samedi 16 juillet 2022

Journal 1 & 2 et Journal 3, de Fabrice Neaud (rééditions 2022)

Les éditions Delcourt viennent de rééditer Journal 1 & 2 et Journal 3, de Fabrice Neaud (la réédition de Journal 4, Les Riches Heures est prévue pour septembre). Journal 1 & 2 compile les deux premiers volumes du Journal d'abord publiés séparément en 1996 et 1998, puis regroupés en un seul volume chez Ego comme x. Journal 3 reprend le 3ème volume du Journal, d'abord publié en 1999, puis dans une édition augmentée en 2010, toujours chez Ego comme x. Les deux volumes ont fait l'objet de quelques corrections, dans les textes et les dessins. Une postface dessinée a été ajoutée au Journal 1 & 2, dans laquelle l'auteur dresse un rapide bilan des 20 ans qui se sont déroulées depuis la sortie de Journal 4, à ce jour dernier volume du Journal, explique cette si longue interruption et annonce la publication prochaine de nouveaux tomes. (On peut noter en passant que l'ensemble de l'oeuvre autobiographique de Fabrice Neaud, le Journal mais aussi les prochains livres, est maintenant regroupée sous le titre général d' Esthétique des Brutes.)

J'ai profité de ces rééditions pour relire ces albums que j'avais lus de nombreuses fois, mais pas depuis quelques années (probablement depuis 2010 et la réédition augmentée pour Journal 3, et depuis encore plus longtemps pour Journal 1 & 2). Au moment de commencer ces relectures, je dois avouer que j'ai éprouvé une légère inquiétude : et si j'étais déçu, et si je ne trouvais pas ces albums aussi extraordinaires qu'auparavant ? Après tout, ces récits ont été publiés il y a plus de 20 ans (entre 26 et 23 ans) et relatent des faits advenus il y a presque 30 ans (entre 30 et 27 ans pour être précis). La société a évolué depuis cette époque (Internet et les smartphones n'avaient pas envahi notre quotidien, les appli de drague n'existaient pas encore, c'était à peine 11 ans après la dépénalisation de l'homosexualité en France (pour le début de Journal 1& 2) et bien avant les "péripéties" liées à la loi sur le "mariage pour tous", à une époque où les luttes LGBT+ n'avaient pas la même audience), le monde de la bande dessinée également (ces livres relatent notamment le tout début du mouvement de la bande dessinée "indépendante" des années 1990, au moment de la création de L'Association, de Cornélius et d'Ego comme x ; l'autobiographie en bande dessinée était encore un concept très nouveau, notamment de ce côté de l'Atlantique, où les pionniers du genre, tels Edmond Baudoin, étaient encore rares). Et, bien entendu, j'avais plus de 20 ans de moins, et autant de livres lus, de films vus, d'expériences accumulées.

J'ai bien vite été rassuré : aucune déception à la relecture. Ces livres n'ont pas le même écho aujourd'hui, le temps a passé, mais il n'est nullement amoindri. On est passé d'un récit d'actualité à un témoignage d'une époque parfois révolue ; on peut observer a posteriori l'évolution du style de dessin de Fabrice Neaud. Mais l'immense talent de l'auteur, la fulgurance de certains portraits, la pertinence de la peinture sociologique et psychologique sont toujours là, bien présents, nullement fanés par les deux décennies qui se sont écoulées...

Dès Journal 1 & 2 sont déjà présentes les caractéristiques qui donnent toute sa force et sa qualité unique à l'oeuvre autobiographique de Fabrice Neaud ; dans Journal 3, elles deviennent encore plus fortes et occasionnent de nombreuses pages superbes et bouleversantes : un dessin élégant qui parvient à mettre en avant les particularités les plus singulières des individus (nous sommes loin des caricatures réduisant les personnes à quelques traits marquants) ; un récit qui joint sans cesse les épisodes les plus personnels de la vie du narrateur à des considérations psychologiques et sociologiques beaucoup plus larges ; l'usage habile de métaphores iconiques et d'itérations visuelles, qui permet un constant et fructueux dialogue entre image et texte, même dans certains longs passages plus proches du commentaire social que du récit de vie... Bien sûr l'art de Fabrice Neaud continua à progresser dans les années qui suivirent : l'encrage, et notamment l'usage des hachures, a beaucoup évolué (comme on peut notamment s'en rendre compte dans les planches ajoutées en 2010 dans Journal 3), de superbes paysages naturels prendront plus de place que dans ces deux premiers volumes, essentiellement situés en milieu urbain. Toutefois, l'essentiel est déjà là, dès la fin des années 1990.

Je ne vais pas commenter ici en détails ces deux livres ; je l'ai déjà fait longuement en d'autres lieux (à retrouver là pour Journal 1, Journal 2 et Journal 3 ). En conclusion, est-ce que la relecture de ces oeuvres a changé la vision que j'en avais ? Oui et non. Non, puisque je suis toujours autant ébloui par la qualité littéraire et graphique de ces centaines de pages. Oui, parce que ces livres n'ont plus vraiment le même statut ; en 1996, 1998 et 1999, il s'agissait de livres avant-gardistes, à la pointe de ce qu'on appelait alors la "nouvelle bande dessinée", pionners de l'autobiographie en bande dessinée, dont le récit très contemporain était parfaitement ancré dans son époque ; aujourd'hui, il s'agit de classiques qui affrontent déjà avec succès l'épreuve du temps qui passe.

mardi 12 juillet 2022

Les Mystérieux Voyages de Cornelius Dark, d'Alberto Breccia et Carlos Trillo (1978-1980, 2022)

Alberto Breccia est l'un des génies de la bande dessinée internationale les plus méconnus. Ses œuvres sont rééditées, voire simplement éditées en album, au compte-gouttes et elles sont rapidement épuisées. C'est pourquoi toute nouvelle édition d'un de ses ouvrages est toujours une excellente (et trop rare) nouvelle.

Les éditions Revival viennent d'éditer El Viajero de Gris (dont je regrettais d'ailleurs en 2011 sur ce blog l'absence d'une édition française...), sous le titre Les Mystérieux Voyages de Cornelius Dark. À l'époque, Breccia ne travaille plus avec le scénariste Hector German Oesterheld, avec qui il avvait donné le jour à de nombreux chefs-d'œuvre (Mort Cinder, bien entendu, mais aussi une nouvelle version de l'Éternaute, Sherlock Time, La Vie du Che, etc.) et qui mourut en 1977 aux mains de la dictature qui sévissait alors en Argentine. Alberto Breccia a néanmoins trouvé un nouveau partenaire scenaristique de long terme, Carlos Trillo (ils publieront ensemble Qui a peur des contes de fées, Buscavidas, Nadie...). Celui-ci se place clairement dans les traces du génial Oesterheld. Sans atteindre le talent de celui-ci, il n'en fournit pas moins des textes de très bonne facture au dessinateur uruguayen.

El Viajero de Gris est une œuvre dans lesquelles Alberto Breccia se sent libre, ose sortir des cadres rigides de la bande dessinée commerciale argentine. Vite las de travailler dans un format et un style stables, il s'en donne ici à cœur joie et ose passer d'un style à l'autre au sein d'un même récit, voire d'une même planche, tout en mettant toujours ses impressionnantes qualités graphiques au service du récit.

Cornelius Dark est prisonnier, pour une raison que le lecteur ne connaît pas. Souvent isolé au cachot, il cherche son salut dans l'évasion par la pensée. En se concentrant sur un objet, il est capable de se projeter en pensée dans un tout autre lieu, une toute autre époque, des steppes mongoles médiévales à l'Auvers-sur-Oise de Van Gogh. En 6 récits de 12 pages chacun (14 pour le dernier), Cornelius Dark parcourt ainsi l'espace et le temps.

Breccia utilise des styles différents pour le monde de la prison (un dessin au trait, avec des noirs en à-plat dominant les pages) et celui des rêves de Cornelius Dark (le dessin au trait laissant le plus souvent la place à un traitement en volumes, avec un lavis qui préfigure parfois celui de Perramus. (On peut d'ailleurs relever que le scènes de prison préfigurent les expérimentations graphiques de Frank Miller dans Elektra lives again ou Sin City. Influence ou coïncidence ? Je ne saurais dire avec certitude...). Chaque page est une merveille visuelle, dans des registres très variés. En outre cette variété porte magnifiquement ces courts récits, distrayants certes, mais manquant un peu de souffle. Un autre grand livre d'Alberto Breccia !

P.S. : On peut noter que des éditions hispanophones de >Nadie, un autre feuilleton de Breccia et Trillo, dessiné entre 1976 et 1978, donc juste avant El Viajero de Gris, sont sorties récemment également. Le ton n'est pas le même. Il s'agit d'un feuilleton beaucoup plus classique, mettant en scene Nadie, un agent secret britannique exceptionnellement doué, dans la lignée de James Bond, aux prises avec des méchants diaboliques, tout spécialement Fu Manchu, tout droit sorti de l'âge d'or des pulps. Pour satisfaire son éditeur et coller au classicisme du recit, Breccia se contraint à utiliser un style de dessin au trait beaucoup plus stable et classique que dans El Viajero de Gris. On sent tout de même à chaque page son souhait, encore inassouvi, d'explorer de nouveaux territoires, notamment dans la description des bas quartiers de la capitale britannique.