lundi 27 novembre 2023

Le Dernier Sergent (1) - Les Guerres Immobiles, de Fabrice Neaud (2023)

Attention, Fabrice Neaud, cela secoue. Amateurs d'eau tiède et de consensus mou, s'abstenir.

(Commençons par un petit rappel, que les amateurs de l’auteur peuvent passer : Fabrice Neaud est un pionnier de l’autobiographie en bande dessinée. Il a publié aux éditions Ego comme x (malheureusement disparues depuis) quatre volumes de son Journal entre 1996 et 2002. Ceux-ci ont été réédités en trois volumes aux éditions Delcourt en 2022. Il commence aujourd’hui un nouveau cycle autobiographique, prévu en quatre livres, intitulé Le Dernier Sergent. Les Guerres Immobiles en est le premier tome.)

Reprenons. Comme je l’écrivais plus haut, l’œuvre de Fabrice Neaud secoue, ne ménage pas son lecteur.

Certes, l’autobiographie en bande dessinée, nous commençons à y être habitués. Depuis quelques œuvres pionnières dans l’espace francophone, dans les années 1990, c’est devenu un « genre » très courant. On ne compte plus les volumes où des dessinatrices et dessinateurs relatent un événement marquant de leur existence (ou de celle de leurs parents ou grands-parents) avec un dessin stylisé. Les témoignages à vocation pédagogique ou sensibilisatrice, comme les récits de vie amusants ou émouvants, se multiplient sur l’étal des librairies.

Fabrice Neaud, ce n’est pas cela.

Nous sommes loin d'une autobiographie aux dessins stylisés (qui, selon certains poncifs, permettrait une identification plus facile du lecteur) et au discours bien-pensant. Fabrice Neaud bouscule les habitudes, gratte là où cela fait mal, creuse derrière la bonne conscience.

Par rapport au Journal, il aborde nouvellement, ou au moins approfondit significativement, plusieurs thèmes : sa famille et sa prise de conscience politique de l'homophobie. Ces deux sujets viennent nous bousculer au cœur de nos bonnes consciences. Il représente souvent la famille comme un lieu d’agression psychologique, volontaire ou non. Et l’appréhension nouvelle de l’homophobie qu’il subit depuis des dizaines d’années, sans jusque-là avoir pu la nommer (ce qu'il parvient enfin à faire, notamment grâce à la découverte de Guillaume Dustan), lui permet d’interroger nos comportements au-delà de cette vague tolérance tant vantée (et qui avait déjà donné lieu à un passage grandiose du troisième volume du Journal, dans une anticipation de cette prise de conscience politique qui s’exprime maintenant ouvertement dans Les Guerres Immobiles). Il chahute son lecteur, même le plus bien-pensant, en lui montrant à quel point de nombreux comportements, généralement considérés comme anodins, voire comme bienveillants, s’ancrent en fait dans une fréquente homophobie intériorisée.

Ces deux sujets, s’ils prennent davantage d’importance dans Les Guerres Immobiles que dans le Journal, sont loin d’en épuiser le propos. Fabrice Neaud reprend et enrichit de multiples autres thèmes, de l’analyse des lieux de drague homosexuelle à la littérature contemporaine (avec notamment de longs passages sur Houllebecq), de l’amitié à la musique de Mahler… Tout cela passe par la description de multiples anecdotes, presque insignifiantes pour certaines, au moins prises individuellement. Mais, au fil des pages, dans leur singularité, elles concourent à construire un discours, esthétique, sociologique, politique, d’une rare pertinence.

Il ne faudrait pas croire, cependant, à la lecture des lignes qui précèdent, que Fabrice Neaud serait l’auteur de discours engagés un peu abstraits. Bien au contraire, toutes ses pages sont ancrées dans l’humanité la plus singulière de l’ensemble des personnages dépeints, qu’ils reviennent d’un épisode à l’autre, ou qu’ils fassent office de figurants, pour certains très hauts en couleurs, à l’occasion d’une scène unique.

Cette singularité de chaque individu passe notamment par un art du portrait sans guère d'équivalent en bande dessinée (que met très justement en avant Didier Lestrade dans sa préface). Fabrice Neaud ne cherche nullement à styliser son dessin pour chercher à rendre son propos plus « générique ». Bien au contraire, il met en œuvre tout son talent d'observateur et de dessinateur pour rendre compte au mieux des plus subtiles particularités de ses personnages.

C'est particulièrement le cas pour ses amis. Il est impressionnant de voir à quel point il parvient à rendre la ressemblance de ceux-ci, bien au-delà de quelques « caractéristiques » facilement identifiables. La ressemblance en elle-même n’est bien entendu pas le plus important ici ; après tout, le lecteur n’est pas censé croiser ces personnages dans la rue et les reconnaître. Ce qu’il y a d’intéressant dans cette ressemblance est qu’elle provient d’une observation très fine des spécificités de chaque individu. Dans ses portraits comme dans son récit, Fabrice Neaud va au plus spécifique pour élever son propos à quelque chose d’éminemment générique. La justesse de son propos tient notamment à la précision et à la spécificité des personnages et des faits qu’il observe.

Son art du portrait est peut-être encore plus élevé quand Fabrice Neaud dessine les garçons dont il est amoureux. Nous avions eu le droit à de magnifiques portraits de Stéphane et de Dominique, respectivement dans les tomes 1 et 3 du Journal. Fabrice Neaud se dépasse encore avec Antoine, au cœur de ce nouveau cycle. Celui-ci apparaît progressivement au fil des pages. Il semble en prendre peu à peu possession, que ce soit par d’époustouflantes pleines pages ou par des successions de cases à la disposition identique, dans lesquelles l’auteur détaille les plus subtiles de ses expressions corporelles et faciales.

Voici donc un « dernier sergent » que nous aurons un immense plaisir à suivre pendant les quatre albums que Fabrice Neaud a prévu de lui consacrer…

dimanche 12 novembre 2023

Oeuvres IV, de Buzzelli - HP (2023)

Guido Buzzelli (1927-1992) est un auteur italien de bande dessinée trop méconnu. C'est pourtant probablement en France qu'il obtint le plus de reconnaissance, lorsqu'il fut publié dans les années 1970 dans quelques revues de référence comme Charlie Mensuel, À Suivre, Pilote, Circus, Métal Hurlant, etc. Ses oeuvres furent longtemps très difficiles à trouver en album. Heureusement, depuis 2018, Les Cahiers Dessinés ont eu l'excellente idée de rééditer ses réalisations majeures. Les deux premiers volumes compilaient certaines de ses bandes dessinées les plus célèbres (Le Labyrinthe, Zil Zelub, L'Agnion, La révolte des ratés...) et le troisième rassemblait essentiellement des illustrations. Le quatrième tome, qui vient de sortir, ne comprend qu'un seul long récit de 102 pages dessinées entre 1973 et 1974, sur un scénario de Kostandi : HP.

Comme les volumes précédents, ce livre est un éblouissement graphique. Le scénario, sans être médiocre, n'est pas non plus exceptionnel. Il est en tout cas bien de son époque : le récit se passe dans un avenir post-apocapylptique. La vie en ville est trop contrainte, ce qui pousse de nombreux habitants à partir mener une existence frustre et semi-nomade dans les campagnes : la liberté plutôt que le confort ; c'est la fable du Loup et l'Agneau encore revisitée. Le prétexte du récit est l'envoi par la ville d'un cheval mécanique, HP (pour "Horse Power"), dans les campagnes pour en observer les habitants. Ceux-ci, pensant qu'HP est un vrai cheval, pourvu de qualités exceptionnelles, cherchent à le capturer, connvaincus qu'il leur facilitera la vie. S'en suivent scènes de poursuite à cheval, affrontements entre gens des villes et des campagnes, allers et retours entre l'environnement ultramoderne des cités et les landes dévastées hors des murs.

Cela permet à Buzzelli de mettre en valeur tout son immense talent graphique. Corps en mouvement, rocailles et, surtout, chevaux en action : le dessinateur est dans son élément et son dessin hachuré est à son zénith. Page après page, case après case, les morceaux de bravoure s'enchaînent.

Pendant plus de 100 pages, le lecteur est emporté dans une cavalcade effrénée, à la poursuite de cet HP insaisissable...

dimanche 1 octobre 2023

Fabrice Neaud : Publication de son nouvel ouvrage autobiographique et mise en ligne d'un entretien à propos de la réédition du Journal

Ca y est ! Après plus de deux décennies d'attente, le nouvel ouvrage autobiographique de Fabrice Neaud vient enfin de sortir ! Les riches heures, le quatrième et dernier volume du Journal de Fabrice Neaud, date de 2002. Et le 27 septembre 2023 viennent de sortir Les guerres immobiles, premier volume d'une nouvelle tétralogie autobiographique, Le dernier sergent. Ce "dernier sergent", c'est Antoine/Émile, personnage déjà évoqué depuis longtemps, notamment dans le récit, chef-d'oeuvre d'émotion, de 32 pages « Émile – du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en cours) » publié en 2000 dans la défunte revue Ego comme x.

Pour être honnête, je n'ai pas encore pris le temps de savourer ce livre en intégralité. J'en connais déjà un certain nombre de pages. En le feuilletant, je peux dresser quelques conclusions très rapides : il est copieux (416 planches ; comme Marcel Proust, Fabrice Neaud construit son oeuvre par accumulation, en ajoutant sans cesse de nouveaux passages ; encore une fois pour ce volume, il a dû se limiter pour ne pas publier un livre démesurément volumineux) et de très nombreuses pages sont magnifiques...

J'ai seulement lu pour l'instant la préface de Didier Lestrade. Celui-ci n'est pas un spécialiste de la bande dessinée ; il n'en écrit pas moins quelques paragraphes extrêmement pertinents sur l'oeuvre de Fabrice Neaud, notamment sur son décalage par rapport à ses contemporains et sur l'importance du portrait (c'est effectivement peut-être dans les portraits des êtres aimés que son oeuvre atteint ses plus hauts sommets...).

En tout cas, je vous en reparlerai quand j'aurai lu tout cela avec attention...

En attendant, je viens de mettre en ligne sur le site qui lui est consacré un long entretien avec Fabrice Neaud à propos de la réédition du Journal aux éditions Delcourt. C'est disponible ici et c'est l'occasion de se replonger dans ces livres magistraux, avant de découvrir Les guerres immobiles...

dimanche 30 juillet 2023

Phénix - L'Oiseau de feu, d'Osamu Tezuka (1968-1988, réédition 2022-2023)

Phénix - L'Oiseau de feu, œuvre phare d'Osamu Tezuka (surnommé le "dieu des mangas" pour l'importance qu'il eut dans le domaine de la bande dessinée japonaise) avait été publié intégralement en français une première fois en 11 volumes aux éditions Tonkam entre 2000 et 2002. Malgré quelques retirages et rééditions chez cet éditeur, tous les volumes en étaient épuisés depuis longtemps. C'est donc une excellente chose que les éditions Delcourt (qui ont repris les éditions Tonkam il y a quelques années) les rééditent (en cinq volumes seulement cette fois-ci, dont trois sont déjà publiés depuis 2022) dans l'édition "prestige" qu'ils appliquent aux grands classiques du maître japonais.

Phénix est souvent qualifié de chef-d’œuvre de Tezuka, ce qui est un peu intimidant : en effet, comment peut-on ainsi distinguer un "chef-d’œuvre" dans un corpus si riche et si varié ? Si on me demande quel est le meilleur livre ou la meilleure série de cet auteur, j'aurais personnellement bien du mal à choisir. L'Arbre au soleil, Bouddha, Black Jack, L'Histoire des 3 Adolf me viendraient notamment à l'esprit. Et Phénix bien sûr. Ce qui distingue particulièrement cette série des autres œuvres majeures de Tezuka est son ambition, démesurée en un sens.

En effet, avec Pnéix, série composée d'histoires relativement indépendantes que Tezuka a dessinées tout au long de plusieurs décennies, en parallèle du reste de son œuvre, l'auteur s'est fixé un objectif qui pourrait sembler excessif : décrire le sens de la vie et de la mort, en racontant des histoires sur un temps incroyablement long, allant bien au-delà de l'existence de l'espèce humaine. Cela peut sembler toucher au ridicule ; décrire en bande dessinée un système métaphysique, fondé sur la permanence d'un principe vital dépassant l'existence particulière des individus, et montrer comment cela sous-tend la vie et la mort de chaque personne, est-ce bien raisonnable ? Or il se trouve que cela passe. Le lecteur n'est bien entendu nullement tenu d'adhérer au système philosophique proposé par Tezuka (et je gage que peu, voire aucun, ne le feront) mais cela ne l'empêche nullement de s'attacher aux récits et de partager les angoisses et les joies des nombreux personnages.

Pour illustrer cette trame philosophique, Tezuka adopte des angles extrêmement différents : récits historiques (tirés de différentes époques de l'histoire du Japon, de la Préhistoire à nos jours) ou de science-fiction, épisodes très courts ou au long cours, histoires chorales ou centrées sur un nombre très réduit de personnages... Le fil conducteur reliant ces différents chapitres entre eux est double : de façon implicite, il s'agit pour Tezuka de transcrire en récit sa vision de l'existence humaine ; de façon explicite, dans chaque récit apparaît le Phénix, oiseau surnaturel, dont le sang donne l'immortalité à celui qui le boit. On retrouve en outre quelques personnages, ou familles de personnages, d'une génération à l'autre, dans certains épisodes.

Autour de ce fil conducteur, relativement tenu d'une certaine manière, Tezuka nous propose des récits d'une grande diversité et d'une grande richesse, dans lequel nous retrouvons l'humanité et les grands thèmes chers à l'auteur : amour et mort, devoir et trahison, volonté de se surpasser, limites floues entre la conscience humaine et celle des robots (thème plus que jamais d'actualité à l'heure où le développement de l'intelligence artificielle ne cesse de faire la une), etc. Il traite tout cela avec sa maestria habituelle : les péripéties s'enchaînent, les personnages sont attachants, quelles que soient leurs faiblesses, jamais la routine ne s'installe.

Et le travail sur la forme est éblouissant : mises en page extrêmement inventives, compositions des planches sans cesse renouvelées, le lecteur assiste à un feu d'artifice permanent d'invention graphique. Généralement imaginatif dans le domaine de la narration, Tezuka se surpasse dans cette série, cherchant à rester constamment à la pointe de l'innovation, notamment quand de nouveaux auteurs introduisent dans les années 1960 et 1970 une nouvelle forme de manga, plus mature, le "gekiga". Tezuka n'a de cesse de montrer qu'il est capable de s'adapter à tout et de ne jamais se laisser distancer par d'autres auteurs, aussi jeunes et talentueux soient-ils.

Il faut également dire un mot de cette édition Prestige. Le format des planches, tout d'abord, est légèrement plus grand que celui des anciennes rééditions, et un grand soin a été apporté à la qualité de l'impression. Enfin, des cahiers critiques accompagnent chaque volume de cette réédition, ce qui est trop rare dans le monde francophone du manga. Ils contiennent des entretiens avec Tezuka, une analyse de ses œuvres en général et de Phénix en particulier, ce qui permet de resituer cette série au sein de l'ensemble des livres de l'auteur, des analyses de planches (publiées dans le volume ou inédites en album) ainsi que les couvertures des publications originelles en japonais. Cela permet de mieux comprendre les objectifs et le processus créatif de Tezuka.

Pour toutes ces raisons, et bien d'autres encore, Phénix est bien un chef-d'oeuvre de l'histoire de la bande dessinée mondiale que cette réédition soignée permet de (re)découvrir dans d'excellentes conditions

lundi 10 avril 2023

Tropikal Mambo, de Carlos Nine (2016)

Carlos Nine était un auteur de bande dessinée relativement rare et assez méconnu. Auteur argentin, né en 1944 et mort en 2016, il était surtout connu dans son pays comme illustrateur. En parallèle de sa carrière d'illustrateur, il a publié une douzaine d'albums de bande dessinée. L'un de ses albums, Le Canard qui aimait les poules a reçu le Fauve d'Or au festival d'Angoulême en 2001 et il a publié en 2004 un tome de la série Donjon, Crève Cœur, sur un scénario de Lewis Trondheim et Joann Sfar. Mais ce ne fut pas suffisant pour lui apporter une notoriété au-delà d'un petit cercle d'initiés. Heureusement les éditions Les Rêveurs publient en France ses différents ouvrages avec beaucoup de soin. Merci à elles !

Tropikal Mambo, publié en version originale un an avant sa mort, est, à ma connaissance, son dernier album de bande dessinée terminé de son vivant. Il s'agissait de sa première création originale en bande dessinée depuis Siboney en 2007 (je vous ai bien dit qu'il s'agissait d'un auteur rare...). Et il conclut son œuvre en beauté. Non seulement, il synthétise et rassemble magnifiquement les traits les plus caractéristiques de son travail, mais c'est également un chef-d’œuvre de plein droit.

L'album est constitué d'histoires courtes mettant en scène le même personnage de détective privé. Ces différents récits se déroulent à Panama et sont reliés entre eux de façon relativement lâche. Carlos Nine a toujours aimé ces pastiches de roman noir, avec détective privé un peu louche, femmes fatales, belles voitures, juges corrompus, danseuses de charme officiant dans des bars interlopes, ambiances enfumées et morts suspectes. Ici, il s'en donne à cœur joie, reprend ces poncifs du roman noir et les étire à l'extrême. Le protagoniste passe de drame familial en meurtre passionnel, empochant un salaire ici et un baiser là. Le récit se joue des codes : le personnage principal interpelle le dessinateur et le lecteur (souvent for impoliment) et finit par s'en prendre violemment à l'auteur.

Graphiquement, Carlos Nine réussit également à rassembler un merveilleux collage de différents moyens d'expression graphiques : superbes dessins en couleurs directes, illustrations au crayon, photographies de sculptures surréalistes... On ne s'ennuie pas. D'autant plus qu'on retrouve l'outrance visuelle propre à l'auteur : les paysages évoluent sans cesse et n'ont en commun que leur aspect délirant, les femmes fatales ont des proportions démesurées, les grosses voitures ont la hauteur d'immeubles de plusieurs étages alors que le véhicule du détective ressemble à une boîte à chaussures... Je ne trouve guère d'équivalent à ces délires graphiques envahissant tout (à part bien sûr dans Krazy Kat de George Herriman, édité en français soit dit en passant, par la même maison d'édition...).

Tropikal Mambo nous offre donc, comme d'autres livres de Carlos Nine, mais sans doute de façon exacerbé, un festival de trouvailles graphiques toujours renouvelées, d'une grande beauté et d'une fantastique imagination, le tout pour illustrer des récits délirants et fort réjouissants. À lire et à relire sans modération.