jeudi 3 décembre 2015

Exposition Jean-Christophe Menu lors du prochain festival d'Angoulême

Le programme du prochain festival d'Angoulême (qui aura lieu du 28 au 31 janvier 2016) commence à être connu. Au-delà des expositions assez classiques (celle consacrée au grand prix de la ville d'Angoulême 2015, Katsuhiro Otomo, celle consacrée à un grand classique, Morris, dessinateur de Lucky Luke, etc.), un événement à particulièrement retenu mon attention : il s'agit de l'exposition qui sera dédiée à Jean-Christophe Menu (en passant, elle se tiendra dans l'hôtel Saint-Simon, comme celle sur Fabrice Neaud en 2010).

Jean-Christophe Menu est un personnage majeur du monde de la bande dessinée des 20 dernières années. Il a notamment la particularité rare de multiplier les rôles, à chaque fois avec énormément de brio. C'est à la fois un auteur très talentueux, un éditeur exceptionnel et un brillant théoricien.

Héritier à la fois des grands auteurs du journal de Spirou (Franquin, Morris, Tillieux en premier lieu), de Moebius et de Métal Hurlant, mais aussi des pionniers de l'autobiographie (Robert Crumb, Baudoin), il n'a cessé de leur rendre hommage dans ses œuvres, mais également dans ses écrits théoriques. Il a également édité, à l'Association notamment, certains d'entre eux (Tardi, Forest, Baudoin, etc.).

Parlons d'abord de l'auteur très talentueux. Pionnier de l'autobiographie en bande dessinée avec son Livret de Phamille, il a su mélanger ses multiples influences en un style original et aisément reconnaissable. Réfléchissant sans cesse à la meilleure adéquation de la forme et du fond, ses albums explorent constamment les possibilités de la bande dessine (jusqu'au récent Métamune Comix publié en 2014). Il a également introduit une certaine esthétique punk en bande dessinée avec Meder (ce qui fut intéressant à l'époque même si les suites ne furent pas toujours heureuses chez certains épigones).

Co-fondateur de l'Association (puis, plus récemment, fondateur de l'Apocalypse), il a réussi à en faire une des maisons d'édition les plus novatrices et les plus riches de la bande dessinée mondiale. Elle est à la pointe de l'innovation en publiant certains des auteurs contemporains les plus novateurs et les plus originaux (que ce soit les fondateurs, David B, Mattt Konture, Killofer, Trondheim, ou d'autres auteurs aux œuvres particulièrement originales comme Benoît Jacques avec L, Dominique Goblet et sa Chronographie ou Faire semblant c'est mentir, Aristophane et son Conte Démoniaque, Chris Ware, Emmanuel Guibert, Baudoin qui réserve ses albums les plus atypiques à l'Association, etc.) et a effectué en parallèle un remarquable travail de réédition d'œuvres majeures du patrimoine (Francis Masse, Jean-Claude Forest, Gébé, Baudoin encore, etc.).

C'est enfin un théoricien exceptionnel, dont les réflexions sur la bande dessinée et ses marges sont riches, originales et éclairantes. Son œuvre théorique (Plates-bandes, La Bande Dessinée et son Double, les trois numéros de l'Éprouvette, etc.) est d'autant plus éclairante qu'elle s'enrichit d'incessants allers-retours avec son œuvre d'auteur et son métier d'éditeur.

Cette future exposition est donc très riche en potentialités multiples. Il faudra attendre janvier pour voir ce que Jean-Christophe Menu nous proposera. Ce sera sûrement riche et probablement inattendu.

samedi 7 novembre 2015

Mort de René Girard

René Girard vient de mourir (le 4 novembre), à 91 ans.

J'ai écrit à plusieurs reprises dans ce blog toute l'admiration que je portais à ce penseur extraordinaire. J'avais notamment cherché à en introduire très brièvement la pensée et les principaux concepts : le désir mimétique (chacun désire ce que désire son voisin), l'emballement et la crise mimétique (ce phénomène de désir mimétique entraîne une violence toujours plus importante, et débouche finalement sur une crise généralisée), le phénomène du bouc émissaire (pour sortir de cette crise, la foule se concentre sur un individu, le bouc émissaire, dont la mort, bien qu'arbitraire, permet de calmer la violence et de sortir de la crise) et la naissance du sacré (ce bouc émissaire, après sa mort, devient vénéré comme une divinité qui a permis la fin de la crise).

Sa pensée a progressivement évolué, au fur et à mesure que son intuition initiale se développait. On peut d'ailleurs suivre cette évolution en lisant les trois œuvres maîtresses de René Girard : Mensonge romantique et vérité romanesque (1961), son premier ouvrage, dans lequel il commence à explorer le désir mimétique en analysant quelques grands textes de la littérature (Stendhal, de Proust ou Dostoïevski) ; La Violence et le sacré (1972), où, plus de 10 ans après, il pose les bases de son système de façon plus structurée et plus globale ; Je vois Satan tomber comme l'éclair (1999), dans lequel il achève de construire sa pensée, avec une relecture de la révélation chrétienne à la lumière des thèses girardiennes (et vice-versa). Il est intéressant de voir ainsi, en plein XXème siècle, un philosophe arriver progressivement au christianisme en s'appuyant sur la force de son raisonnement intellectuelle.

René Girard est probablement l'un des anthropologues et philosophes les plus puissants (intellectuellement parlant, il va sans dire) et les plus éclairants de la période contemporaine. Son système, fondé sur quelques intuitions relativement simples mais prodigieusement fécondes, jette des lumières nouvelles sur notre histoire et nos sociétés actuelles comme bien peu d'auteurs l'ont fait avant lui.

Il fut relativement mal accepté par ses pairs, au moins en France (c'est sans doute notamment pour cela qu'il était parti s'installer aux États-Unis il y a des années) et abondamment critiqué (individu trop arrogant, système trop totalisateur, pensée trop chrétienne, etc.).

Sa pensée est l'une de celles qui m'ont le plus apporté pour comprendre l'Homme, la religion et le monde et elle m'accompagnera encore longtemps. Merci, Monsieur Girard.

dimanche 18 octobre 2015

Transperceneige, tome 4, Terminus, de Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet (2015)

Le Transperceneige, ce train qui jamais ne s'arrête, transportant les derniers survivants de l'humanité au milieu d'une terre dévastée par une glaciation soudaine, a parcouru bien du chemin depuis sa première apparition dans les pages de la revue À Suivre en 1982. Le premier tome a été scénarisé par Jacques Lob, qui pensait le faire dessiner par Alexis. Après le décès de celui-ci en 1977, le dessin fut confié à Jean-Marc Rochette, alors jeune dessinateur.

Cette première aventure eut immédiatement un grand succès, notamment grâce à la force de l'idée de départ.

Jacques Lob mourut à son tour en 1990 et Jean-Marc Rochette décida de dessiner une suite en deux albums, avec l'aide du scénariste Benjamin Legrand (en 1999 et 2000). Bien qu'excellente, cette suite eut moins de succès. Le scénario en était pourtant solide et le dessin de Rochette avait énormément évolué. Il était passé d'un dessin réaliste flirtant parfois avec un certain académisme à un style plus dépouillé, plus organique, plus vivant.

L'affaire aurait pu en rester là. Une adaptation cinématographique à succès relança la machine. Rochette décida donc de redémarrer la locomotive. Il avait des idées et des images très fortes en tête pour une nouvelle suite. Avec l'aide d'un nouveau scénariste, Olivier Bocquet, il se lança donc dans l'aventure de Terminus.

Le voyage en vaut largement la peine. Les deux auteurs nous livrent un album puissant, dans la lignée des trois tomes précédents mais sans aucune redondance et d'une très grande beauté.

Nous retrouvons donc Puig, Val et tous les passagers du train là où nous les avions laissés : attirés par de la musique, ils ont traversé un océan gelé avec le train pour trouver un émetteur apparemment abandonné. Malgré le désespoir qui les guette, Puig et quelques autres s'enfoncent dans les profondeurs de la neige pour chercher la source d'énergie qui alimente l'appareil diffusant la musique. Ils vont découvrir bien des choses auxquelles ils ne s'attendaient pas, et le lecteur non plus.

Les péripéties et les surprises s'enchaînent. Plusieurs visions de l'existence et de la liberté s'affrontent. Confrontés au problème de la survie même de l'humanité, nos héros font face à des choix difficiles. Comme dans la plupart des bons récits de science-fiction, tous ces périples nous renvoient intelligemment à nos choix de société actuels.

J'ai jusqu'ici assez peu parlé du dessin de Jean-Marc Rochette. Avec les années, il devient de plus en plus dépouillé, de plus en plus efficace. Loin du réalisme appliqué de ses débuts, Rochette ne garde que les traits et les à-plats noirs qui servent le plus efficacement le récit. Dès l'étape du story-board, il raisonne par grande masse pour chaque planche, afin de privilégier lisibilité, efficacité et émotion. Certaines scènes, comme par exemple celle de lynchage des pages 58 et 60 sont, malgré la très grande sobriété du dessin, d'une force et d'une violence rarement vues en bande dessinée. En outre, Rochette est un très grand amateur de montagnes et ses planches de paysages enneigés sont magnifiques et procurent au lecteur une réelle sensation d'immensité glaciale. (D'ailleurs, ne pourrait-on pas décrire partiellement Rochette en disant qu'il est un digne héritier d'Alex Toth nourri au vent des montagnes ?)

Les trois premiers tomes étaient en noir et blanc. Celui-ci est en couleurs. Cela ne procède pas d'un choix marketing mais d'une décision des auteurs pour qui la couleur, dans cette album, était une nécessité narrative. Après lecture de Terminus, je ne peux que leur donner raison. Rochette manie la couleur comme le trait : avec parcimonie et efficacité. Le récit commence en nuances de gris et la couleur fait son apparition progressivement, toujours en fonction d'impératifs narratifs. Il ne s'agit pas d'un coloriage précis et détaillé : les couleurs sont utilisées par grandes masses de rouge, de bleu, de vert, d'orange, de jaune, pour accompagner le récit. Et ce, jusqu'à la dernière page...

Peu d'auteurs de bande dessinée utilisent comme Jean-Marc Rochette les possibilités expressives et émotives du dessin et de la couleur. Avec ce nouveau récit, il nous en apporte encore une éclatante démonstration.

samedi 26 septembre 2015

Sherlock Time, d'Alberto Breccia et Hector German Oesterheld (1958)

Sherlock Time relate les aventures d'un retraité argentin initialement paisible, Julio Luna, qui se retrouve entraîné dans d'incroyables aventures mêlant fantastique et science-fiction après avoir acheté une vieille demeure. Celle-ci recèle en effet un incroyable secret, comme le lui expliquera l'énigmatique personnage qu'il y rencontrera, Sherlock Time, et qui deviendra son ami. Cet ensemble de 11 récits complets publiés en 1958 dans la revue Hora Cero Extra constitue un des (nombreux) moments clés dans la carrière d'Alberto Breccia. D'une part, il s'agit de sa première collaboration avec Hector German Oesterheld, avec qui il collabora ensuite sur Mort Cinder et L'Éternaute, deux autres chefs d'œuvre. D'autre part, ce récit constitue le début de son émancipation vis-à-vis des canons traditionnels du dessin de bande dessinée (ou des "historietas", comme on dit en Argentine) et de ses expérimentations toujours renouvelées jusqu'à la fin de sa carrière, en 1993.

Hector German Oesterheld est un très grand scénariste argentin, qui collabora notamment avec Alberto Breccia, Solano Lopez (pour la version originale de L'Éternaute, une des meilleures bandes dessinées de science-fiction que j'ai lues), ou Hugo Pratt (notamment sur Sergent Kirk ou Ernie Pike, même si son nom est quasiment occulté des éditions françaises, qui préfèrent capitaliser sur la notoriété d'Hugo Pratt, et qui ignorent par là complètement le fait que la force de ces récits provient bien plus des scénarios puissants d'Oesterheld que du dessin encore maladroit et souvent paresseux d'Hugo Pratt à l'époque). On sent dans les récits indépendants de Sherlock Time l'influence des grands nouvellistes fantastiques ou policiers du XIXème siècle, tant européens (d'Edgar Allan Poe à Arthur Conan Doyle) qu'argentins (de Leopoldo Lugones, trop méconnu de ce côté de l'Atlantique, à Jorge Luis Borges). On retrouve la lenteur des entrées en matière et l'importance d'un personnage narrateur au sein du récit : les premières pages des récits mettent souvent en scène Julio Luna et Sherlock Time discutant entre eux de phénomènes étranges. Les mystères ne sont souvent que partiellement éclaircis, en fonction de ce que Sherlock connaît ou veut bien expliquer en conclusion de chaque aventure. Ce rythme lent au début et qui s'accélère lorsque l'on entre au cœur de l'intrigue, cet aspect littéraire des intrigues, ainsi bien sûr que le dessin si particulier de Breccia, permettent de développer une atmosphère mystérieuse et souvent angoissante, extrêmement adaptée à ces nouvelles fantastiques. Hector German Oesterheld se montre ici le digne héritier des grands nouvellistes dont il s'inspire (ce dont se souviendra Hugo Pratt, notamment lorsqu'il adaptera, le plus souvent sans le dire, mais parfois avec une grande fidélité, des nouvelles de Robert Louis Stevenson ou de Jorge Luis Borges dans certains récits de Corto Maltese).

Pendant les premières années de sa carrière, Alberto Breccia était un solide dessinateur réaliste, capable d'illustrer avec beaucoup de métier les récits de genre qui lui étaient confiés, qu'il s'agisse d'intrigues policières ou de récits de guerre (comme le montre par exemple le recueil Diario de Guerra). À partir de Sherlock Time, il va aller plus loin. Pendant tout le reste de sa carrière, il ne cessera plus d'expérimenter de nouvelles techniques, passant du noir et blanc à la couleur en passant par le lavis expressionniste de Perramus, utilisant les outils et les techniques les plus divers (papiers découpés, encrage à la lame de rasoir, etc.). La première innovation marquante dans Sherlock Time est le dessin de paysages mystérieux, que ce soit dans les faubourgs de Buenos Aires ou dans l'espace. Le trait jusque là si précis de Breccia devient volontairement beaucoup moins net, les contours s'estompent et l'impression de mystère et d'inconnu grandit, comme le montre la deuxième bande de la planche ci-dessous.

Une deuxième innovation intéressante est celle de la vision subjective du personnage principal, Juio Luna, surtout lorsqu'il se retrouve face à des phénomènes qu'il ne comprend et qu'il perd connaissance : gros plans, rotation de l'image, dessins abstraits, Breccia multiplie les moyens pour nous faire partager les impressions ressenties par son héros.

Le point de départ d'une grande collaboration, le début des fantastiques expérimentations d'Alberto Breccia et des nouvelles à la hauteur des grands prédécesseurs d'Oesterheld, Sherlock Time est bien un chef-d'œuvre méconnu de la bande dessinée mondiale.

P.S. 1 : Malheureusement, cet album, comme de nombreux autres de Breccia, n'a, à ma connaissance, jamais été édité en français ; et la version espagnole est épuisée depuis longtemps. J'ai donc dû me rabattre sur la seule version actuellement disponible, en italien...

P.S. 2 : Si vous voulez lire un des récits de Sherlock Time, l'un d'entre eux, Le Tramway, est disponible ici (en espagnol) sur l'excellent site consacré à Breccia.

mercredi 16 septembre 2015

Edmond, un portrait de Baudoin, le film, sort en salles le 30 septembre 2015

Je vous ai déjà parlé du très beau long-métrage documentaire que Laetitia Carton a consacré à l'auteur de bande dessinée Edmond Baudoin. J'avais eu la chance de le voir en DVD et j'avais écrit dans ce blog tout le bien que j'en pensait. Et bien ce film sort enfin en salles le 30 septembre ! Vu la beauté de certaines images (des superbes paysages autour de Villars-sur-Var, le village de son enfance, dans lesquels Baudoin aime se promener, à ses dessins, que nous le voyons en train de réaliser), voir ce film sur grand écran sera probablement une très bonne façon d'en profiter au mieux.

Rendez-vous dans les salles obscures dans quelques jours !

jeudi 6 août 2015

Sorcière !?, de Venko Andonovski (2007-2014)

C’est un article dithyrambique de Milan Kundera (dans Le Monde des livres, je crois) qui a attiré mon attention sur Sorcière !? de Venko Andonovski. Milan Kundera m’a déjà fait découvrir quelques romanciers majeurs du XXème siècle, tels Carlos Fuentes ou Hermann Broch. C’est donc avec une grande curiosité que j’ai commencé à lire ce roman traduit du macédonien, q (je dois avouer que je n’avais très probablement jamais lu de livre traduit du macédonien jusqu’à maintenant), défini sur sa couverture comme « un cahier d’écrivain ».

Milan Kundera, dans sa préface, définit Sorcière !? comme un « roman du troisième temps ». Il considère en effet que le premier temps de l’histoire du roman est la « période qui va de Rabelais jusqu’au commencement du dix-neuvième siècle », que le deuxième temps est celui du « grand roman réaliste » et que le troisième temps « arrive vers le commencement du vingtième siècle », notamment avec Franz Kafka et Hermann Broch (et probablement, suis-je tenté d’ajoute, avec Marcel Proust, Musil et James Joyce). Les romanciers de ce troisième temps refusent « d’obéir à la forme traditionnelle du roman comme à une nécessité ». Il ne s’agit plus seulement de « décrire un milieu et la vie d’un personnage », mais de « saisir l’insaisissable ». Pour cela, ces romanciers font exploser les formes traditionnelles et varient à l’envi les procédés narratifs employés, mélangeant allègrement récit et essai, prose et poésie, etc.

Vendo Andonovski part d’un drame qui a ensanglanté l’Europe entre le Xe et le XVIIIe siècles : le meurtre de près d’un demi-million de femmes considérées comme des sorcières. En 1633, en pleine Renaissance, alors que les Lumières ne sont pas loin (au moins à Paris et dans quelques capitales), ce massacre bat son plein. Le Padre Benjamin, théologien reconnu, ami du pape, de Galilée et de Descartes, est envoyé dans sa Croatie natale et se retrouve confronté à de tels crimes.

Dans cette Europe balkanique, loin des centres de décision européens, tiraillée entre Occident et Orient, où des hérétiques bogomiles peuvent se cacher derrière les masques plus officiels du catholicisme et de l’orthodoxie, le padre Benjamin va retrouver des aspects marquants de son passé (avant qu’il ne devienne un prêtre brillant à Rome) et va devoir remettre en question ses certitudes : les frontières entre le bien et le mal, entre Dieu et Satan, entre la chair et l’esprit, ne sont pas toujours aussi claires que ce qu’il pensait jusqu’alors. En confrontant ses certitudes théologiques à des cauchemars issus de son passé, à la réalité du mal, à la sensualité d’une jeune femme poursuivie par l’Inquisition et aux interrogations métaphysiques d’un vieil homme étrange, il sera obligé de se remettre radicalement en cause…

L’auteur entretient ce flou en multipliant les procédés et les points de vue narratifs. Le récit du padre Benjamin est relaté sous différents angles et avec différents styles, du procès-verbal de l’Inquisition à la poésie métaphysique. À ce premier récit s’en mêle d’autres, contemporains cette fois : un soi-disant auteur intervient dans la narration et dialogue avec un/le lecteur. Deux jeunes femmes détaillent de mystérieuses rencontres amoureuses. Tous ces fils narratifs s’entremêlent et le frontières se brouillent bien vite : qui écrit ? qui lit ? qui commente ? Au sein même de chaque fil narratif, où se termine la « réalité » et où commence le « récit » ?

Avec ce « cahier d’écrivain » aux multiples ressorts narratifs, Venko Andonovski aborde de manière originale et très vivante, voire dérangeante, le drame des sorcières et, plus généralement, bien des aspects de notre civilisation européenne, tiraillée depuis des siècles entre soif de justice et procès inquisitoriaux, entre attrait des lumières et irrationnel. Ce « roman » original et stimulant est une bien belle découverte.

mercredi 15 juillet 2015

Modeste et Pompon, intégrale (1955-1959, 2015), par André Franquin et quelques autres

André Franquin est largement reconnu (à juste titre à mon avis) comme un des plus grands auteurs de bande dessinée francophone de la deuxième moitié du XXe siècle. Et pourtant, une de ses œuvres importantes, Modeste et Pompon, était épuisée depuis des années. Elle avait fait l’objet de trois albums au Lombard peu après sa publication dans Tintin (en 1958, 1959, puis un album complémentaire en 1973), puis d’une réédition en quatre albums chez Glénat à la fin des années 1980. Tous étaient très difficilement trouvables depuis plusieurs années. Le Lombard a enfin eu la bonne idée de combler ce vide en éditant l’ensemble des gags en un seul album, accompagnés de quelques textes éditoriaux instructifs. On peut juste regretter qu’un nombre trop réduit des nombreux dessins que Franquin réalisa pour accompagner les albums (couvertures, quatrièmes de couverture et autres dessins promotionnels) soit inclus dans ce volume.

Petit rappel des faits : en 1955, alors qu’il était la star du journal de Spirou (dessinant pour celui-ci les aventures du célèbre groom éponyme et de nombreux dessins pour animer l’hebdomadaire), Franquin se brouille avec son éditeur pour une histoire de contrats (peut-on y voir la malédiction qui pèsera sur les contrats quelques années plus tard dans Gaston ?). Il décide alors de passer à la concurrence et propose ses services à Raymond Leblanc, éditeur du journal Tintin. Celui-ci saute sur l’occasion et l’accueille dans les pages de son journal. M. Dupuis, fort marri de ce départ, fit acte de repentance et, en jouant sur la corde sensible (très importante pour André Franquin) convainquit son auteur vedette de revenir chez lui. Résultat : en plus des deux pages hebdomadaires de Spirou et des dessins d’accompagnement pour l’hebdomadaire du même nom, Franquin dut réaliser en outre pendant plusieurs années une planche hebdomadaire de Modeste et Pompon.

Cette nouvelle série devint bientôt un pensum, au moins partiellement, pour Franquin surchargé. Il disait également que, faute de temps pour s’y consacrer autant qu’il aurait été pertinent, il ne développa qu’assez peu les caractères des personnages principaux. Des années après, il regrettait ainsi la psychologie un peu sommaire de Modeste, le bourgeois aisé, imaginatif et vantard, et de Pompon, la jeune fille rangée, douce et bien éduquée.

Je n’avais pas lu ces planches depuis près de 20 ans… J’étais donc curieux de les redécouvrir. Etait-ce vraiment une série faite dans la précipitation, une parenthèse mineure dans l’œuvre du maître de Marcinelle ? Et bien pas du tout ; encore une fois Franquin se montrait trop modeste (sans jeu de mot). Cette série éphémère a toute sa place dans le panthéon des œuvres de Franquin, qui y dévoile des facettes de son talent encore différentes de celles dont il faisait preuve par ailleurs.

Modeste et Pompon est la première expérience notable de Franquin de série de gags. Elle fut en effet créée quelques années avant Gaston. Si ce type de série est aujourd’hui largement représenté dans la bande dessinée, ce n’était pas du tout le cas à l’époque et si Franquin pouvait trouver des références, c’était essentiellement de l’autre côté de l’Atlantique (notamment la série Blondie de Chic Young, célébrissime à l’époque). On peut relever deux différences notables par rapport aux premiers Gaston : Jidéhem étant resté chez Dupuis, Franquin ne put s’appuyer sur lui comme il le fit pour Gaston (et pour Spirou). Le dessin de Modeste et Pompon est donc du pur Franquin, bien supérieur à celui des très nombreux gags de Gaston dessinés pour une grande part par Jidéhem. Franquin a déjà atteint une grande maturité dans son dessin, il a trouvé un style original (qui sera énormément copié) et son trait est particulièrement sûr. Pressé par le temps, il doit aller à l’essentiel. Le style adopté pour Modeste et Pompon est donc précis, élégant et sans fioriture. Une sorte de ligne claire franquinienne, en quelque sorte,

L’autre différence majeure avec Gaston est que Franquin délègue ne grande partie le scénario. Une bonne partie des gags sont scénarisés par quelques scénaristes réguliers (les jeunes René Goscinny et Greg, alors bien loin de la célébrité qu’ils acquirent ensuite) et d’autres plus occasionnels (Peyo, Tibet, etc.). Cependant, Franquin choisit (et adapte probablement) avec suffisamment de soin les scénarios qui lui sont proposés pour que la série reste parfaitement homogène.

Quant à la psychologie sommaire dont s’accusait Franquin, je ne la trouve pas si dommageable. Modeste et Pompon sont deux personnages en phase avec leur époque ; deux bourgeois aisés, soucieux d’accompagner la modernité des années 1950. 60 ans après, le sens de l’observation et du détail qui fait mouche de Franquin permet à cette série d’être un passionnant reflet d’une époque qui nous apparaît aujourd’hui à la fois bien loin et très proche.

Loin d’être une série mineure, Modeste et Pompon est donc une série fort drôle, pleine de tendresse, très élégamment dessinée, et qui nous offre un passionnant aperçu des années 1950 en Belgique.

lundi 25 mai 2015

La Nouvelle Encyclopédie de Masse, de Francis Masse (2014-2015)

Francis Masse est un auteur fascinant et unique. Je ne viens pas de le découvrir mais la lecture de La Nouvelle Encyclopedie de Masse (deux tomes publiés chez Glénat en 2014 et 2015) vient de me faire prendre conscience une nouvelle fois de l'immense talent de cet auteur trop méconnu.

Cette Nouvelle Encyclopédie est une version largement augmentée de L'Encyclopédie de Masse parue chez les Humanoïdes Associés en 1982. Elle reprend les planches initiales, datant majoritairement des années 1974 à 1978 (et parfois mise a jour pour cette nouvelle édition), ajoute notamment des récits publiés dans À Suivre dans les années 1985 à 1988 (et déjà partiellement compilés dans le recueil L'Art Attentat en 2007), ainsi que quelques planches inédites dessinées en 2014 et des photographies de sculptures (Francis Masse se consacre beaucoup à la sculpture depuis qu'il s'est plus ou moins retiré de la bande dessinée à la fin des années 1980.)

Il est passionnant de mettre ainsi en parallèle les œuvres dessinées pendant ces trois grandes périodes : le milieu des années 1970, le milieu des années 1980, puis l'année 2014. Entre les deux premières périodes, Francis Masse continuait à se consacrer à la bande dessinée, mais pour des récits de plus longue haleine publiés par ailleurs (On m'appelle l'Avalanche publié en 1983, Les Deux du balcon en 1985, La Mare aux pirates en 1987). Entre les années 1980 et maintenant, en revanche, Masse avait délaissé la bande dessinée pour se consacrer à d'autres activités, de la sculpture notamment. Il avait été découragé par le manque de succès qui entourait ses livres, pourtant (à mon avis) géniaux et uniques. J'ai découvert Masse en lisant Les Deux du balcon : je me suis alors rendu compte qu'il était possible de présenter certaines découvertes pointues de la mécanique quantique en vulgarisant intelligemment par le biais d'un court récit désopilant se déroulant dans une Venise fantasmatique ; je dois avouer que je ne me suis toujours pas remis d'une telle découverte. Malheureusement, trop peu de lecteurs partagèrent mon émerveillement. Trop complexe, trop verbeux, cela ne convient pas du tout aux lecteur habituels de bande dessinée, furent, semblent-il, les critiques subies par Masse suite à ses tentatives intempestives d'élargir les limites du médium. Grâce notamment à l'éditeur Glénat, Masse est revenu progressivement à la bande dessinée depuis plusieurs années ; d'abord en rééditant quelques-uns de ses chefs-d'œuvre, puis en rassemblant dans L'Art Attentat quelques récits publiés dans À Suivre. Il nous avait offert l'année dernière un récit inédit, Elle, qui ne ressemblait à rien de connu, ni en bande dessinée, ni même dans l'œuvre de Masse. Et voilà qu'en 2014, il revient au court récit absurde, qui l'a fait connaître dans les années 1970, lorsqu'il publiait dans Actuel, L'Écho des savanes, Fluide Glacial, Métal Hurlant et autre magazines d'avant-garde.

Comment caractériser en quelques mots l'art de Masse ? Il y a bien des façons de le faire. les deux points qui me marquent le plus sont probablement son sens de l'absurde et l'originalité des sujets qu'il aborde. Non seulement son esprit "nonsensique" lui permet de créer des situations délirantes et désopilantes, mais il s'en sert pour aborder de très nombreux sujets, souvent sérieux, rarement abordés en bande dessinée. Cela va du changement climatique (La Catastrophe du Titanic, 2014) à la situation de l'art contemporain et des critiques associés (L'art attentat, 1987), en passant par la résistance au changement de nos sociétés (vers la ligne 12, 1975) ou la crise du spectacle vivant Spectacle à petit budget, 1974). À chaque fois, l'humour absurde permet d'accompagner de façon drôle et légère une réflexion passionnante sur bien des sujets d'actualité.

Qu'il faille acheter et lire cette Encyclopédie me semble être une évidence, que l'on aime ou pas la bande dessinée. La seconde question qui peut venir à l'esprit est celle-ci : cela vaut-il le coupe d'acheter cette Nouvelle Encyclopédie pour ceux qui possèdent déjà les autres albums de Masse, L'Encyclopédie initiale et L'Art Attentat notamment ? Clairement oui. Quelques chiffres : cette Nouvelle Encyclopédie regroupe environ 270 pages des années 1974-1978 (déjà regroupées dans la première Encyclopédie), dont quelques-unes mises à jour en 2014, environ 115 pages des années 1983-1987 (dont 5 du recueil d'illustrations Les Dessous de la ville et environ 80 déjà parues dans L'Art Attentat, un récit de 15 pages de 1990, 58 pages de photographies de sculpture, 18 pages sur "L'après 68" ou l'évolution de la société pendant les dernières décennies et 58 pages inédites de 2014. Bref, une véritable somme, qui peut séduire les anciens amateurs de Masse comme les nouveaux !

vendredi 8 mai 2015

Alex Toth, Setting the Standard (1952-1954 ; 2011)

Alex Toth (1928-2006) est sans contexte un "dessinateur pour dessinateurs" (un "artist's artist", comme disent nos amis d'Outre-Atlantique) : pratiquement inconnu du grand public (en tout cas en France) mais particulièrement reconnu par les autres dessinateurs et extrêmement influent, encore aujourd'hui. Les lecteurs francophones ont pu découvrir certains de ses récits dans quelques aventures de Zorro, dans la toute première aventure de Torpedo, avant que Jordi Bernet ne prenne la relève, dans Bravo pour l'aventure publié par Futuropolis en 1981, malheureusement épuisé depuis longtemps, ou dans sa participation à quelques aventures de super-héros (Batman ou X-Men notamment)... Si ses œuvres sont actuellement relativement peu diffusées, son influence se fait en revanche très sensiblement sentir. Ainsi les récits super-héroïques dessinés par David Mazzucchelli (Daredevil - Renaissance et Batman - Année 1, tous deux sur scénario de Frank Miller) sont très proches de ce que dessinait Alex Toth 30 ans plus tôt. Plus récemment, Jean-Marc Rochette, entre autres, dessinateur du Transperceneige, n'hésite pas à rappeler son admiration pour ce grand précurseur.

Qu'a donc apporté Alex Toth pour être si influent plusieurs décennies après, malgré le manque de succès public ? Débutant sa carrière au milieu des années 1940, il n'eut jamais la chance de voir son nom durablement associé à une série marquante ou populaire. La seule exception fut son adaptation de la série télévisée Zorro de Walt Disney en bande dessinée, au milieu des années 1960. Il dessina certes quelques récits de super-héros DC (dont un épisode de Batman), mais ces travaux ne furent pas assez durables pour qu'il puisse bénéficier de la célébrité des dessinateurs de super-héros DC et Marvel de l'âge d'argent des comics (entre 1956 et le début des années 1970). Assez rapidement, il se consacra majoritairement au dessin animé et ne participa donc que très marginalement au boom de Marvel et DC dans ces années-là.

Setting the Standard compile tous les récits dessinés par Alex Toth pour l'éditeur Standard, entre 1952 et 1954. L'auteur est alors en pleine possession de ses moyens. Les histoires semblent aujourd'hui bien datées : il s'agit uniquement de (courts) récits complets. En moins de 10 pages, chaque histoire relate une passion amoureuse avec de multiples rebondissements, une invasion d'extra-terrestres, une aventure criminelle ou que sais-je encore.

Pourtant, à chaque fois, Alex Toth met tout son talent au service du récit. Il élabore attentivement la composition de la page, notamment pour soigner le rythme de son récit, choisit avec soin le moindre cadrage pour accroître la tension émotionnelle : il alterne plans d'ensemble et plans plus rapprochés, apportant notamment un soin particulier aux visages et aux mains de ses personnages en fonction de leurs émotions et de leurs relations entre eux (difficulté de communication ou période de plus grande entente, etc.).

Le maître mot pour Alex Toth est l'efficacité, l'économie de moyen. Dessinateur virtuose, il cherche pourtant à simplifier son dessin pour ne garder que ce qui est réellement efficace, ce qui sert le récit de la façon la plus directe. Et, malgré la simplicité des intrigues, les développements bien trop courts, on est vite captivé par ces intrigues sentimentales stéréotypées et datées, par ces mystères trop vite dévoilés. Alex Toth, en quelques traits bien sentis, nous a pris dans ses filets.

Enfin, ce qui ne gâte rien, l'appareil critique qui accompagne cet ouvrage, sans être particulièrement abondant, est très intéressant : l'ouvrage débute par un entretien avec Alex Toth et comprend quelques paragraphes de commentaires pour chaque récit. Ces textes s'appuient souvent sur des propos de l'auteur qui explicite sa démarche et les techniques qu'il a utilisées pour emporter l'adhésion du lecteur.

Un régal visuel et une superbe leçon de bande dessinée !

mercredi 8 avril 2015

Les Rêveurs Lunaires, de Cédric Villani et Edmond Baudoin (2015)

Edmond Baudoin a plus de 70 ans ; il a publié plusieurs dizaines d'albums, que j'ai tous lus, depuis près de 35 ans. Et, pourtant, il parvient encore à me surprendre. Son dernier ouvrage, Les Rêveurs Lunaires, réalisé en coopération avec Cédric Villani, est une grande réussite, d'une surprenante évidence.

Edmond Baudoin a multiplié les collaborations variées tout au long de sa carrière. Une de ses principales motivations pour développer ainsi les coopérations avec des partenaires variés réside dans sa peur de se répéter. Il a parfois l'impression d'avoir déjà exprimé tout ce qu'il avait à dire. S'appuyer sur les propos d'un autre, ou tout simplement réaliser un ouvrage à quatre mains, le force à sortir de sa zone de confort, l'oblige à explorer de nouvelles voies, de nouveaux discours. Il semblerait que ce soit Cédric Villani qui soit à l'origine de la présente collaboration ; il n'empêche qu'elle s'inscrit dans la lignée de celles qui l'ont précédée, tout en étant hautement originale. Il ne s'agit pas ici d'une collaboration avec un scénariste professionnel (comme Lob) ou un autre dessinateur (comme Céline Wagner ou Troubs), ou l'adaptation d'un roman un texte littéraire (comme ceux de Charles Perrault, Fred Vargas ou Bénédicte Heim). L'alliance entre Edmond Baudoin, qui a quitté l'école à 16 ans, et Cédric Villani, un des plus brillants scientifiques français, lauréat de la médaille Fields (l'équivalent du Prix Nobel pour les mathématiques) à 37 ans, séparés par plus d'une génération, n'était pas forcément évidente. Pourtant ces deux humanistes ont l'air d'être parfaitement en phase.

Les deux auteurs se mettent en scène pour discuter des questions morales que peut soulever la science et illustrent cette problématique en racontant un moment clé tiré de la vie de quatre génies qui ont eu un rôle déterminant lors de la deuxième guerre mondiale : Werner Heisenberg, Alan Turing, Leo Szilard et Hugh Dowding.

Ce livre n'est pas forcément facile d'accès. Les deux auteurs ont clairement choisi de faire confiance à l'intelligence et à la curiosité de leurs lecteurs. Les pavés de texte occupent une bonne partie des pages ; ces textes contiennent de nombreuses explications physiques mathématiques complexes et cette suite d'équations pourraient rebuter quelques-uns des nombreux lecteurs qui n'y comprendraient rien ; enfin Baudoin n'a pas choisi son dessin le plus "aimable", le plus "joli", ce qui est normal vu le sujet abordé (la deuxième Guerre Mondiale et les bombes atomiques sur Hiroshima et Nagasaki). Pour décrire ces débats intérieurs, ces décisions qui ont conduit à des centaines de milliers de morts et ont eu une influence déterminante sur l'issue de la guerre, il adopte son style le plus sombre, tout en multipliant, comme il le fait souvent, différentes techniques de dessin.

L'alchimie prend : le texte est passionnant, mettant en lumière des aspects peu connus, mais déterminants, de la deuxième Guerre Mondiale. Cédric Villani nous fait partager à la fois l'enthousiasme de ces savants pour quelques équations qui ont changé le monde, et leurs questionnements intérieurs. Chacun des quatre chapitres nous fait partager les doutes et les fiertés d'un de ces quatre génies, saisi à un moment clé de son existence. L'ouvrage s'enrichit en outre de récits secondaires tressés d'un chapitre à l'autre : certains personnages sont cités dans plusieurs chapitres, certains événements clés apparaissent à plusieurs reprises. Enfin, Baudoin parvient à mettre son dessin au service de cette matière si riche. Il n'est pas facile d'illustrer pendant des pages le questionnement intérieur d'un scientifique seul dans sa chambre. Le risque est grand de tomber dans la métaphysique de bazar ou le didactisme verbeux. Ce livre évite magistralement ces écueils. Baudoin sait composer des pages qui ne sont pas écrasées par le texte, malgré l’abondance de celui-ci. Il utilise toute la puissance de son imagination pour enrichir la narration de nombreuses métaphores, puissantes et évocatrices. L'exemple qui m'a le plus marqué se situe dans le premier chapitre : Werner Heisenberg monte dans sa chambre. Il vient d'apprendre que les Américains ont lâché une bombe atomique sur Hiroshima. Il fait partie de ceux qui ont réfléchi pendant des années à la création d'un tel monstre. Et lorsqu'il arrive dans son bureau, les ombres nocturnes font apparaître l'image du monstre de Frankestein...

Edmond Baudoin et Cédric Villani défriche magistralement des sentiers très peu explorés en bande dessinée (ou même au cinéma ou en romans). Ils parviennent à rendre vivants et passionnants les moments d'angoisse et de doute de trois scientifiques et d'un militaire méconnus.

mardi 10 février 2015

Ici, de Richard McGuire (2015)

J'ai évoqué, il y a peu, Here, le récit publié il y a 26 ans dans Raw par Richard McGuire. Un quart de siècle plus tard, l'auteur a décidé d'étendre son récit, passant de 6 pages à près de 300.

Le livre vient d'être publié en français, quelques mois seulement après la publication aux États-Unis. L'ouvrage est très proche du récit originel de 1989 dans la mesure où il reprend le même principe : chaque page décrit exactement le même endroit (le Ici du titre), occupé en ce début de 21ème siècle par le coin d'une pièce, avec le même angle de vue, mais à des époques différentes, séparées par des années, voire des siècles ou des millénaires (de l'apparition de la Terre à un futur lointain, en passant par la préhistoire, la vie d'Amérindiens, les colons, la construction de l'habitation contemporaine, en place du début du 20ème siècle au début du 21ème, puis sa disparition et l'apparition d'un monde nouveau). À l'intérieur de cette case-page, l'auteur insère des vignettes qui dépeignent exactement le même lieu que la part de la case où elles sont placées, mais à une époque différente.

Le principe était intellectuellement très attirant pour un récit court. Mais le risque était a priori élevé de déboucher sur un exercice de style un peu froid lorsque ce même principe de base est décliné sur plusieurs centaines de pages. Il n'en est heureusement rien. Les deux différences majeures entre le récit de 1979 et celui de 2015 sont la longueur, comme je l'ai déjà dit, et le passage du noir a blanc à la couleur.

La longueur accrue permet de donner plus de profondeur au passage du temps. Les personnages récurrents prennent plus d'épaisseur, nous imaginons un peu mieux certains pans de leur existence. L'attention portée aux détails de design, des papiers peints au mobilier en passant par les vêtements, permet de donner davantage de corps au flux des années.

La couleur apporte également un plus considérable. Entre Edward Hopper et Chris Ware (qui est l'un des plus grands admirateurs de Here et qui se réclame ouvertement de son influence), Richard McGuire prouve à chaque page ses talents de coloriste. Les couleurs sont relativement douces et apportent leur part de mélancolie à l'ensemble. Le jeu sur la lumière et la juxtaposition de cases dépeignant le même lieu mais à des périodes différentes permettent de riches jeux de couleurs.

Comme n'ont pas manqué de le signaler déjà quelques lecteurs, Ici place dès le début de l'année la barre très haut : Richard McGuire nous livre en effet un ouvrage qui, en plus d'être absolument hors norme et de renouveler très significativement le langage de la bande dessinée (même si ses innovations ont déjà été diffusées par certains des admirateurs du récit publié en 1989, Chris Ware en tête), nous offre une œuvre magistrale, à la fois recueil de tableaux d'une grande beauté, peinture socio-historique et magnifique évocation poétique du temps qui passe. Ne cherchez plus le Grand Roman Américain, il est Ici.

mercredi 4 février 2015

Festival d'Angoulême 2015

Le festival international de la bande dessinée d'Angoulême vient de s'achever.

Parlons tout d'abord de la récompense la plus prestigieuse, le grand prix du festival d'Angoulême, qui récompense un auteur pour l'ensemble de son œuvre. On se souvient peut-être que le mode d'élection de ce grand prix a évolué récemment (j'en parlai en 2013 et en 2014 déjà) : auparavant coopté par l'académie des grands prix, constituée de tous les lauréats des années précédentes, il est maintenant élu par l'ensemble des auteurs. Et cela change bien des choses. Pendant des années, les grands prix étaient choisis très majoritairement dans un cercle de dessinateurs français se connaissant relativement bien. L'année dernière, à l'issue d'un scrutin mixte (mélangeant vote des auteurs et de l'académie), deux prix furent attribués, dont un prix spécial du 40e anniversaire a Akira Toriyama, auteur de Dragon Ball. Cette année, seuls les auteurs votèrent. Les trois finalistes furent un scénariste britannique, Alan Moore, un Belge, Hermann, et un autre Japonais, Katsuhiro Ōtomo. Cela change des palmarès précédents, le grand prix n'ayant jamais été attribué à un scénariste ou un Japonais et très majoritairement à des Français.

Katsuhiro Ōtomo mérite clairement ce grand prix. Ses œuvres majeures en bande dessinée, Domu et surtout Akira, ont fortement marqué le monde de la bande dessinée, aussi bien au Japon qu'en Europe ou ailleurs. Son style hyper réaliste, la violence et la puissance de ses scènes d'action (des poursuites à moto aux destructions de quartiers entiers) sont extraordinaires. Il a très significativement contribué à faire apprécier les mangas en France et a beaucoup marqué certains auteurs francophones majeurs, de Frank Pé à Moebius (voici au moins un membre de l'Académie des grands prix qui aurait soutenu le choix de cette année...).

Quant aux Fauves... Le prix spécial du jury pour Building Stories, de Chris Ware, qui dominait largement le reste de la sélection, est bien entendu amplement mérité. Je ne lis plus depuis des années les livres de Riad Sattouf (avec une exception pour Pascal Brutal, sauvé d'une certaine manière par son humour excessif et son outrance délibérée) et n'ai donc pas d'opinion très arrêtée sur l'Arabe du futur, lauréat du Fauve d'or. Avec le Fauve de la série attribué à Last Man, pastiche français de manga, le jury récompense une série résolument populaire ; pourquoi pas ?

Il faut également relever le prix Charlie Hebdo de la liberté d'expression, attribué à Charb, Wolinski, Cabu, Tignous, Honoré, récemment assassinés...

Le palmarès complet est disponible ici.

mercredi 21 janvier 2015

Les Aventures, planches à la première personne, de Jimmy Beaulieu (2015)

Les Aventures, planches à la première personne compile l'ensemble des planches autobiographiques de Jimmy Beaulieu, dont plusieurs dizaines d'inédites (sauf celles dont il a honte, d'après l'auteur lui-même...).

Il s'agit en fait de l'édition française, publié par Les Impressions Nouvelles, de Non-Aventures, publié au Québec en 2013. La couverture et le titre ont néanmoins été modifiés.

Puisqu'il s'agit (quasiment) du même livre, je me permets de recopier ici tout le bien que j'avais écrit de Non-Aventures il y a quelques mois :

Les Aventures, planches à la première personne regroupe l'ensemble des bandes dessinées autobiographiques de Jimmy Beaulieu, auteur québecois. Ces œuvres ont déjà fait l'objet de trois recueils : Quelques Pelures, Le Moral des troupes et Le Roi Cafard. À ma connaissance, seuls les deux premiers ont été publiés en France. D'après ce que j'ai compris, les deux premiers recueils ont été modifiés pour cette reprise en intégrale. Je ne sais pas si une édition française de Non-Aventures est prévue. La plupart de ces récits ont été dessinés au tournant des années 2000) ; le dernier dresse un bilan, forcément provisoire, 10 ans après, en 2013. Les dates ne sont pas anodines : la première période correspond à la fin d'un âge d'or de la bande dessinée autobiographique francophone ; Fabrice Neaud publie son Journal, David B L'Ascension du Haut Mal, etc. 10 ans après, les choses ont bien changé (comme je l'ai déjà écrit plusieurs fois dans ce blog, notamment ici ou ) : les pionniers publient moins (même si la publication de Carnation, de Xavier Mussat, en 2014, vient de contredire partiellement cette affirmation) ; en revanche, une génération d'auteurs dessinent dans leurs blogs ou carnets des récits censément autobiographiques où ils mettent en scène un moi archétypal, impliqués dans des saynètes où l'autodérision est le plus souvent le moteur principal.

Les récits de Jimmy Beaulieu ne relatent pas des drames personnels comme on peut en lire dans les volumes 1 et 3 du Journal de Fabrice Neaud ou dans L'Ascension du Haut Mal. Ils ne tombent pas non plus dans les travers des récits "sympas" où l'auteur fait sourire (ou pas) de travers générationnels. Jimmy Beaulieu parvient à trouver le ton juste pour relater des événements simples , des états d'âme, des doutes : mal-être dû au célibat, interrogations avant un déménagement de Québec vers Montréal, joie de voir arriver le printemps, doutes sur l'intérêt de poursuivre son travail de dessinateur, retrouvailles familiales, temps qui passe dans son quartier, etc. À chaque fois, il parvient en quelques pages à planter une situation et à nous faire partager ses sentiments.

Jimmy Beaulieu est également un excellent dessinateur. Son style, très "croquis", est plein de vie. Qu'il décrive un paysage sous la neige ou une rue de Montréal, quelques traits lui permettent de planter très efficacement le décor.  Enfin (et surtout ?), son dessin est d'une grande sensualité. Il aime croquer de jolies, il le fait avec beaucoup de tendresse et un grand talent.

Je ne peux donc que vous conseiller chaudement de partager ces quelques tranches de vie avec Jimmy Beaulieu. On s'y sent bien comme auprès d'un bon feu lors d'un froid hiver québécois...

lundi 19 janvier 2015

Être musulman aux Etats-Unis à l'heure du Patriot Act, vu de Bollywood

Après l'émotion suscitée par l'attentat contre Charlie Hebdo et la formidable mobilisation nationale qui a suivi, vient l'heure des débats, souvent éminemment complexes.

Parmi les principaux d'entre eux, on peut évoquer l'épineuse question de l'équilibre à trouver entre sécurité, fermeté, justice, respect des libertés individuelles et de la présomption d'innocence et refus des amalgames.

A l'heure où des voix réclament la mise en place d'un Patriot Act à la française, je ne peux m'empêcher de penser à deux beaux films qui traitent de la vie des musulmans aux Etats-Unis après le 11 septembre. Tous deux viennent de Bollywood et mettent en scène des musulmans d'origine du sous-continent indien. Je ne sais pas si des films équivalents ont été tournés à Hollywood (je dois avouer que je n'ai pas particulièrement cherché). Ces deux films sont en tout cas beaucoup plus subtils ce que pourrait laisser penser la caricature véhiculée par les médias occidentaux sur les films grand public indiens. Ils abordent en tout cas un sujet d'actualité capital : comment peut-on être muslman aux Etats-Unis après le 11 septembre ?

J'ai déjà parlé du premier sur ce blog. My name is Khan (en Inde, Khan est un nom typiquement musulman), film de 2010 rassemble une nouvelle fois le couple le plus célèbre de Bollywood, Shah Rukh Khan et Kajol, et relate les drames auxquels est confrontée une famille musulmane d'origine indienne aux Etats-Unis, face au rejet du reste de la population qui la considère comme de potentiels terroristes. Le film est parfois à la limite du pathos, mais il est souvent capable de susciter une émotion et une empathie pour ces personnages qui rencontrent des difficultés que nous avons souvent du mal à imaginer.

L'autre film se situe à un niveau moins intimiste, plus politique. Dans New York, un jeune Indien est contraint par le FBI à devenir un indicateur pour savoir si un de ses anciens amis de faculté est devenu un terroriste (ce qui est considéré comme certain par le FBI). La femme de cet ami fait partie d'une association d'aide aux personnes ayant fait l'objet d'une détention abusive dans le cadre du Patriot Act, notamment pour obtenir justice et se réinsérer dans le société après les traumatismes psychologiques qu'ils ont subis. Non-respect de la présomption d'innocence, arrestation non justifiée, détention arbitraire, chantage... La face sombre du Patriot Act est bien montré. Le film ne tombe néanmoins pas dans le manichéisme : le personnage principal a une volonté farouche de s'intégrer à la vie américaine malgré tout ; et l'agent du FBI auquel il est confronté n'est pas un Américain obtus, mais est également d'origine indienne, tiraillé entre le devoir de protéger son pays d'accueil et la compassion à l'égard des autres membres de la diaspora indienne.

Deux films qui peuvent nous aider à mieux prendre conscience de certains aspects du Patriot Act.