samedi 10 mars 2012

Moebius (Jean Giraud) est mort (1938-2012)

Jean Giraud, également connu sous le pseudonyme de Moebius, est mort aujourd’hui, 10 mars 2012, à l'âge de 73 ans.

Créateur protéiforme, il avait multiplié les expériences artistiques les plus variées et était incontestablement l'un des créateurs les plus influents et les plus reconnus de la bande dessinée mondiale.

Après avoir appris les rudiments du métier aux côtés de Jijé, il débuta en 1963 comme dessinateur de Blueberry, sur des scénarios de Jean-Michel (qui atteignit avec cette série le sommet de son talent). Les années 1960 sont donc principalement celles du lieutenant, de plus en plus rebelle. Il traversa plusieurs guerres indiennes, chercha de l'or dans une mesa perdue et contribua à la construction du chemin de fer avant d'être envoyé au Mexique pour des missions plus que délicates. Ce cycle, qui commença avec Chihuahua Pearl en 1973, s'acheva avec Le Bout de la piste en 1986. Ces 10 albums constituent, avec le diptyque La Mine de l'Allemand perdu - Le Spectre aux balles d'or (1972), le sommet de la série et l'un des plus grands chefs-d’œuvre du western en bande dessinées. De façon générale, l'art de Jean Giraud dans Blueberry est absolument remarquable : expressivité des personnages, fantastique sens de l'espace (ses scènes de rues, de foules ou de grands espaces, en perspective aérienne, montrent un talent sans guère d'équivalent en bande dessinée pour décrire ainsi des vues d'ensemble avec un tel sens de l'espace), art du mouvement, mises en pages variées au service de la narration, etc.

Les années 1970 sont les années de tous les possibles, de toutes les expérimentations : son art, pour son versant réaliste, atteint des sommets expressionnistes dans La Mine de l'Allemand perdu et Le Spectre aux balles d'or. Pour le versant plus imaginaire, il s'agit des vrais début de sa carrière parallèle, sous le pseudonyme de Moebius (qui ne lui avait servi jusque là que pour quelques courtes bandes humoristiques). Dans des bandes délirantes, souvent conçues sous acide, il révolutionne la bande dessinée, tant sur le plan graphique (couleurs directes dans Arzach, mises en page éclatées, mondes imaginaires délirants, variabilité quasiment infinie du style de dessin au cours d'un même récit) que sur le plan narratif (critique du racisme et des "ratonnades" dans Cauchemar Blanc, délire improvisé dans Le Garage Hermétique, récit muet dans Arzach, etc.). Il participe également en 1975 à la création du magazine Métal Hurlant, qui fut pendant quelques années l'un des plus passionnants journaux de bande dessinée.

Les années 1980 sont l'âge classique de Moebius. Il séjourne quelques années dans une communauté dans une île tropicale, se met au végétalisme, puis à l'instinctothérapie et cela se ressent sur son dessin : Il consolide ses acquis et publie des œuvres assagies, mois exubérantes. C'est la période de l' Incal (sur un des scénarios les plus lisibles de Jodorowsky). Dans Blueberry également le trait se simplifie pour aboutir à la quasi "ligne claire" de La dernière carte.

À partir des années 1990, l’œuvre se fait moins riche. Suite à la mort de Jean-Michel Charlier, Jean Giraud continue les séries Blueberry et Jim Cutlass et écrit pour elles des scénarios indigents (il a de toute façon été un scénariste plutôt médiocre, même si ses hallucinations improvisées offraient parfois de beaux moments). Le trait de Moebius, après s'être assagi pendant la décennie précédente, a tendance à s'appauvrir. Son talent était tel qu'il continue toutefois à produire des œuvres remarquables. Son œuvre la plus marquante des 20 dernières années est probablement la série Inside Moebius, dont les 6 tomes constituent une expérience intéressante de carnet intime délirant et improvisé, dans lequel le narrateur rencontre à la fois de multiples avatars de lui-même et ses propres créations. Avec cette œuvre originale, il surpasse les efforts similaires de quelques-uns des membres de la génération suivante, Sfar, Trondheim et leurs carnets.

Il a multiplié les incursions dans des genres divers, cinéma (story board pour Tron, dessins pour Alien, Abyss ou Willow), pochettes de disques (remarquables illustrations pour des rééditions de Jimi Hendrix) ou peintures. Il avait plusieurs fait l'objet de nombreuses grandes expositions, une des dernières fut l'excellente rétrospective de la fondation Cartier début 2011.

7 commentaires:

  1. Oui, il est toujours triste de voir partir un tel géant, un auteur qui nous a marqués, dont la découverte de certaines œuvres fut un événement fort pour nous...

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  2. "L'Incal", un des scénarios les plus lisibles de Jodorowsky ? Vous ne devez pas avoir suivi l'évolution du scénariste. "Bouncer" est bien plus "lisible" dans le sens "lecture aisée", par exemple.

    D'autre part, je ne suis pas d'accord sur le fait que l’œuvre de Moebius se fait moins riche à partir des années '90. Graphiquement, il a continué à évoluer et "40 days dans le désert B"ou "Le Chasseur déprime" ont autant d'intérêt sur ce plan qu'un "Arzach". "Le Monde d'Edena" est inégal mais intéressant selon les tomes. Tandis que plusieurs expérimentations des années'70 vieillissent assez mal.

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  3. Je ne ne suis pas un grand connaisseur de l'oeuvre de Jodorowsky et je n'ai pas lu "Bouncer". J'avais lu un certain nombre de scénarios de Jodorowsky, datant plutôt des années 1980 et 1990, qui partaient soit dans des délires mystico-futuristes, soit dans des péripéties sans fin complètement déstructurées. "L'Incal" me semble plus structuré et moins fumeux que d'autres séries de ce scénariste. C'est en sens que j'écrivais plus "lisible" mais je ne prétends pas avoir une connaissance exhaustive, loin s'en faut, des livres de ce scénariste.

    Je persiste à penser que, globalement, la richesse de l'oeuvre de Giraud-Moebius a diminué à partir des années 1990. Cela me semble flagrant sur ses oeuvres de longue haleine ("Blueberry", "le Monde d'Edena", les retours d' "Arzak"). Toutefois cela n'empêche pas que certains récits des années 1970 ou 1980 ont effectivement mal vieilli, ni que certaines histoires publiées dans les années 1990 ou 2000 ("40 days dans le désert B", "Le Chasseur déprime", "Inside Moebius", voire, en faisant peut-être un peu de provocation, son volume de "XIII") sont tout à fait excellentes.

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  4. La "lecture" de Moebius m'a toujours paru accessoire... Je n'ai jamais cherché à saisir le sens des histoires, ni même leur dynamique... Je me suis souvent dispensé de les lire. Mais je suis resté fasciné par son dessin (je le suis encore et probablement pour toujours)... J'ai vécu des heures intenses à regarder ses images, à voyager dedans, à me laisser gagner par leur étrangeté, leur singularité, leur puissance, leur absolue liberté. Leur humour aussi... Il était à mes yeux le plus grand de tous. Avec lui le mot génie n'est pas galvaudé. Il excède en tout point ce qu'on avait pu voir jusqu'alors... L'expo à la fondation Cartier m'avait sidéré. Je croyais tout connaître ou presque et j'en découvrais encore. Je suis très affecté par ce décès... Bravo pour votre blog. Il est formidable... à bientôt pour une prochaine visite...

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  5. Une seule vignette, une seule image, une seule illustration est une leçon de dessin pour quiconque veut se lancer dans l'illustration, surtout en autodidacte... Alors chaque album de Moebius est un ouvrage d'Art incontournable et toute son oeuvre une Encyclopédie du Merveilleux... chaque page se déguste dans n'importe quel ordre, chaque image se savoure dans n'importe quel sens et dans ce charivari graphique alors l'ivresse vous prend et l'envie de dessiner aussi... Si l'anneau est à Moebius alors il en est bien le seigneur!

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  6. Jean Giraud alias Moebius m'a souvent surpris:
    lors d'une séance de dédicace; à la personne qui lui demandait un dessin, il répondu NON! en lui tendait un stylo, et de dire "c'est comme çela que j'ai commencé"; belle épithaphe pourrait-on-dire.
    Une autre fois un verre de vin était tombé sur la nappe de papier, et Moébius a continué ce que l'esprit du vin avait commencé, quel dessinateur, j'ai bien sûr récupéré la nappe de l'histoire et bien d'autres supports. quand il n'y avait plus de papier; Jean Giraud utilisait ce qui pouvait garder LA TRACE. A bons entendeurs Salut. Bruno 07

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