dimanche 27 février 2022

Le Monde sans fin, de Jean-Marc Jancovici et Christophe Blain (2021)

C'est à mon avis quand Christophe Blain met en scène un dialogue avec quelqu'un à la forte personnalité et au verbe haut qu'il est le meilleur. Cela a donné Quai d'Orsay (dans lequel on reconnaissait aisément Patrick de Villepin, dans son "rôle" de ministre des affaires étrangères), En cuisine avec Alain Passard, dialogue entre Christophe Blain et le chef cuisinier. Cela donne aujourd'hui Le Monde sans fin, dialogue entre l'auteur et Jean-Marc Jancovici, grand spécialiste du dérèglement climatique.

Il faut bien admettre que Jean-Marc Jancovici se prête bien à ce type d'exercice : vulgarisateur d'un énorme talent, c'est également une forte personnalité, volontiers provocatrice et n'ayant pas la langue dans sa poche. Christophe Blain l'a compris et le dépeint avec beaucoup de réussite. En quelques traits, il brosse un "Janco" (comme l'appellent ses fans) plus vrai que nature. On le voit remuer, asséner ses arguments, faire un peu d'humour décalé, quelle que soit la gravité du thème de la discussion.

Ce talent de Blain ne suffirait bien évidemment pas à faire de ce dialogue un succès. Il y faut également tout le talent de pédagogue de Jean-Marc Jancovici : en quelques pages, il résume de façon didactique, mais jamais simpliste, l'addiction de nos sociétés à l'énergie abondante et pas chère et les lourdes conséquences que cela implique, notamment en termes de dérèglement climatique. En repartant de la psychologie humaine d'une part, et de grands principes physiques d'autre part, il parvient à faire comprendre le coeur de la crise écologique majeure qui ne fait que croître depuis le début de l'ère industrielle, et qui s'agrave à un rythme alarmant, jour après jour, sous nos yeux. À l'heure où ce sujet est largement absent de la campagne présidentielle française (et ce, avant même l'invasion russe en Ukraine) malgré l'importance qu'il a pour notre futur, et la nécessité de prendre dès aujourd'hui des décisions majeures pour éviter la catastrophe environnementale qui ne fait que débuter.

J'ai pu lire quelques critiques reprochant à Jean-Marc Jancovici de trop peu aborder certains sujets pourtant clés. Il n'évoque que très rapidement la question sociale et la répartition des richesses, notamment. Certes. Mais, malgré l'importance de ce sujet, en parler davantage ne changerait rien, ou presque, au fond, à l'ensemble des démonstrations du livre. Un élément que j'aurais aimé voir traiter un peu plus longuement est celui des solutions qu'il est possible et souhaitable de mettre en oeuvre pour surmonter cette crise climatique. Jancovici et Blain y consacrent quelques pages en fin d'ouvrage, donnent quelques exemples, mais c'est rapide. Pourtant des rapports existent sur ce sujet ; le lecteur curieux pourra notamment se référer au livre récent de l'association The Shift Project (dont Jancovici est le président), Le Plan de transformation de l’économie française (PTEF), qui vise à proposer des solutions pragmatiques pour décarboner l’économie tout en favorisant l’emploi. Je conseille aussi l'étude ZEN 2050 – Imaginer et construire une France neutre en carbone, qui a le grand mérite de proposer notamment une réflexion sociologique sur les évolutions des modes de vie possibles des Français d’ici 2050, cohérentes avec cet objectif de neutralité carbone, qui prend en compte la diversité des habitants (cette étude a d'ailleurs été co-réalisée par Carbone 4, le cabinet de conseil créé par Jancovici... le monde est petit...). Il y a moins d'images dans ces deux longs rapports que dans Le Monde sans fin, il y a d'autres biais et d'autres angles morts, mais ils apportent des compléments qu'on pourra trouver utiles.

dimanche 20 février 2022

Belle exposition de la famille Crumb à Paris

Robert Crumb est habitué des bandes dessinées "familiales" : il publie depuis les années 1970 des comics à quatre mains, avec sa femme Aline Kominski-Crumb. Chacun d'entre eux y dessine son propre personnage, dans de courtes histoires relatant leur vie de couple avec beaucoup d'autodérision et sans concession. Ces récits ont fait l'objet d'une publication en intégrale (Parle-moi d'amour ! chez Denoël en 2011), présentant ainsi presque quatre décennies d'histoire familiale. Dans ces planches, une troisième autrice-personnage faisait progressivement son apparition : leur fille Sophie se dessinait parfois au milieu de ses parents. Elle est devenue artiste également. Au fil des années, Robert Crumb a progressivement dessiné moins de bande dessinée. Son adaptation littérale de la Genèse a été une sorte de chant de cygnes en 2009, les planches sont de plus en plus rares depuis cette époque. Il ne dessine presque plus que des pages avec Aline. La part familiale de son oeuvre prend peu à peu le dessus sur le reste...

Cette exposition (à la galerie David Zwirner à Paris, jusqu'au 22 mars 2022) est l'aboutissement logique de cette évolution. Il s'agit en effet d'une présentation commune des oeuvres de Robert, Aline et Sophie, les trois auteurs étant mis sur un pied d'égalité.

On y découvre de nombreuses oeuvres de Robert Crumb (ne nous leurrons pas : c'est probablement d'abord pour lui que les visiteurs viendront). Quelques-unes, plus ou moins anciennes, donnent un très rapide aperçu de sa carrière. Les plus intéressantes sont à mon sens les oeuvres très récentes (2020-2022), encore inédites. Ses portraits ou ses saynètes mettant en avant l'angoisse de personnages face au monde actuel montrent que le vieux maître n'a clairement rien perdu de son immense talent...

Il serait dommage de ne profiter que des planches du créateur de Mr Natural. Sa femme et sa fille ont chacune su développer un style très personnel, et les oeuvres présentées ici sont également très intéressantes. Celles d'Aline ne surprendront pas les fidèles lecteurs des comics de son mari, puisqu'elle y a souvent participé. Son style est moins virtuose que celui de son célèbre époux ; mais il a une spontanéité et une vivacité très agréables ; ses (auto)portraits, au tracé parfois approximatif, sont d'une très grande vérité.

La plus grande découverte, pour moi, est celle des oeuvres de la fille de la famille, que je ne connaissais pas. Loin de se laisser écraser par les styles marqués de ses deux parents, elle a su développer le sien propre avec originalité et talent. Elle adopte un rendu plus réaliste, ce qui donne lieu à de beaux portraits ainsi qu'à des scènes plus surréalistes.

Un récit inédit de quelques pages dessinées à six mains est également présenté.

Ce récit, intitulé "Sauve-qui-peut" (Aline et Robert sont installés depuis les années 1990 dans le Sud de la France, dans un village qui s'appelle Sauve...), est compilé, ainsi que les autres oeuvres inédites de l'exposition dans un comics publié spécialement.