu'il rêve au milieu des gratte-ciels.

Comme je le disais en introduction, ce film parcourt des chemins trop rarement fréquentés par le cinéma. Je considère depuis longtemps qu'il est dommage de construire tous les films d'abord et avant sur un scénario clair. Par l'alliance entre l'image et le son, le cinéma offre des possibilités esthétiques, émotionnelles et poétiques trop rarement exploitées. On observe ainsi une dichotomie entre des films de cinéma avec une 'histoire' claire d'une part, et des vidéo considérées comme des 'oeuvres d'art' produites par des artistes contemporains et exposées dans les galeries et les musées d'autre part. N'est-il pas possible de créer un continuum entre ces deux formes d'expression et d'introduire dans les films de cinéma des passages qui échappent à la linéarité d'un scénario bien balisé ? The Tree of life explore ainsi des voies métaphysiques et poétiques bien trop rarement vues au cinéma.

En lisant quelques critiques ce ce film, dans Le Monde, Télérama ou sur Internet, j'ai été frappé par les avis extrêmement réducteurs portés sur ce film. Alors que Terence Mallick nous offre une oeuvre ouverte, posant des questions mais sans imposer aucune réponse, les critiques du film ont cru bon d'apporter des interprétations définitives et particulièrement réductrices. Ainsi, au début du film, la voix off oppose la "vie" et la "grâce". Le critique du Monde s'empresse alors d'assimiler le père à la "grâce" et la mère à la "vie", nous imposant alors une vision réductice, voire un contre-sens complet. De même le critique de Télérama assimile les images finales du film à une vision de l'au-delà. Ne peuvent-elles pas plutôt représenter un rêve de Jack adulte ? Je pourrais multiplier de tels exemples à l'envi. Comme si tous ces critiques avisés, professionnels ou amateurs, ne supportaient pas la riche polysémie de ce beau film et cherchaient à en réduire au maximum l'infinité de sens possibles, au prix d'interprétations personnelles et limitées...

Un superbe film, à voir et revoir, à contempler et méditer...