dimanche 18 septembre 2022

Réinventer le roman. Entretiens inédits (Alain Robbe-Grillet et Benoît Peeters, 2022) et Robbe-Grillet. L’aventure du Nouveau Roman (Benoît Peeters, 2022)

Alain Robbe-Grillet (1922-2008) n'est plus vraiment un auteur à la mode. Le Nouveau Roman dans son ensemble, et les romans de Robbe-Grillet en particulier, n'ont plus l'aura médiatique et critique dont ils ont bénéficié notamment dans les années 1960 et 1970 (parfois davantage à l'étranger qu'en France, mais ceci est un autre sujet). Notre époque est probablement encline à mettre en avant des oeuvres à la construction plus simple et se rattachant directement à des témoignages vécus en lien avec certaines problématiques sociétales. La construction non linéaire, l'approche formaliste et le détachement des sujets sociétaux d'actualité éloignent très probablement les romans d'Alain Robbe-Grillet des goûts actuels. En outre, le goût du romancier pour la provocation et la teneur fantasmatique de certains de ses écrits l'éloignent du consensus politiquement correct actuel.

Si ses romans sont moins cités qu'il y a quelques décennies, ses films, eux, sont quasiment oubliés et invisibles. Ils avaient pourtant rassemblé des acteurs célèbres (Jean-Louis Trintignant à plusieurs reprises, Philippe Noiret, Marie-France Pisier, Arielle Dombasle...) et gagné quelques prix prestigieux. On peut d'ailleurs noter qu'Alain Robbe-Grillet fut très peu cité dans les nombreuses notices nécrologiques consacrées à Jean-Louis Trintignant il y a quelques mois. Celui-ci a pourtant tourné, avec beaucoup de talent, dans quatre films du romancier (Trans-Europe-Express, L'Homme qui ment, Glissements Progressifs du plaisir et Le Jeu avec le feu (l'acteur n'est pas crédité dans ce film, car il avait accepté de jouer gratuitement pour ne pas en plomber le budget)). C'est même grâce à sa superbe prestation dans L'Homme qui ment qu'il reçut le premier prix important de sa carrière, l'Ours d'argent du meilleur acteur au festival de Berlin de 1968.

Fort heureusement, ce relatif oubli n'a pas freiné Benoît Peeters (oui, le scénariste des Cités Obscures et l'exégète de Hergé ; celui-ci a bien d'autres cordes à son arc : il a commencé sa carrière avec un roman hommage à Claude Simon et au Nouveau Roman, Omnibus, et a écrit plusieurs biographies de grands hommes de lettres) qui vient de publier simultanément deux ouvrages consacrés à Alain Robbe-Grillet, qu'il a bien connu. Il s'agit d'une biographie, Robbe-Grillet. L’aventure du Nouveau Roman, et de la transcription d'entretiens datant de 2001, Réinventer le roman. Entretiens inédits.

Alain Robbe-Grillet avait déjà largement parlé de lui et évoqué son travail, notamment dans les trois volumes de sa géniale et paradoxale pseudo-autobiographie (Les Romanesques : Le Miroir qui revient (1985), Angélique ou l'Enchantement (1988) et Les Derniers Jours de Corinthe (1994)) ainsi que dans plusieurs recueils d'entretiens, fort riches et intéressants : Le Voyageur en 2001 et Préface à une vie d'écrivain en 2005. Benoît Peeters parvient néanmoins, avec ces deux nouveaux ouvrages, à apporter des éléments nouveaux.

Dans Robbe-Grillet. L’aventure du Nouveau Roman, l'approche biographique permet de replacer l'ensemble des oeuvres et des prises de position de l'écrivain dans un déroulé chronologique clair. Benoît Peeters apporte également des éclairages complémentaires à celui qu'Alain Robbe-Grillet a mis en avant tout au long de sa vie. C'est particulièrement intéressant, notamment, lorsqu'existent des incohérences (le plus souvent assumées) entre les romans de Robbe-Grillet et ses textes critiques contemporains. L'un des exemples les plus flagrants est celui de l'usage de la métaphore : Alain Robbe-Grillet a publié presque en même temps des articles dans lesquels il critiquait violemment son usage (repris plus tard dans Pour un nouveau roman) et un roman, La Jalousie, dans lequel les métaphores ont une place significative. L'analyse des débats théoriques sur le Nouveau Roman est également bien mise en lumière, avec notamment la tentative de prise de pouvoir intellectuel sur ce mouvement par Jean Ricardou dans les années 1970, puis la relative et progressive mise à l'écart de ce théoricien jusqu'a-boutiste par la majeure partie des écrivains rassemblés sous cette enseigne. On voit ainsi comment la formalisation de certains concepts par Jean Ricardou a dans un premier temps donné lieu à des débats intéressants au sein des nouveaux romanciers et de leurs critiques, avant que la sécheresse de plus en plus grande de ces concepts ne vienne à être considérée comme stérilisante ; Jean Ricardou semblait vouloir enfermer dans un cadre très contraint des écrivains que rassemblaient avant l'amour de la liberté et la quête de nouvelles formes.

Dans Réinventer le roman. Entretiens inédits, Benoît Peeters, qui connaissait bien les différents entretiens et textes critiques déjà publiés à l'époque par et sur Robbe-Grillet, cherche à pousser l'écrivain plus loin, à lui faire dire des choses nouvelles, à approfondir certains points clés de sa démarche. Et cette tentative est très souvent couronnée de succès ; même pour un lecteur assidu des oeuvres (littéraires et critiques) du romancier, cet ouvrage permet d'apporter de nouveaux éléments.

Ces deux ouvrages ont le grand mérite de remettre sur le devant de la scène un auteur majeur du 20ème siècle et devraient permettre aux néophytes de le découvrir simplement et aux amateurs d'aller plus loin dans leur connaissance de l'oeuvre si riche d'Alain Robbe-Grillet.

dimanche 11 septembre 2022

Exposition Chris Ware à la BPI (Centre Pompidou)

Il n'est pas forcément simple d'imaginer une exposition pertinente sur la bande dessinée. En accrochant des planches au mur, on les prive forcément de l'enchaînement séquentiel pour lequel elles ont été conçues. Prises individuellement, ou par petits groupes, elles perdent forcément une partie de leur sens (ce qui peut être nuancé dans le cas de gags en une planche, notamment). En outre, dans bien des cas, les planches originales permettent de voir des détails de réalisation (restes de gommage, reprises du dessin, etc.) qui leur donnent plus de vie, mais que leur auteur a cherché à éliminer de la version finale, il s'agit donc en quelque sorte de documents de travail plus que d'oeuvres achevées. Bien entendu, il arrive parfois que voir une planche originale permette de découvrir une richesse de couleurs, notamment, à laquelle les techniques actuelles de reproduction industrielle ne permettent pas de rendre pleinement justice ; je me souviens ainsi d'une belle exposition à la Bibliothèque nationale, dans laquelle j'avais admiré de superbes pages de Trait de craie, de Prado, avec une magnificence de couleurs directes, dont l'album imprimé ne donnait qu'un pâle reflet.

Une difficulté supplémentaire s'ajoute dans le cas d'un auteur qui, comme Chris Ware, ne dessine pas de planche originale finalisée : avant l'étape finale effectuée par ordinateur, ses pages ne comportent qu'un dessin au trait, sans couleurs, bien loin du rendu imprimé. De façon plus générale, pour Chris Ware l'oeuvre finale, celle qui correspond pleinement à son dessein créateur, est uniquement le livre imprimé, avec l'ensemble des planches coloriées, mais également la maquette, les couvertures et pages de garde, jusqu'à l'ensemble des textes de teneur administrative apparaissant sur ces dernières. Dans ces conditions, quelle est la pertinence de monter une exposition sur Chris Ware ? Son oeuvre n'est-elle pas avant tout à découvrir en feuilletant et lisant ses livres, dans une bibliothèque ou chez soi ? (Il est d'ailleurs intéressant de noter que l'exposition dont je souhaite vous parler aujourd'hui est justement organisée dans quelques salles au coeur d'une bibliothèque, la BPI du centre Pompidou, à Paris ; à la sortie de l'espace d'exposition, la bibliothèque propose d'ailleurs à la lecture du visiteur intéressé la plupart des ouvrages de Chris Ware.)

Ces questionnements liminaires étant posés, ai-je apprécié la visite de cette exposition dédiée à Chris Ware, initialement imaginée pour le festival d'Angoulême, suite à l'attribution de son Grand Prix à Chris Ware, et maintenant présentée, apparemment sous une forme un peu différente, à la bibliothèque publique d'information (BPI) du centre Pompidou à Paris ? Et bien oui, beaucoup. Les commissaires ont réussi à surmonter les difficultés intrinsèques à ce genre d'exercice pour présenter au visiteur, qu'il soit familier de l'oeuvre de l'auteur américain ou bien complètement néophyte, un parcours instructif et plaisant.

L'exposition est suffisamment complète pour présenter succinctement les différentes facettes de l'oeuvre, mais pas trop longue pour ne pas lasser. Elle met en avant chronologiquement les livres phares de Chris Ware, des oeuvres de jeunesse à Rusty Brown, en passant par Jimmy Corrigan et Building Stories. Ses livres sont mis en valeur de différentes façons, complémentaires : quelques planches originales, les planches finalisées et publiées (dans leur version française), ainsi que les livres eux-mêmes. On peut également découvrir quelques pages plus rares, publiées notamment dans divers périodiques, et d'autres illustrations, comme les superbes couvertures qu'il concocte régulièrement pour le New Yorker.

Enfin, et c'est là que cette exposition apporte le plus de valeur ajoutée par rapport aux livres imprimés pour un lecteur familier de cette oeuvre protéiforme, on peut également découvrir d'autres pans du travail créatif de Chris Ware : quelques-uns des nombreux objets qu'il se plaît à fabriquer, ainsi que plusieurs dessins animés qu'il a co-conçus. Si on cite également un entretien vidéo très intéressant, on aura donné une petite idée de la variété de cette exposition. Elle est prévue jusqu'au 10 octobre 2022, il est encore temps d'en profiter !

La salle consacrée à Jimmy Corrigan

La salle consacrée à Building Stories

Un mur de planches originales de Rusty Brown

D'autres illustrations