mercredi 29 décembre 2010

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (2e partie)

La première partie de cette analyse peut être lue ici.

Chose promise, chose due. Voici (enfin ?) la suite de l'analyse littérale de ce chef-d'œuvre d'Edmond Baudoin. Reprenons donc les choses là où nous les avions laissées, c'est-à-dire en haut de la page 8.

Pages 8 et 9 : Rencontre de Michel et Carol.

Michel et Carol se promènent dans une rue passante. La foule représentée fait écho à celle peinte par Michel aux pages 4 et 5. Michel voit Carol au loin dans la foule et l'interpelle. Les silhouettes de Carol, déjà utilisées page 7, représentent cette fois-ci la surprise, la crainte ressenties par Carol.

La première et la dernière cases de cette double page se répondent : de la même taille (un strip complet), elles représentent toutes deux en leur centre Michel. Mais alors que dans la première case, le fond était occupé par la foule compacte de la rue, celui de la dernière ne représente que quelques traits courbes, sensuels, comme porteurs de la « promesse » que Michel a perçue dans le visage de Carol. Si les sentiments de Carol sont symbolisés par des silhouettes la représentant, ceux de Michel sont ainsi explicités par des modifications dans le décor qui l'environne.

Pages 10 et 11 : Carol après la rencontre.

Ces deux pages sont pleines de contrastes : contraste entre la foule bruyante du métro (la case est saturée d'encre) et le calme du chemin bordé d'arbres (beaucoup de blanc, juste traversé par la silhouette des troncs) ; contraste entre les douces rêveries de Carol (« Elle rêva cette nuit de la mer », « Que le monde est beau / et tanguent les arbres ») et la dure réalité vécue par le marginal réduit à boire le fond de la bouteille qu'il ramasse par terre. Les silhouettes de Carol sont maintenant convoquées pour symboliser le dur et brusque retour de celle-ci à la réalité terre à terre de cette « ville qui [l]'écrase ».

Page 12 : Première séance de pose.

Michel parle d' « étranges rencontres aux détours des chemins de Paris ». Évoque-t-il la rencontre de Carol avec le marginal ? sa propre rencontre avec Carol ? En tout cas ces étranges rencontres sont pour lui le « le pourquoi de "je l'aime" ». Il parle déjà d'un amour possible mais le "je l'aime" n'est pas encore un "je t'aime". Puis, pendant les deux tiers de la page, nous assistons aux premiers essais de portraits de Carol par Michel. Six tentatives sont représentées dans une superbe mise en abyme : la tentative de « peindre la vie » de Michel, personnage, rejoint celle de Baudoin, auteur.

Pages 13 et 14 : Retrouvailles avec un amour ancien.

Carol retrouve « Bill un amour ancien ». L'acte d'amour qui suit est représenté par huit dessins schématiques, détourés, presque identiques, d'un corps à corps idéalisé. La femme y est représentée en position d'ouverture, avec des traits fins et peu d'encre (évoquant la pureté, le don de soi) ; l'homme est dessiné fermé, possessif, en traits gras.

Pages 15 à 17 : Deuxième séance de pose.

Arrivée dans l'atelier, Carol découvre des dessins qu'a réalisés Michel la veille, après son départ : il s'agit en fait des dessins de la page précédente, que le lecteur avait assimilés à la représentation de l'amour entre Carol et Bill. En bas de la page 15, Carol prend la pose... et se place tout naturellement dans le « trou blanc », où Michel disait, en page 5, souhaiter « y dessiner la vie ». Le jeu de trompe-l'œil entre ce qui est, dans le récit, "dessin" ou "réalité" continue ; la frontière entre les deux, entre la vie et l'art, s'estompe encore davantage.

Page 16, la séance de pose se déroule comme la précédente : Carol est représentée successivement six fois. En page 17, au moment où Michel met fin à la séance, les silhouettes de Carol nous montrent une certaine déception de sa part, comme si elle ressentait ce congé temporaire comme un nouveau renvoi. En bas de la page, Michel contemple un des portraits qu'il a réalisé dans la journée et qu'il a punaisé dans le « trou blanc ».

La suite de cette analyse peut être lue ici.

lundi 27 décembre 2010

Histoire de la philosophie occidentale, de Jean-François Revel (1994)

Je viens de terminer l'Histoire de la philosophie occidentale (de Thalès à Kant) de Jean-François Revel. Encore une fois, je suis impressionné par l'intelligence, la clairvoyance et la clarté de cet auteur capital.

Jean-François Revel n'était pas un homme de système. Entre 1957 et 2002, son œuvre a emprunté des chemins variés, de Marcel Proust (Sur Proust) à la gastronomie (Les Plats de saison), de l'histoire de la philosophie à "l'utopie socialiste" (La Grande Parade), de la poésie française (Une Anthologie de la poésie française) au bouddhisme (Le Moine et le Philosophe, écrit avec son fils, moine bouddhiste). Mais jamais il n'a cédé à la tentation des nombreux "-ismes" qui ont fleuri parmi les intellectuels de son temps. À l'heure où tout penseur français se devait de sacrifier au marxisme, au maoïsme, à l'existentialisme ou au structuralisme, il a toujours évité ces œillères intellectuelles. Ce fut d'ailleurs probablement sa plus grande force : Qu'il aborde la philosophie antique, l'œuvre de Descartes ou la vie politique française, il a toujours su garder une indépendance d'esprit et un esprit critique très rarement égalés parmi ses collègues, philosophes, intellectuels ou journalistes. Toute son œuvre est ainsi une merveilleuse leçon pour tout citoyen contemporain.

Cette indépendance à l'égard des courants dominants l'a probablement desservi auprès du public : trop difficile à ranger dans des cases précises, protéiforme, son œuvre n'a pas toujours eu le retentissement qu'elle méritait.

Je me souviens que son Sur Proust m'a fait relire certains passages d'À la Recherche du temps perdu avec un œil neuf. Son regard sur plusieurs décennies de politique dans ses mémoires (Le Voleur dans la maison vide) m'en avait fait découvrir bien des aspects que j'ignorais. Et sa vision de la philosophie (préférence pour les philosophes qui nous aident à comprendre le monde qui nous entoure, plutôt que pour ceux qui s'envolent dans des arrières-mondes métaphysiques éthérés), de Pourquoi des philosophes et La cabale des dévots à son Histoire de la philosophe occidentale m'a toujours paru particulièrement vivifiante.

dimanche 19 décembre 2010

Lint, Acme Novelty Library # 20, de Chris Ware (2010)

Chris Ware est un de ces rares auteurs qui renouvellent la bande dessinée à chaque album. Son livre le plus récent, Lint, le 20ème volume d'Acme Novelty Library, ne faillit pas à la règle.

Chris Ware continue à dépeindre les existences, dans l'ensemble médiocres, de certains de ses contemporains. Toutefois, Jordan Wellington Lint n'est pas comme Jimy Corrigan, personnage central du premier chef d'oeuvre de Chris Ware, un raté complet ; il mène une vie à peu près normale : il se marie, a des enfants, dirige une entreprise. Le bilan global de son existence est cependant plutôt sombre, de mariage raté en relations filiales conflictuelles.

Alors que dans la plupart de ses albums précédents Chris Ware peignait des épisodes choisis de la vie de ses personnages, en dilatant parfois le temps à l'extrême (certains passages de Jimmy Corrigan dilatent de courts moments, des impressions fugitives, sur de longues pages), on suit dans ce nouvel album la vie de ce Jordan Lint de son début à sa fin, de 1958 à 2023.

Traiter les 'temps longs' en bande dessinée est toujours une gageure ; c'est d'ailleurs également le cas pour les autres formes de récits fondées sur une quasi équivalence du temps du récit et de celui de la lecture/vision, comme le théâtre ou le cinéma. Comment par exemple traduire succinctement une phrase telle que celle-ci : "Ses relations avec sa femme se dégradaient lentement avec les années" ? Si une telle évolution peut être résumée en une ligne dans un roman, elle risque de nécessiter dans un film ou une bande dessinée plusieurs scènes étalées sur des années. Relater un récit s'étalant sur plusieurs décennies, la vie d'un individu par exemple, passe donc souvent, dans ces média, par l'accumulation de scènes charnières, avec toujours les risques d'appuyer trop lourdement le trait dans ces moments clés, ou au contraire d'être trop elliptique et trop explicite pour la bonne compréhension du lecteur/spectateur.


Côté bande dessinée, Will Eisner, avec son récit d'un siècle de la vie d'un quartier, Dropsie Avenue, avait tenté une expérience passionnante dans ce domaine ; les frères Hernandez, dans leur Love and Rockets se sont également fait une spécialité de raconter en quelques cases elliptiques de longues périodes de vie. Dans Lint, Chris Ware repousse encore les limites de la bande dessinée dans ce traitement des 'temps longs'.

Il mèle, comme à son habitude des cases de tailles très différentes, de grandes cases avec des personnages en gros plan ou au contraire des vues d'ensemble, comme des arrêts sur image, ou bien des cases miniscules s'enchaînant très vite. Certains mots, certaines images très schématiques, s'intercalent entre les cases, servant de ponctuation, de rimes ou comme moyen pour expliciter certains sentiments. Chaque page représente un épisode, ou un moment, de la vie de Lint. En quelques dessins et quelques mots, Chris Ware nous dépeint les sentiments, les sensations, les désirs de Lint à l'occasion de la mort de sa mère, de son mariage, de la naissance de son fils. Pour cela, il fait preuve d'une inventivité exceptionnelle et toujours renouvelée.

Résumer Lint à cette mise en image d'un 'temps long' serait réducteur. Comme d'habitude, Chris Ware fait preuve à chaque instant d'une imagination impressionante pour nous conter son récit. Des premiers instants de la vie de Lint en vision subjective (procédé certes déjà utilisé bien des fois en bande dessinée, notamment depuis la Rubrique-à-Brac, mais particulièrement à propos dans Lint), aux récits dessinés du fils de Lint, cet Acme Novelty Library est largement à la hauteur des 19 précédents, ce qui n'est pas peu dire...

mardi 14 décembre 2010

Le Désert Rouge, de Michelangelo Antonioni (1964)

Une femme en manteau vert se détache dans la brume sur un paysage de lande semi-désertique. Les seules constructions visibles sont de grandes installations industrielles, souvent des pylônes, et parfois des paquebots. La femme (superbe Monica Vitti) semble ne pas très bien savoir où elle va. On apprendra plus tard qu'elle a récemment été victime d'un accident ; depuis elle a de légers troubles psychologiques, elle est fatiguée, ne sait pas très bien ce qu'elle veut. Son mari peine à la comprendre. Les plans sont lents, souvent silencieux, la caméra prend son temps.

Michelangelo Antonioni aborde dans ce film des thèmes récurrents dans son œuvre : mal-être existentiel, errance, difficulté de communication dans le couple. La modernité est très présente dans ce film. Mais elle est froide et envahissante : les cheminées crachent des fumées jaunes, les radars envahissent la campagne, les appartements aux angles vifs sont trop grands. L'individu, Monica Vitti en premier lieu, peine a trouver sa place dans ce désert moderne.

Et, surtout, les images sont d'une beauté à couper le souffle. Ces paysage arides, baignés de brumes, ces villes dont les rues ne sont parcourues que par de rares passants, pourraient sembler peu cinégéniques. Pourtant, dans son premier film en couleurs, Antonioni joue magnifiquement avec les effets de flou permis par la brume, avec les cadrages, avec des contrastes de couleurs (quelques rares pointes de couleur vive tranchent sur les tons ocres de la brume et des landes). Il tire ainsi de ces situations angoissantes des scènes dont se dégage une poésie rarement atteinte au cinéma.

lundi 13 décembre 2010

Virginia Woolf : La Promenade au phare ou Vers le phare ?

To the lighthouse (1927), de Virginia Woolf est un de mes romans favoris. Mais sa traduction en français, à commencer par celle de son titre, m'a toujours laissé perplexe. En effet ce livre est connu majoritairement en français sous le titre de La Promenade au phare, au détriment du titre Vers le phare, probablement moins fréquent.

Je ne suis pas traducteur (en cas, pas de façon professionnelle). Mais j'ai tendance à penser que, par défaut, il est préférable de coller au plus près du texte original. S'en éloigner peut bien souvent se justifier, mais il faut avoir de bonnes raisons pour le faire. Or, si je vois beaucoup d'excellentes raisons de garder la traduction Vers le phare, la plus proche du titre original, je ne vois aucun argument en faveur de La promenade au phare.

Le premier argument en faveur de Vers le phare est sa proximité avec l'original : même sens, même nombre de mots, même rythme ; et l'on sait à quel point Virginia Woolf était attachée au rythme de sa prose.

Virginia Woolf privilégiait les titres courts pour ses romans : Jacob's room, Mrs. Dalloway, Orlando, The Waves, Flush, The Years, Betwen the acts. À chaque fois, un seul nom (sauf, en toute rigueur, pour Jacob's room) ; pourquoi vouloir en ajouter un second ?

Mais le plus grave, à mon sens, est qu'avec La Promenade au phare, on perd une grande part de la richesse du titre original : Dans To the lighthouse (comme dans Vers le phare), la préposition "To" n'a pas uniquement un sens spatial. Le phare est aussi la cible des regards et l'objectif final (notamment temporel) du roman. Y accoler la "Promenade" en fait un banal but d'excursion, lui retirant son aura, son flou qui fait toute la finesse du titre anglais...

jeudi 9 décembre 2010

Fabrice Neaud et Denis Bajram

Jean-Luc Godard, dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, estime qu'une des forces de la Nouvelle Vague est qu'elle rassemblait des cinéastes qui parlaient de cinéma entre eux. Pour lui, une riche ambiance de discussion et d'émulation a ainsi pu contribuer à l'éclosion d'œuvres remarquables, que ce soit au moment de la Nouvelle Vague, des débuts du néo-réalisme italien ou de l'âge d'or d'Hollywood.

L'histoire de l'art et de la culture compte de nombreux exemples de groupes d'artistes qui, par leur travail en parallèle, leurs échanges, ont favorisé la naissance d'œuvres qui, peut-être, auraient été moins riches si chacun d'entre eux avait travaillé de façon complètement isolée. La naissance du cubisme doit probablement beaucoup aux échanges entre Braque et Picasso, celle de l'impressionnisme aux discussions de Monet, Renoir, Pisarro ou Sisley. Plus près de nous les affinités et les partages d'André Gide avec Roger Martin du Gard, ceux des nouveaux romanciers entre eux, ceux d'Hergé avec E.P. Jacobs, ont très probablement enrichi les œuvres de tous ces artistes.

Si je cherche un cas contemporain d'une telle émulation (pas au sens de compétition, mais au sens de désir d'être à la hauteur de l'autre), j'aurais tendance à citer Fabrice Neaud et Denis Bajram.

Leurs œuvres semblent pourtant éloignées : le premier publie des récits autobiographiques chez Ego comme X, éditeur alternatif, le second dessine des bandes dessinées de science-fiction (genre éminemment « populaire ») chez un éditeur particulièrement « mainstream », Soleil (puis chez une émanation de celui-ci, Quadrants).

Elles sont cependant plus proches que cette approche plus que sommaire ne le laisse penser. Le premier point commun provient des nombreuses influences communes, admirations partagées par ces deux auteurs, d’Alan Moore ou Mark Millar à Marcel Proust, en passant par Katsuhiro Otomo et Jean-Christophe Menu. Le second point commun est l’ambition de leur propos : tous deux, ils transmettent à leurs livres une profondeur, un souffle peu communs à leurs récits et renouvellent puissamment le « genre » dans lesquels ils inscrivent leurs histoires : Fabrice Neaud mène son autobiographie plus loin que la plupart de ses contemporains, notamment dans l’analyse de la difficulté des rapports humains ou dans celle de l’inhospitalité de nos sociétés envers ses membres les plus faibles ; Denis Bajram n’est pas moins radical : la guerre qu’il dépeint dans Universal War One est d’une ampleur rarement imaginée et met en jeu des phénomènes « scientifiques » aux conséquences incalculables.

Ils n'ont jamais caché l'amitié qu'ils ont l'un pour l'autre. Denis Bajram est le modèle d'un personnage des Riches Heures, quatrième volume du Journal de Fabrice Neaud (il s'est d'ailleurs exprimé sur cette 'expérience' ici). De nombreux extraits de ce livre sont repris dans le récent ouvrage consacré à Denis Bajram (Denis Bajram, destructeur d'univers) par Thierry Bellefroid), dont Fabrice Neaud a également écrit la préface. De même, Denis Bajram a fait apparaître son ami dans la peau d'un camarade d'université de Kalish dans Universal War One...

Cette parenté s’est récemment exprimée plus directement dans leur travail lorsqu’ils ont dessiné conjointement l’album Les Trois Christs, sur un scénario de Valérie Mangin. Et je suis curieux de voir si elle s’exprimera dans les récits mainstream de Fabrice Neaud envisagés chez Quadrants, que ce soit dans le domaine des super héros (Europa) ou de la science fiction (Les Transhumains)...

mercredi 1 décembre 2010

Critique de la critique

LivresHebdo a récemment publié une étude sur les grands « prescripteurs », établie après consultation de plus de 400 points de vente. Il en ressort notamment la perte d'influence des grands médias dans le domaine de la prescription d'achat d'œuvres culturelles. J'ai découvert cette étude en lisant le blog de Pierre Assouline, qui semble s'inquiéter de ces résultats (si j'étais mauvaise langue à l'encontre de cet ancien responsable du magazine Lire, je parlerais de réflexe corporatiste).

Mais cette perte d'influence des médias institutionnels (presse écrite, télévision, radio) au profit d'Internet (blog, sites de vente en ligne, forums, etc.) est-elle vraiment grave ? Est-elle même dommageable ?

J'ai découvert Edmond Baudoin en lisant un forum Internet sur la bande dessinée ; Fabrice Neaud en prenant son premier livre par hasard dans une bibliothèque ; Aristophane et Renaud Camus en lisant Fabrice Neaud ; je me suis replongé avec attention dans les romans d'Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute grâce à Renaud Camus ; j'ai découvert Hermann Broch en écoutant Alain Finkielkraut et René Girard en écoutant Jean-Pierre Dupuy.

Ai-je découvert des œuvres qui comptent autant à mes yeux en lisant des critiques dans la presse papier ? La réponse est claire : non. Et ce n'est pas faute de lire régulièrement les grands journaux et magazines français, généralistes ou culturels. De toute façon, la probabilité de découvrir Renaud Camus, Edmond Baudoin, Aristophane ou Lucas Méthé, en lisant les critiques de presse est infime, voire nul. À propos de Renaud Camus, l'ostracisme de la critique est quasiment unanime ; et lorsque, par exception, un de ses ouvrages récents est chroniqué, il s'agit le plus souvent d'une de ses œuvres mineures, essai politique ou récit de voyage. Quel critique a vanté dans ses lignes Du Sens, L'Inauguration de la salle des vents ou L'Amour l'automne, trois chefs-d'œuvre ne connaissant guère d'équivalent dans la littérature francophone contemporaine ? Edmond Baudoin publie, comme Renaud Camus, plusieurs livres par an ; mais, comme dans le cas de Renaud Camus également, ce n'est pas suffisant pour qu'il attire l'attention de la critique, bien qu'il soit considéré comme une référence par toute une génération d'auteurs plus jeunes, qui, eux, ont les faveurs des journalistes. Un exemple récent à ce sujet : Télérama (qui est pourtant un des magazines les plus éclairés en termes de bande dessinée) a récemment publié un article sur les bandes dessinées adaptées de romans ; Edmond Baudoin a publié dans les années 2000 deux adaptations de Fred Vargas, dont une à la rentrée 2010 (Les Quatre Fleuves et Le Marchand d'éponges), une de Charles Perrault (Peau d'Âne), une de Mircea Cartarescu (Travesti). Dans chacun des ses livres, sa façon d'adapter se pliait complètement à l'œuvre originale ; Les Quatre Fleuves est sans doute une des adaptations les plus réussies et les plus innovantes d'un roman policier depuis de nombreuses années. Eh bien Télérama a cité bien des adaptations d'auteurs divers, talentueux pour certains (Baru ou Tardi), moins pour d'autres, mais pas un mot sur Baudoin. De même quelle a été la couverture médiatique d'œuvres, certes atypique, mais ô combien riches, telles que L'Apprenti, de Lucas Méthé, ou Faire semblant c'est mentir, de Dominique Goblet ? Pour le premier, je me souviens de deux ou trois articles dans la presse écrite...

Bien sût, quelques magazines, écrits par des passionnés, souvent éphémères, font parfois exception. On peut citer Les Cahiers du cinéma des futurs cinéastes de la Nouvelle Vague pour le cinéma, L'Indispensable, Les Cahiers de la bande dessinée, au moins à certaines époques, ou The Comics Journal pour la bande dessinée, Muziq pour la musique : j'ai ainsi découvert Cages, de Dave MacKean et Amer Béton, de Taiyou Matsumoto grâce à L'Indispensable, Love & Rockets des frères Hernandez grâce au Comics Journal, David Sylvian ou Joe Henry dans les pages de Muziq. Mais toutes ces publications sont malheureusement bien atypiques.

Je ne pense pas que ces défaillances de la critique relèvent du hasard, de l'exception ou d'un défaut passager de nos critiques actuels. À mon sens, ces insuffisances sont intrinsèquement liées à la vision traditionnelle du journaliste critique. Pour expliquer ceci, voyons quel est son rôle principal : rendre compte de l'actualité du média qu'il suit. Chaque semaine, chaque mois, les pages spécialisées d'un hebdomadaire, d'un mensuel rendent compte de ce qui est sorti depuis la dernière livraison du journal ou magazine.

Cela a forcément les conséquences suivantes :

  • Le critique se concentre sur l'actualité, quel que soit l'intérêt de celle-ci ; en gros que soient publiés six chefs-d'œuvre le même mois ou trois en cinq ans, il disposera peu ou prou du même nombre de pages par semaine. En outre, un auteur exigeant qui publie peu sera forcément défavorisé par rapport à un auteur moyennement talentueux qui publie son roman annuel lors de toutes les rentrées littéraires...

  • Le critique doit rendre compte compte d'une part importante de la production. Il doit donc lire un grand nombre des centaines de romans publiés lors de la rentrée littéraire, des milliers de bandes dessinées sorties chaque années, voir la dizaine de films arrivant chaque semaine sur les écrans. Peut-il ainsi consacrer suffisamment de temps pour apprécier des œuvres exigeantes qui nécessiteraient une attention particulière, plus soutenue ? En outre, à force de lire, voir ou écouter plusieurs centaines d'œuvres nouvelles par an, peut-il juger autrement qu'en relatif ? Il appréciera non plus l'œuvre rare vraiment originale, mais celle qui est légèrement meilleure que le reste de la production. Il aimera le roman qui ressemble aux autres, mais en un peu mieux, le film qui a quelques qualités le distinguant un peu du reste de la production, mais pas trop pour ne pas bouleverser les repères esthétiques. Et, malheureusement, l'œuvre vraiment différente, le roman génial ou le disque extraordinaire verront leurs singularités, ce qui les distingue du commun de la production, traitées comme autant de défauts.

Que résulte-t-il de cet état de fait ? Une concentration excessive sur l'actualité, un manque de recul par rapport au gros de la production et la mise en avant du meilleur du « mainstream » au détriment des œuvres vraiment à part, l'éloge des auteurs talentueux au détriment des auteurs géniaux. J'appellerais cela le syndrome des « Pompiers contre les Impressionnistes ». On cite en effet souvent la fin du XIXème comme une période où les critiques ne juraient que par les peintres académiques du « Salon », parfois qualifiés de peintres « pompiers », alors qu'à la même époque naissait l'impressionnisme, dans un dédain quasi général de la critique. Plus d'un siècle après, alors que Monet triomphe au Grand Palais et que les œuvres de Van Gogh sont présentes partout, des calendriers des postes aux tasses à thé, il est facile de se gausser de ces critiques à courte vue. Mais ne nous leurrons pas : la situation est aujourd'hui la même. De nos jours encore, les Pompiers contemporains tiennent le haut du pavé alors que les Impressionnistes d'aujourd'hui œuvrent dans l'ombre.

Quelle que soit l'époque, la critique privilégie le sommet du mainstream au détriment des auteurs géniaux, Meissonier et Cabanel au détriment de Manet et Monet, Joann Sfar et Christophe Blain au détriment d'Edmond Baudoin et de Fabrice Neaud, Amélie Nothomb et Jean d'Ormesson au détriment de Renaud Camus, Bernard-Henri Lévy et Michel Serres au détriment de René Girard.

Non que les premiers de cette liste n'aient aucun talent. Très loin de moi cette idée ; Meissonier et Cabanel, Joann Sfar et Christophe Blain, Amélie Nothomb et Jean d'Ormesson, Bernard-Henri Lévy et Michel Serres ont du talent. Ils sont peut-être même parmi les meilleurs représentants de leur génération d'auteurs. Mais ils restent dans le peloton, pour passer à une métaphore sportive ; ce sont les meilleurs des auteurs qui ne dérangent pas, les plus doués des artistes qui tracent leur chemin sans trop s'écarter des sentiers défrichés par leurs aînés. Ils n'ont ni le génie ni les capacités d'innovation de Manet ou Monet, Edmond Baudoin ou Fabrice Neaud, Renaud Camus, René Girard...

Alors, comment découvrir les œuvres vraiment marquantes d'hier ou aujourd'hui ? On peut, comme je le suggérais en introduction, s'appuyer sur les avis de personnes qui s'expriment lorsqu'elles ont vraiment une œuvre à défendre, un coup de cœur à partager. Il peut s'agir d'un romancier évoquant les chefs-d'œuvre littéraires qui l'ont marqué, d'un blogueur passionné qui vient de dénicher une nouvelle perle, d'internautes partageant leurs dernières découvertes sur un forum. Bien entendu, cela réclame préalablement d'effectuer un tri, de repérer les cercles, virtuels ou réels, de bon conseil. Mais cela en vaut la peine...

lundi 29 novembre 2010

Les couvertures du Trombone Illustré, par Franquin (1977)

Les 30 numéros du Trombone Illustré, supplément "pirate" du journal de Spirou en 1977, ont marqué les mémoires de bien des amateurs de bande dessinée à plus d'un titre.

Sous l'impulsion d'Yvan Delporte et d'André Franquin, un vent de liberté et de nouveauté inhabituel va souffler dans les pages de ce supplément original. Rassemblés grâce à l'aura extraordinaire de Franquin parmi ses collègues, de nombreux auteurs talentueux vont participer à cette aventure : Alexis, Serge Clerc, Bilal, Claire Bretécher, Dany, Derib, René Follet, F'murr, Gotlib, Hausman, Frédéric Jannin, Jijé, Raymond Macherot, Mézières, Moebius, Peyo, Roba, Grzegorz Rosinski, Sirius, Tardi, Marc Wasterlain, Will... Du bien beau monde !

L'autre point marquant de ce journal atypique est que Franquin y créa ses deux derniers chefs-d'œuvre : Les Idées Noires, bien sûr, qui continueront leur existence dans Fluide Glacial après la disparition du Trombone, et les titres du Trombone...

En effet, pour 26 des 30 numéros, Franquin a dessiné un titre d'une demi-page. Et ces dessins constituent une des très grandes réussites de son œuvre. (qui en compte pourtant beaucoup) Autour des lettres "Le Trombone illustré", le dessinateur imagina une galerie de personnages qui vivaient des aventures variées (amour, voyage, décès, etc.) qui se poursuivaient de numéro en numéro. Les lettres, qui leur servaient tour à tour d'habitation, de véhicule, ou de bien d'autres choses encore, étaient elles-mêmes malmenées de bien des façons.

Qu'est-ce que ces titres ont donc de si remarquable ? Franquin est au sommet de son art de dessinateur : les personnages sont bien typés, les expressions toujours parfaitement justes, tous les détails, du relief des lettres au noir du ciel d'espace, sont extrêmement fignolés. Chacun des 26 dessins publiés est également une merveille d'humour : les situations sont burlesques, les jeux de mot idiots s'accumulent, le moindre détail est une occasion de sourire ou de rire. Enfin, un aspect constant de l'œuvre de Franquin est particulièrement mis en lumière ici : sa grande tendresse pour ses personnages. On perçoit en effet que le dessinateur prend plaisir à créer un petit monde peuplé de personnages ordinaires, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs ridicules et leur caractère... Franquin s'attache à ce petit monde qui prend progressivement une épaisseur de plus en plus importante. Et cet attachement, cette tendresse sont communicatifs... C'est toujours avec beaucoup de tendresse et une certaine tristesse que je quitte cet univers si riche en refermant le livre compilant tous ces titres.

mercredi 24 novembre 2010

Love & Rockets: New Stories, n° 3 de Gilbert et Jaime Hernandez (2010)

Le nouveau numéro de Love & Rockets: New Stories, de Gilbert et Jaime Hernandez, vient de paraître, sous une superbe couverture de Jaime (quelle composition !). Comme à chaque fois, c'est une réussite artistique connaissant peu d'équivalent dans la bande dessinée contemporaine.

Le cas des frères Hernandez (Gilbert et Jaime principalement) est exceptionnel à plus d'un titre. Voir ainsi deux frères construire parallèlement, depuis presque 30 ans (le premier numéro de Love & Rockets est sorti en 1982), deux œuvres riches et exigeantes est déjà remarquable ; que ces deux œuvres soient publiées dans le même comics depuis le début de leur carrière l'est au moins autant ; enfin l'alternance, dans ces comics, de pages des deux frères montre à quel point les deux œuvres se complètent et s'équilibrent : les pages de Jaime, au dessin clair et précis et aux récits tout en nuances viennent très efficacement contre-balancer les exubérances de celles de Gilbert, marquées par la violence des récits et les outrances volontaires des dessins. Cet équilibre subtil des récits publiés en alternance, par courtes livraisons de quelques pages, contribue pour une part non négligeable à la qualité des nombreux numéros de Love & Rockets (50 numéros pour le volume 1 entre 1982 et 1996, 20 numéros pour le volume 2 entre 2000 et 2007 et 3 numéros pour le volume 3, en cours de publication depuis 2008) et est malheureusement absente de compilations traduites en français.

Revenons à l'objet de mon post d'aujourd'hui, à savoir la sortie du numéro 3 de Love & Rockets: New Stories, et tout spécialement aux pages de Jaime Hernandez. Celles-ci comprennent un récit 'contemporain' qui relate un événement attendu depuis plus de 15 ans par les lecteurs assidus de Love and Rockets, à savoir les retrouvailles de Maggie et de Ray, et, inséré entre les deux épisodes de ce récit, un souvenir douloureux de la jeunesse de la même Maggie, le déménagement de sa famille et le divorce de ses parents.

On a pu assimiler, pourquoi le nier, Love and Rockets à un 'soap opera'. Les récits de Jaime Hernandez suivent en effet les événements souvent banals de la vie de divers protagonistes, Maggie et Hopey en tête : crises familiales, déchirements amoureux et retrouvailles, deuils et tromperies. Les personnages vieillissent à la même vitesse que dans la vie réelle (adolescentes au début des années 1980, elles approchent maintenant la cinquantaine). Les ingrédients d'un bon 'soap opera' sont bien là. Mais voilà, le talent de Jaime Hernandez est immense et lui permet de transcender allégrement toutes les limites du genre...

Cette dernière livraison (qui a maintenant adopté un rythme annuel), n'échappe pas à la règle et on y retrouve tout l'art de Jaime Hernandez : ellipses parfaitement amenées, maîtrise de l'euphémisme dans le récit, noir et blanc précis. Que ce soit dans le texte ou le dessin, il n'y pas de superflu et tout est parfaitement à sa place. Sous ces dehors classiques, le propos de Jaime Hernandez est extrêmement subtil. On a rarement mieux rendu en bande dessinée les doutes et interrogations d'individus adultes face à des vies banales, les sentiments ambigus mêlant mélancolie face au passé et désir de renouveau.

Maggie retrouve donc Ray. En quelques pages les sentiments complexes de ces deux personnages nous deviennent palpables ; en quelques phrases, tout le poids des événements qu'ils ont vécu depuis leur séparation remonte à la surface. Jaime Hernandez parvient si bien à insuffler de la vie à ses créatures de papier que, pour un lecteur qui a suivi leurs péripéties, les quelques éléments très succincts de ces pages provoquent des émotions très fortes, comme si nous retrouvions de vieux amis avec lesquels nous avons partagé tant de choses. Ce récit contemporain introduit en outre, de façon très elliptique, un personnage nouveau, Calvin, un frère de Maggie. L'épisode de la jeunesse de Maggie, inséré au milieu de ce comics, permet à la fois d'enrichir encore le personnage de Maggie en creusant une de ses failles, la séparation de ses parents, et de donner une grande épaisseur à Calvin. On assiste ainsi à des subtils phénomènes d'échos entre ces deux récits que plus de trente ans séparent.

Un dernier mot pour conclure, à tous ceux qui sont en train de, ou qui vont bientôt, découvrir Jaime Hernandez avec les récentes traductions de Locas en français : Méfiez-vous, cette série est une drogue et l'accoutumance ne fait que croître avec les albums...

lundi 22 novembre 2010

Hergé et son anti-trilogie des années 1960

Certains auteurs de bande dessinée ont révolutionné la bande dessinée en explosant dans toutes les directions : essayant des formes, des styles, des instruments très différents. Un des meilleurs exemples de tels talents polymorphes est Giraud-Moebius. Tour à tour hyperréaliste ou comique, travaillant à la plume ou au pinceau, en couleurs directes (Arzach, L’homme est-il bon ?) ou en noir et blanc surhachuré (La Déviation), plongé dans la documentation jusqu’au coup ou inventant les univers les plus délirants, il ne cesse, de façon flagrante, d’explorer de nouveaux horizons.

Il existe un autre moyen d’ouvrir de nouvelles voies. Il s’agit, au sein d’une forme conventionnelle très définie, d’en explorer les moindres recoins, de la tordre, de la manipuler dans tous les sens. Cette méthode est moins tapageuse, moins apparente que la première mais elle permet parfois d’aller aussi loin dans la découverte de nouveaux horizons. C’est cette voie qu’a illustrée Hergé.

Cette ouverture de nouveaux horizons est particulièrement flagrante dans ce que j'appellerai aujourd'hui l’anti-trilogie hergéenne, à savoir Tintin au Tibet, Les Bijoux de la Castafiore et Vol 714 pour Sidney. Dans ces trois albums consécutifs, Hergé va, tout en respectant les règles très sévères qu’ils s’étaient fixées, jouer avec son petit monde pour repousser les frontières de son média.

Comme je l'ai écrit ici le mois dernier, on peut considérer qu'Hergé avait achevé de mettre en place son univers avec L’affaire Tournesol. La famille de papier était quasiment au complet, le personnel et les méthodes de travail du studio Hergé étaient en place, la technique était au point, parfaitement rodée. Hergé a commencé à jouer avec ce petit univers dans Coke en Stock. Jusqu’à cette époque, les albums de Tintin correspondaient aux canons de la littérature d’aventures : un héros apparemment sans réel affectivité est confronté à des luttes contre des méchants, des enquêtes policières, des explorations, des chasses au trésor. Dans Coke en Stock, il reste dans les limites du récit d'aventures traditionnel, avec héros sans peur et sans reproche, vilains sans scrupules et péripéties s'enchaînant sans temps mort. Mais, à l'intérieur de ces limites, il distend toutes contraintes, multipliant les rebondissements et les intrigues jusqu'à l'invraisemblance la plus flagrante.

Puis tout change. À l’époque où il travaillait sur Tintin au Tibet, Hergé traversait une grave crise personnelle. Conséquence ou coïncidence, toujours est-il que c’est à partir de cet album qu’il a vraiment révolutionné (dynamité ?) son petit monde. Dans le récit de cette aventure orientale, pas de méchant et le point le plus capital de l’album est la très forte amitié liant Tintin à Tchang. On voit même Tintin pleurer. Alors que dans les albums précédents et dans les suivants, Hergé joue avec sa famille de papier et construit des intrigues compliquées, ici l’album s’épure de plus en plus au fil des pages. La famille de papier est réduite au minimum (Haddock et Tournesol pendant quelques pages ; pas de Séraphin Lampion, pas de Dupondt). L’intrigue est linéaire. Le décor se réduit de plus en plus, pour se laisser progressivement envahir par le blanc. À la fin restent Tintin, Milou, Hadock, Tchang et le yéti au milieu d'un océan de blanc...

Les Bijoux de la Catasfiore semblent être l’exact opposé. La famille papier est convoquée. presque au complet ; les personnages qui ne peuvent être présents physiquement envoient des télégrammes de félicitations au Capitaine lorsque la presse annonce les fiançailles de celui-ci avec le Rossignol milanais. Au lieu de partir à l’autre bout du monde (et même au bout du monde, car on a bien l’impression, à la fin de l’album précédent, que les personnages ont atteint l’extrémité du monde, qu’au-delà de ce blanc, il n’y a plus que le néant), ils ne quittent pas Moulinsart. Après un album à l'intrigue linéaire, Hergé multiplie à plaisir les fausses pistes, les quiproquos, complique le schéma de l’histoire autant qu’il le peut. Après le dépouillement, le calme et la sagesse des moines tibétains, nous baignons dans la superficialité, le luxe tapageur, les ragots, et le bruit. Après le mystère et la force du yéti, nous avons le caractère commun et les facéties de la pie...

Nouveau changement total avec Vol 714 pour Sydney. La famille de papier est beaucoup plus réduite que dans l’album précédent. De nouveau, on ne voit pas les Dupondt, et Séraphin n’apparaît que de l’autre côté de la télévision, à la fin de l’album. On semble revenir à une aventure traditionnelle. Cependant Hergé explore de nouvelles limites.

Sur le plan géographique d’abord. Le Tibet représentait déjà une extrémité du monde, mais cela débouchait sur le recueillement de l’aventure intérieure, spirituelle. L’île perdue qui sert de repère aux pirates semble être située également à une extrémité du monde : perdue au milieu du Pacifique qui est le plus grand des océans, elle semble complètement isolée. Cependant ce bout du monde-là ouvre non plus sur le monde intérieur mais sur un extérieur plus grand, vers un autre monde, une autre planète.

Sur le plan des personnages ensuite. Hergé joue avec ceux-ci, comme il ne l’avait jamais fait avant. Ils jouent également avec les codes qui régissent habituellement les personnages. Les méchants sont complètement ridiculisés. Rastapopoulos, qui semblait être un véritable génie du mal, est ici un clown couvert de bosses. Allan, qui semblait être sa fidèle âme damnée n’hésite plus à se moquer de lui. Ce qui vole en éclat c’est également la barrière entre les ‘méchants’ et les ‘gentils’. Carreidas est du côté des ‘gentils’, Tintin risque sa vie à plusieurs reprises pour le sauver. Pourtant, lors de la magnifique scène du sérum de vérité, il entre en compétition avec Rastapopoulos pour le titre de ‘génie du mal’. Et il n’est pas à court d’arguments pour défendre ses prétentions...

mercredi 17 novembre 2010

Les romans de Renaud Camus

J'aurais beaucoup aimé connaître déjà l'œuvre de Renaud Camus et les amateurs de celle-ci en 1983, quand est sorti Roman Roi.

En effet, j'imagine que l'effet de surprise fut bien grand, alors. Replaçons-nous dans le contexte de l'époque : Renaud Camus était un jeune auteur, salué par Roland Barthes notamment ; il avait publié quatre « églogues », ouvrages complexes que l'on pourrait assimiler à des romans (et que j'ai évoqué sur ce blog il y a quelques mois) et qui avaient l'ambition, entre autres, de continuer le Nouveau Roman en dépassant les entreprises de celui-ci, un court ouvrage qui développait le concept de « bathmologie » imaginé par Roland Barthes et quelques chroniques homosexuelles (ou « achriennes » selon ses propres termes). Il s'agissait donc d'un auteur ambitieux et difficile, à la pointe de l'avant-garde littéraire de l'époque.

Et en 1983, Roman Roi. Un roman simili-historique qui se déroule pendant la première moitié du XXe siècle, dans un pays imaginaire d'Europe centrale, la Caronie. À première vue, un roman des plus traditionnels : une intrigue amoureuse vécue sur fond d'Histoire (la 2ème Guerre mondiale), une narration et un style parfaitement classiques, des personnages et des analyses psychologiques tout ce qu'il y a de plus « réaliste », au sens le plus balzacien du terme.

Était-ce lié à la volonté de Renaud Camus d'atteindre un public plus large ? de continuer ses recherches littéraires, mais de façon moins frontale ? de développer des thèmes qui lui sont chers (il n'a jamais caché son goût pour les monarchies finissantes, tout spécialement celles d'Europe orientale) ? Probablement un peu de tout cela. Quoi qu'il en soit, Roman Roi inaugurait le versant romanesque de l'œuvre de Renaud Camus. Celui-ci allait en effet continuer à écrire régulièrement des romans, en parallèle aux Églogues et aux chroniques autobiographiques, notamment. Si je veux continuer dans la taxonomie, je pourrais diviser cette œuvre romanesque en trois pans : les romans « romaniens », les « petits » romans (si ma mémoire ne me joue pas de tours, ce sont les termes utilisés pour les qualifier par Flatters, un proche de Renaud Camus) et les romans plus ambitieux.

Renaud Camus a écrit deux romans ayant pour centre le personnage de Roman, roi de Caronie : Roman Roi en 1983 et Roman Furieux en 1987. Ils sont tous deux beaucoup plus riches que ma première description sommaire ne le laissait supposer : sous des abords très classiques, ils continuent à creuser certaines recherches littéraires (le titre du premier l'annonce d'une certaine façon : donner à son premier roman classique, à une époque où certains annonçaient la mort du roman, le titre de Roman Roi, c'est déjà tout un programme), notamment sur le personnage du narrateur dans Roman Furieux ; la langue est, comme d'habitude chez Renaud Camus, exquise ; enfin cela aborde avec beaucoup de subtilité les dilemmes vécus par ces pays d'Europe de l'Est pendant la 2ème Guerre mondiale, alors qu'il fallait choisir son camp entre la Russie de Staline ou l'Allemagne de Hitler... Malheureusement ces deux livres ne permirent aucunement à Renaud Camus d'atteindre un public plus large. Roman Furieux n'eut quasiment aucun écho à sa sortie. Je crois qu'un troisième volume avait été envisagé. Est-ce le cas ? si oui, sortira-t-il un jour ? Je n'en sais rien.

Puis parurent Voyageur en automne en 1992, Le Chasseur de lumières en 1993, L’Épuisant Désir de ces choses (quel titre magnifique...) en 1995 et Loin en 2009 (déjà évoqué ici). Ces romans peuvent offrir une première ouverture vers l'œuvre de Renaud Camus. Agréables et faciles à lire, ils nous offrent une prose de très grande qualité et de nombreuses touches d'humour. Les sujets abordés sont intéressants mais sont abordés de façon moins riche, moins approfondie que dans d'autres ouvrages de l'auteur, son Journal notamment. J'ai tendance à penser qu'ils sont trop inhabituels pour plaire réellement à un vaste public, mais pas assez ambitieux pour constituer des œuvres majeures de Renaud Camus.

En 2003 cependant Renaud Camus a publié un roman capital, L’Inauguration de la salle des Vents. Capital car, cette fois-ci, très ambitieux et totalement original. Il est classé comme roman alors que les récits relatés sont (presque ?) tous des épisodes réels de la vie de l'auteur ; le travail romanesque se situe en fait au niveau de l'agencement de ces épisodes : douze lignes de récits ; onze styles ; chaque paragraphe n’a qu’une seule phrase, qui peut avoir une ligne ou plusieurs pages. Roman extraordinaire, d'une folle originalité, dont de nombreuses lectures ne révèlent pas toutes les richesses...

lundi 15 novembre 2010

Donjon, de Joann Sfar et Lewis Trondheim (1998-...)

Depuis le début des années 1980 (et, notamment, La Quête de l'oiseau du temps), les séries d'héroïc fantasy se sont multipliées dans la bande dessinée francophone.

En 1998, alors que cette vague semblait se perdre dans quelques poncifs éculés, de trolls sanglants et guerrières délurées, une série créée par deux jeunes auteurs venant du monde de la scène dite 'indépendante' a commencé à faire sensation en piochant allégrement dans tous ces poncifs, mais en renouvelant radicalement le genre. Qu’est-ce qui fait de Donjon, puisqu'il s'agit de cela, une série fondamentalement plus riche que la quasi-totalité des autres séries d’heroïc fantasy qui ont fleuri depuis une vingtaine d’années ?

  1. La première force de Donjon est évidente, utilisée constamment dans les bonnes séries télévisées ou dans les comics américains (mais trop souvent négligée dans la bande dessinée d’heroïc fantasy ou de science-fiction francophone, qui a multiplié les cycles interminables), il s’agit de la double temporalité du récit : une temporalité courte, qui permet à chaque album d’être lu comme un récit indépendant, une temporalité longue qui permet au récit d’être continu sur l’ensemble des albums (même si la temporalité s’estompe actuellement dans la série Crépuscule, voire dans la série Zénith depuis le numéro 5 : les différents albums sont de moins en moins indépendants les uns des autres).

  2. Le mélange des genres est roi : On trouve de tout dans Donjon, en fonction des albums et souvent au sein des mêmes albums, beaucoup d’humour (allant du relativement subtil au très potache), de l’aventure, de l’amour, du sexe (traité à la Joann Sfar, c’est-à-dire sans racolage et sans occulter les questions pratiques et existentielles qu’il pose), du tragique, etc.

  3. De nombreux fils narratifs sont mêlés, créant du suspens à de très nombreux niveaux : on suit tout d’abord les transformations du Donjon (de sa construction dans Potron-Minet à sa fin dans Crépuscule, en passant par son apogée dans Zénith) ; on se captive également pour les aventures des principaux personnages (Hyacinthe, Marvin, Herbert, Marvin le Rouge, etc.), les tribulations des objets du Destin, les aventures de certains porteurs de l’Épée du Destin, celles des automates, etc. Tous ces fils narratifs entrelacés tout au long des albums et des époques multiplient les niveaux de suspense et les intrigues.

  4. Les différentes époques sont traitées en parallèle : Il aurait été possible (c’est d’ailleurs l’idée la plus naturelle, la plus logique) de commencer l’histoire à l’époque de Potron-Minet et de la raconter progressivement, dans l’ordre chronologique du récit, arrivant à l’époque Zénith (au bout de 100 albums ?), puis à celle de Crépuscule (au bout de 200 ?). Cela aurait été probablement fastidieux. La méthode choisie (probablement par hasard plus que par réflexion) permet de multiplier les niveaux de lecture, les questions en suspens (comment tel lieu, tel personnage, tel objet passent de telle époque à telle autre), enrichit la lecture de multiples renvois d’une époque à une autre.

  5. La diversité des dessinateurs conviés en fait un who's who d'une certaine bande dessinée contemporaine. En outre certains volumes sont de très belles réussites sur la plan graphique ; je pense notamment à ceux dessinés par Blutch, Bézian, Killoffer, etc.

Enfin, l'ensemble est narré avec le sens du feuilleton et l’imagination débridée, notamment dans le domaine du fantastique, de Joann Sfar et l’humour et la force d’innovation sans frontière de Lewis Trondheim (ou l’inverse, d'ailleurs…).

Tout cela fait de Donjon une série très riche et, surtout, hautement addictive : à chaque lecture on découvre de nouveaux éléments qui renvoient à d’autres albums, que l’on a de ce fait envie de (re)lire et qui nous renverront à leur tour vers d’autres albums…

Malheureusement, ces séries ont connu un ralentissement depuis quelques mois. Christophe Blain passait la main pour Donjon Potron-Minet, Manu Larcenet arrêtait Donjon Parade, Joann Sfar et Lewis Trondheim semblaient accaparés par d'autres projets. En 2010, aucune nouveauté n'est parue (ce qui est, je crois la première fois depuis 1998). Mais Lewis Trondheim a récemment annoncé sur son blog la parution en 2011 de deux nouveaux albums réalisés l'un par Joann Sfar, l'autre par lui. Les séries ne sont toutefois pas précisées. Encore quelques mois à patienter pour en savoir plus...

mardi 9 novembre 2010

Le Monde Diplomatique en bande dessinée (2010)

Le Monde diplomatique vient de sortir un hors série en bande dessinée. Ce type de numéros spéciaux me convaint rarement tout à fait. Pourtant celui-ci est plutôt réussi.

La couverture, de Joe Dog, auteur sud-africain, est excellente et peut se laisser contempler et analyser un long moment.

Pour l'anecdote, on peut noter que, contrairement à la plupart des autres magazines (de Beaux Arts magazine à Marianne ou aux Inrockuptibles), le Monde Diplomatique n'a pas attendu le festival d'Angoulême pour s'intéresser à la bande dessinée.

Plus sérieusement, ce numéro est doublement réussi : par le choix des auteurs tout d'abord : Fabrice Neaud, Grégory Jarry, Joe Dog, etc. Le panel est éclectique, tant en termes d'approche de la bande dessinée que de nationalités. Par la thématique ensuite. Il ne s'agit pas d'une hors série du Monde Diplomatique sur la bande dessinée mais en bande dessinée. Dans le cas présent, la nuance prend tout son sens. En effet, ce numéro est fidèle à la ligne engagée, politique et internationale du magazine. Chaque auteur a un discours politique, voire résolument militant : que ce soit la critique par Fabrice Neaud de la rhétorique homophobe de Christian Vanneste ou le récit fictionnel de Grégory Jarry et François Ruffin sur la fermeture d'une usine, l'anecdote de Joe Dog qui aborde les rapports contemporains entre Noirs et Blancs en Afrique du Sud ou l'hymne à la ville de Beyrouth par Marzen Kerbaj, tous les récits publiés portent un regard engagé et personnel sur le monde contemporain.

Loin des discours convenus et des palmarès stériles qui sont le plus souvent au sommaire des hors séries sur la bande dessinée, le Monde Diplomatique nous montre, s'il en était encore besoin, que la bande dessinée est un média pertinent pour interroger le monde qui nous entoure.

jeudi 4 novembre 2010

René Girard, un auteur éclairant

À mes yeux, une grande force de la théorie mimétique de René Girard est sa capacité à éclaircir, au moins pour moi, certains éléments peu clairs de la culture occidentale.

À plusieurs reprises, la lecture d'ouvrages de René Girard m'a permis de comprendre des œuvres, des problématiques, que je trouvais peu claires depuis longtemps ; ou au moins, elle m'en a apporté une explication que j'ai trouvé satisfaisante. Plusieurs textes m'avaient ainsi toujours laissé plus que perplexe avant que je ne lise l'interprétation qu'en faisait René Girard. J'en citerai aujourd'hui quelques-uns... Et je vous prie de m'excuser pour les nombreuses approximations que les paragraphes suivants contiennent. Ces quelques lignes n'ont en aucune façon la prétention de résumer quelques points clés de la pensée girardienne, mais simplement de partager mon enthousiasme à propos de plusieurs idées qui m'ont paru très éclairantes...

Le Livre de Job, tout d'abord. Dieu met Job à l'épreuve ; celui-ci semble se révolter, remet en cause la justice de Dieu. Il se fait alors reprendre par quelques-uns de ses amis qui invoquent l'infaillibilité et la justice du Tout Puissant. Dieu finit par intervenir, prend la défense de Job mais rappelle néanmoins à celui-ci son devoir d'humilité. Ce livre me semblait fondé sur un double paradoxe : On disait que Job était ruiné, que tous ses proches étaient morts ; pourtant Job ne se plaignait ni de la perte de ses biens, ni de la disparition de ses proches, mais du fait d'avoir été abandonné de tous. Et, deuxième paradoxe imbriqué dans le premier, alors que Job se plaignait d'être laissé seul suite à l'abandon de tous ses proches, le livre n'est qu'une discussion entre Job et quatre de ses amis.

En interprétant les malheurs de Job comme une crise mimétique, dans La Route Antique des hommes pervers, René Girard surmonte ce double paradoxe. La description des malheurs de Job est en fait celle du dénouement d'un crise mimétique : Job est un exemple typique de l'individu qui a été glorifié, d'où ses grandes richesses, avant de subir une mise à mort (symbolique puisqu'il est encore vivant) de la part de l'ensemble du peuple unanime au paroxysme d'une crise mimétique. On retrouve le schéma de la mise à mort d'un roi présente dans de nombreux mythes. Cela explique que Job, plus que de la perte de ses richesses et de ses proches, se plaigne d'avoir été abandonné par tous : la clé de son infortune réside dans l'unanimité de tous contre lui lors de la crise mimétique.

Quant à ses 'amis', ils représentent la sagesse populaire, encore mythologique, qui voit dans le bouc émissaire un coupable (lecture des mythes traditionnels) ; Job, lui, prend part à la révélation biblique qui met en lumière le mécanisme victimaire lié au désir mimétique et l'innocence du bouc émissaire. Job est innocent ; malgré son innocence, il est mis à mort par la foule indifférenciée et unanime.

La métaphysique de Satan de certains théologiens classiques était un autre sujet qui m'intriguait fortement. Pour certains théologiens en effet, tout être vient de Dieu. Le mal, Satan, est donc un non être, une absence de bien. Il était déclaré « Prince de ce monde » mais n'avait pas d'être propre ; encore un paradoxe qui m'avait fait réfléchir.

En assimilant, dans Je vois Satan tomber comme l'éclair, Satan au désir mimétique, René Girard surmonte cette difficulté : Satan est effectivement le « Prince de ce monde » dans la mesure où toute l'humanité est guidée, régie par le désir mimétique ; mais il n'a pas d'être propre, il ne dispose pas d'une existence individuelle.

Je pourrais évoquer longuement d'autres exemples. Si la base du complexe d'œdipe freudien m'a toujours semblé relativement claire, certains des prolongements qu'en tire Freud me paraissaient beaucoup plus obscurs. En interprétant le complexe d'œdipe comme un cas particulier du désir mimétique (l'enfant reproduit les désirs du modèle le plus proche de lui, le petit garçon reproduit les désirs de son père pour sa mère, la petite fille reproduit ceux de sa mère pour son père) , je comprends beaucoup mieux les origines et les conséquences de ce phénomène psychologique. Enfin, lorsque j'ai lu (ou vu, je ne sais plus) pour la première fois Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, je n'ai pas du tout suivi la logique de cette succession de revirements amoureux apparemment sans queue ni tête. La lecture girardienne, qui y voit une série de désirs mimétiques (chaque personnage calque son désir amoureux sur un modèle ; et son amour disparaît lorsque le modèle n'est plus à craindre) m' a permis d'apprécier beaucoup plus cette pièce à la fois légère et formidablement complexe.

Bref, je suis très impressionné par la puissance des théories girardiennes qui sont capables d'éclairer des problématiques si diverses...

mardi 2 novembre 2010

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (1ère partie)

Comme je vous le disais il y a quelques jours, je vais effectuer, en plusieurs livraisons, une lecture suivie, page à page, du Portrait. Comme je ne pourrai scanner que quelques dessins, avoir l'album ouvert à côté de soi facilitera probablement grandement la lecture de ces lignes...

La page de garde (qui, très étrangement, n'existe que dans la version originale de l'album publiée chez Futuropolis et n'est pas reprise dans la réédition de L'Association) est très en informations : En haut à gauche, Edmond Baudoin remercie « Michel Houssin, peintre, le modèle de « Michel » le peintre et Carol Vanni, danseuse, modèle de « Carol » ». Cet album repose donc sur la représentation, au moins pour l'apparence physique, de deux personnes réelles. Cependant Baudoin n'a pas choisi de donner ses propres traits au « peintre ». Celui-ci sera pourtant le porte-parole de nombreuses préoccupations de l'auteur. Dans Le Portrait comme dans d'autres albums où il aborde des sujets intimes, Baudoin ne va pas au bout de la confession autobiographique et revendique clairement que le personnage principal n'est pas complètement le double de papier de l'auteur. On peut noter que Baudoin reprendra les traits de Michel Houssin, vieilli, près de 30 ans plus tard, dans L'Arleri, qui est une autre histoire de portrait, faisant le point trois décennies après Le Portrait sur la création et les relations entre hommes et femmes.

Autre élément important de cette page de garde : En bas, à droite, deux courts textes sont écrits à la main. L'un en lettres capitales, dans un rectangle ; l'autre en lettres cursives, en italique, sans contours. On comprendra assez vite que la première est une voix off masculine, la seconde une voix off féminine. L'auteur lui-même nous précise d'ailleurs qu'il a extrait les textes en italique des lettres de Carol Vanni, le modèle du personnage « Carol ». La double thématique de l'album est ainsi annoncée : il s'agit d'une part de l'histoire d'une tentative de portrait et d'autre part d'un dialogue entre un homme et une femme, entre un peintre et son modèle, entre Michel et Carol.

Page 1 : Trois paysages urbains, de moins en moins figuratifs. Dans la case du milieu, le titre, « Le Portrait » et une légende : « j'incendie mes paysages ». La couleur est ainsi annoncée : il n'est pas question de représenter des paysages de façon réaliste ; ils seront incendiés, peints en toute subjectivité, en fonction des sentiments des personnages.

Pages 2 et 3 : Sur ces deux pages alternent la voix off 'féminine' et la voix off 'masculine', sur fond de paysages urbains traversés de visages. La première voix exprime un mal être ; la deuxième évoque l'orgueil de l'homme qui rêve de certitudes, de l'artiste qui rêve de peindre la vie (« peindre l'homme »). En page 3, l'exercice du portrait commence : le visage d'un même individu est dessiné neuf fois en case 2, puis une fois, de façon plus nette, en case 3. Tous ces portraits d'une même personne sont imparfaits, peindre l'homme se révèle impossible, ce qui n'empêche pas l'artiste d'essayer sans relâche.

Pages 4 et 5 : Présentation du personnage masculin, le peintre, Michel.

La voix off féminine s'efface progressivement pour laisser la place à un dialogue entre Michel et un de ses amis, Charles. Le lecteur se rend compte progressivement que les personnages dessinés des premières cases sont en fait peints par Michel : la frontière entre les personnages du récit et les œuvres du peintre est floue. En page 5, Michel annonce son but : « Peindre la vie ». Comme dans les pages précédentes, il rappelle qu'il s'agit d'un « rêve impossible », ce qui ne va pas l'empêcher d'essayer. Charles fait remarquer à Michel, à la case 1, un « trou blanc entre les hommes en noir. » ; il s'agit d'un vide, d'un espace encore vierge dans la fresque du peintre. Michel lui répond qu’il « aimerai[t] y dessiner la vie. » Ce « trou blanc » ou ce « troublant » pour reprendre le jeu de mot de Michel reviendra plus loin, comme pour symboliser la tentative de Michel (page 17).

En case 4, assis dans un café, il annonce qu'il chercher un modèle vivant. En case 5, un personnage féminin passe devant le café. Il s'agit du modèle, même si ni elle, ni lui, ni nous, ne le savons encore, qui nous entraîne vers les pages suivantes.

Pages 6 et 7 : Présentation du personnage féminin, le modèle, Carol.

Comme pour le peintre, cette présentation est dans la lignée de la voix off des pages 2 et 3 : Carol subit une rupture, qu'elle vit mal. De son amant qui rompt, on ne voit que le torse. Entre deux visions de ce torse s'intercale une case contenant un arbre sans feuille ; il n'y a plus de sève, plus de verdure pour faire vivre cet amour. On retrouvera le symbole de l'arbre à plusieurs reprises dans l'album. Puis, en bas de la page 6, la vue se fait subjective et le dessin de ce torse s'estompe, sous l'effet de l'émotion de Carol. Le dessin, pour Baudoin, n'est nullement une représentation 'objective', 'réaliste' (dans le sens le plus terre à terre) du monde ; il s'agit bien au contraire d'un instrument pour représenter ce que vivent, et donc notamment ce que ressentent, les personnages.

En page 7, on trouve un procédé qui sera repris tout au long de l'album : une succession de silhouettes de Carol (9 au total) dessinées sans contour de cases sont là pour nous représenter les sentiments de cette jeune femme ; elle avait offert ses lettres, son amour (d'où les gestes d'offrande) ; on lui rend ses lettres, on refuse son amour (d'où le geste de repli sur soi).

À suivre...

vendredi 29 octobre 2010

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (introduction)

La bande dessinée est encore un médium jeune, et les chemins inexplorés demeurent nombreux. Certains albums défrichent des lieux importants et font prendre conscience des richesses actuellement encore inexploitées par la quasi totalité des récits en bande dessinée. Parmi ces œuvres qui sortent des sentiers et ouvrent des voies nouvelles, une des plus marquantes, une des plus fortes, une des plus innovantes, à mon sens, est Le Portrait d'Edmond Baudoin.

Je vais commencer, aujourd'hui, par présenter rapidement cet album. Dans les prochains jours, j'en donnerai une analyse plus approfondie, page par page.

Un lecteur inattentif pourrait lire Le Portrait, comme la plupart des autres œuvres de Baudoin d’ailleurs, assez rapidement : une quarantaine de pages, peu de cases par pages, pas d’excès de texte (certaines pages sont même complètement muettes). Un tel lecteur passerait à côté de l’essentiel. Comme dans les autres albums de Baudoin il faut profiter de la beauté et de l’expressivité des dessins. Les pages de croquis, notamment, sont magnifiques. Dans cet album il est également passionnant de suivre les réflexions de l’auteur et la façon dont ils met celles-ci en image par de superbes trouvailles.

De façon schématique, on trouve dans Le Portrait deux réflexions entrelacées, la première sur l’amour, l’autre sur l’art et la création. Elles sont véhiculées de façon visible par les monologues intérieurs des deux personnages principaux, Carol, le modèle, et Michel, le peintre. La réflexion sur l’amour prend naissance principalement dans les pensées de Carol. Dans celles de Michel apparaît plus nettement la réflexion sur la création. Carol vit une rupture au début de l’album, rencontre des anciens amants, passe la nuit avec Charles et finit par s’avouer qu’elle est amoureuse de Michel « ce petit bonhomme chauve et barbu », plus âgé qu’elle. Elle s’interroge sur l’amour, les hommes, les ruptures, ses sentiments… Michel ne cesse de s’interroger sur l’art et la vie : comment « dessiner la vie ». Tout l’album (voire toute l'œuvre de Baudoin) est d'ailleurs en quelque sorte une illustration de cette question. Ces réflexions des deux personnages principaux se mêlent au cours de l’album (page 9 : « Avec ses pinceaux il voulait simplement effleurer quelques instants d’éternité… Quelque chose comme des baisers. » ; la relation amoureuse entre peintre et modèle…) et finissent par se confondre à la dernière page : « Dessiner la vie… Le rêve impossible… on ne peut que l’aimer. »

Pour tenter de réaliser ce « rêve impossible », à savoir « dessiner la vie », Baudoin a développé dans cet album des moyens exceptionnellement inventifs.

En accumulant les pages de croquis de Michel (plus d’une demi-douzaine), Baudoin donne vie, comme par approximations successives, à Carol. L’art de Michel et celui de Baudoin se confondent dans ces pages, comme pour mieux symboliser ce qui les rapproche ; Baudoin reprend ainsi à son compte la quête et les interrogations de Michel.

Onze fois les sentiments de Carol sont symbolisés par un petit personnage féminin, vêtu d’un pantalon blanc large et d’un petit haut noir. Ce personnage n’est pas encadré par une case et, la plupart du temps, Baudoin dessine une succession de tels petits personnages, comme les images successives d’un dessin animé, pour décomposer un mouvement. Par celui-ci Baudoin rend visible les sentiments de Carol. C’est particulièrement marquant page 7 lorsque Carol reprend, à contrecœur, ses lettres, ou page 21 lorsque l’entrée de Charles lui fait peur.

Pour symboliser les sentiments de Michel, Baudoin utilise des moyens tout autres : c'est son propre trait, son propre style (ceux de Baudoin, pas ceux de Michel) qui laissent transparaître les émotions du peintre : ainsi lorsque Michel apprend que Carol et Charles ont passé la nuit ensemble, les quatre dernières cases de la page 29 se brouillent, comme sous l'effet de l'émotion.

Que dire de plus aujourd'hui ? Je pourrais évoquer la poésie de Baudoin, la sensibilité de son trait, les autres moyens innovants développés pour rendre son propos plus riche et plus subtils... Je vous parlerai de tout cela dans les prochains jours, en lisant avec vous, page à page ce chef-d'œuvre du neuvième art.

mercredi 27 octobre 2010

La première page de Coke en Stock (1958), d'Hergé

La première page de Coke en stock, le 19éme album de Tintin, représente un véritable tournant dans l’œuvre d’Hergé. Après L’affaire Tournesol qui a conclu en apothéose le cycle le plus classique des aventures de Tintin, elle ouvre en beauté un cycle plus expérimental.

Avec L’affaire Tournesol, Hergé est parvenu à une pleine maîtrise de son médium. Sa technique s’est affirmée avec les changements de contraintes : passage du noir et blanc à la couleur dans les années 1940, passage d’albums d’une centaine de pages à des aventures devant se couler dans le moule strict de 62 pages à la même époque, changement des régimes de prépublication (par double page dans le Petit Vingtième, par strip dans Le Soir, par page simple dans Tintin). Dans les années 1950, il est finalement arrivé à la forme définitive des aventures de Tintin.

La famille de papier (c'est-à-dire l'ensemble des principaux personnages récurrents des aventures de Tintin), comme l’appelle Benoît Peeters, est en place ; tous les principaux personnages ont fait leur apparition dans les albums précédents (à part Szut) ; Séraphin Lampion, un des derniers venus, a fait son apparition dans l’album précédent. De même pour la géographie : les différents pays hergéen, le San Theodoros et le Nuevo Rico, la Syldavie et la Bordurie, le Khemed sont connus.

La technique a évolué mais elle est maintenant rodée. Le studio Hergé, dans sa forme définitive, est apparu avec Objectif Lune. Les collaborateurs sont maintenant en place, les méthodes de travail également. La dernière innovation technique majeure date de L’affaire Tournesol : Hergé encre maintenant ses planches sur une feuille différente de celle des crayonnés, au moyen de systèmes de calques.

La technique, la forme, sont donc parfaitement au point. Cette maîtrise formelle a permis de donner naissance à L’affaire Tournesol. L’intrigue de cet album est assez classique, simple même : une ‘banale’ (surtout à l’époque) histoire d’espionnage. Ce qui en fait la très grande qualité est son traitement sans faille : les pages d’introduction posent l’ambiance de manière fantastique (à ce sujet, on pourra se reporter l’analyse de Benoît Peeters dans Le Monde de Tintin) ; à partir de là l’intrigue se déroule pendant 62 pages sans un moment de relâchement, les personnages suivent Tournesol à travers l’Europe, les rebondissements s’enchaînent parfaitement, le suspens est constant. Bref un album d’une très grande réussite formelle, un réel sommet dans la bande dessinée francophone classique.

Une fois en pleine possession de ses moyens techniques, Hergé aurait pu se contenter d’écrire d’autres histoires très classiquement avec un grand savoir-faire. Penser cela était mal le connaître : il ne va avoir de cesse de manipuler dans tous les sens le monde qu’il a créé.

Dans les albums qui suivent L’affaire Tournesol, Hergé prend un du recul par rapport à sa création ; maintenant qu’il la maîtrise parfaitement, il peut jouer avec elle. C’est ce qu’il va faire pendant les cinq albums suivants et c’est que nous annonce la première page de Coke en stock.

Hergé © Casterman

L’album s’ouvre sur la conclusion d’une histoire, sur le mot « fin ». C’est un premier processus de mise en abyme. Hergé nous indique que toute fin est relative et peut être le début d’autre chose ; il attire également notre attention sur le fait que Tintin est une œuvre de fiction parmi d’autres, qu’elle s’achèvera également sur le mot « fin », dans quelques pages.

Tintin et Haddock sortent du cinéma et discutent du film, un western, qu’ils viennent de voir. Nous sommes dans la banalité la plus complète, cette scène de rue poussait se passer n’importe quand, n’importe où. Le capitaine critique la fin du film, qu’il juge invraisemblable : le héros du western pense à son oncle qu’il n’a pas vu depuis des années et celui-ci arrive soudainement. Aussitôt nos deux héros connaissent la même mésaventure : Haddock pense au général Alcazar « qui a complètement disparu de la circulation » et entre aussitôt en collision avec lui. La banalité du quotidien est brisée, l’aventure commence.

Par cette entrée en matière, Hergé nous annonce au moins deux choses :

  • Les règles classiques de vraisemblance ne comptent plus dans un univers de fiction, tout peut arriver.
  • Nous allons assister au passage en revue d’un grand nombre des personnages de la famille de papier : tout au long de l’album, Tintin et Haddock ne vont pas arrêter de croiser la route, de rentrer dans des personnages qu’ils connaissent déjà, comme c’est le cas dans cette première page avec Alcazar.

La fin du western est devenue, par un jeu de miroir et de mise en abyme, le début de l’aventure pour Tintin. Hergé peut ainsi nous prévenir que malgré le côté extraordinaire des aventures de son reporter, elles viennent le chercher au milieu du quotidien le plus banal. Il nous rappelle également que le monde de Tintin n’est pas le monde réel, qu'il n’est pas régi par les règles de celui-ci mais par les mêmes règles que celle du western qui vient de s’achever : celles de la fiction. Il ne cherche nullement à le cacher et nous montre au contraire qu’il va en jouer, qu’il est le seul maître de ces règles : il va balloter ses personnages dans un monde où la coïncidence est reine ; ses héros se heurteront successivement à la plupart des personnages de la famille de papier comme Haddock vient de la faire avec Alcazar, ils traverseront les pays imaginaires du monde hergéen, de Charybde en Scylla, de Khemed en San Theodoros. Tout l’album est en effet une suite de rencontres improbables, de coïncidences invraisemblables ; nos personnages passent leur temps à heurter toutes leurs connaissances, des plus récemment apparus, Séraphin Lampion, l’émir Ben Kalish Ezab et Abdallah, Sponsz, aux plus anciens, les Dupondt, Rastapopoulos ou Allan. Hergé ne cherche nullement à jouer la carte de la vraisemblance, il joue avec le monde qu’il a créé pour l’approfondir, le tordre dans tous les sens pour en explorer toutes les possibilités. Cette entreprise, commencée et annoncée avec cette page-tournant ne prendra fin que lorsque Tintin sera conduit pour être transformé en César à la fin de l’Alph’art

En pleine possession de ses moyens, Hergé va maintenant jouer avec les règles qu’il a lui-même mises en places, avec son propre monde.