lundi 29 novembre 2010

Les couvertures du Trombone Illustré, par Franquin (1977)

Les 30 numéros du Trombone Illustré, supplément "pirate" du journal de Spirou en 1977, ont marqué les mémoires de bien des amateurs de bande dessinée à plus d'un titre.

Sous l'impulsion d'Yvan Delporte et d'André Franquin, un vent de liberté et de nouveauté inhabituel va souffler dans les pages de ce supplément original. Rassemblés grâce à l'aura extraordinaire de Franquin parmi ses collègues, de nombreux auteurs talentueux vont participer à cette aventure : Alexis, Serge Clerc, Bilal, Claire Bretécher, Dany, Derib, René Follet, F'murr, Gotlib, Hausman, Frédéric Jannin, Jijé, Raymond Macherot, Mézières, Moebius, Peyo, Roba, Grzegorz Rosinski, Sirius, Tardi, Marc Wasterlain, Will... Du bien beau monde !

L'autre point marquant de ce journal atypique est que Franquin y créa ses deux derniers chefs-d'œuvre : Les Idées Noires, bien sûr, qui continueront leur existence dans Fluide Glacial après la disparition du Trombone, et les titres du Trombone...

En effet, pour 26 des 30 numéros, Franquin a dessiné un titre d'une demi-page. Et ces dessins constituent une des très grandes réussites de son œuvre. (qui en compte pourtant beaucoup) Autour des lettres "Le Trombone illustré", le dessinateur imagina une galerie de personnages qui vivaient des aventures variées (amour, voyage, décès, etc.) qui se poursuivaient de numéro en numéro. Les lettres, qui leur servaient tour à tour d'habitation, de véhicule, ou de bien d'autres choses encore, étaient elles-mêmes malmenées de bien des façons.

Qu'est-ce que ces titres ont donc de si remarquable ? Franquin est au sommet de son art de dessinateur : les personnages sont bien typés, les expressions toujours parfaitement justes, tous les détails, du relief des lettres au noir du ciel d'espace, sont extrêmement fignolés. Chacun des 26 dessins publiés est également une merveille d'humour : les situations sont burlesques, les jeux de mot idiots s'accumulent, le moindre détail est une occasion de sourire ou de rire. Enfin, un aspect constant de l'œuvre de Franquin est particulièrement mis en lumière ici : sa grande tendresse pour ses personnages. On perçoit en effet que le dessinateur prend plaisir à créer un petit monde peuplé de personnages ordinaires, avec leurs qualités et leurs défauts, leurs ridicules et leur caractère... Franquin s'attache à ce petit monde qui prend progressivement une épaisseur de plus en plus importante. Et cet attachement, cette tendresse sont communicatifs... C'est toujours avec beaucoup de tendresse et une certaine tristesse que je quitte cet univers si riche en refermant le livre compilant tous ces titres.

mercredi 24 novembre 2010

Love & Rockets: New Stories, n° 3 de Gilbert et Jaime Hernandez (2010)

Le nouveau numéro de Love & Rockets: New Stories, de Gilbert et Jaime Hernandez, vient de paraître, sous une superbe couverture de Jaime (quelle composition !). Comme à chaque fois, c'est une réussite artistique connaissant peu d'équivalent dans la bande dessinée contemporaine.

Le cas des frères Hernandez (Gilbert et Jaime principalement) est exceptionnel à plus d'un titre. Voir ainsi deux frères construire parallèlement, depuis presque 30 ans (le premier numéro de Love & Rockets est sorti en 1982), deux œuvres riches et exigeantes est déjà remarquable ; que ces deux œuvres soient publiées dans le même comics depuis le début de leur carrière l'est au moins autant ; enfin l'alternance, dans ces comics, de pages des deux frères montre à quel point les deux œuvres se complètent et s'équilibrent : les pages de Jaime, au dessin clair et précis et aux récits tout en nuances viennent très efficacement contre-balancer les exubérances de celles de Gilbert, marquées par la violence des récits et les outrances volontaires des dessins. Cet équilibre subtil des récits publiés en alternance, par courtes livraisons de quelques pages, contribue pour une part non négligeable à la qualité des nombreux numéros de Love & Rockets (50 numéros pour le volume 1 entre 1982 et 1996, 20 numéros pour le volume 2 entre 2000 et 2007 et 3 numéros pour le volume 3, en cours de publication depuis 2008) et est malheureusement absente de compilations traduites en français.

Revenons à l'objet de mon post d'aujourd'hui, à savoir la sortie du numéro 3 de Love & Rockets: New Stories, et tout spécialement aux pages de Jaime Hernandez. Celles-ci comprennent un récit 'contemporain' qui relate un événement attendu depuis plus de 15 ans par les lecteurs assidus de Love and Rockets, à savoir les retrouvailles de Maggie et de Ray, et, inséré entre les deux épisodes de ce récit, un souvenir douloureux de la jeunesse de la même Maggie, le déménagement de sa famille et le divorce de ses parents.

On a pu assimiler, pourquoi le nier, Love and Rockets à un 'soap opera'. Les récits de Jaime Hernandez suivent en effet les événements souvent banals de la vie de divers protagonistes, Maggie et Hopey en tête : crises familiales, déchirements amoureux et retrouvailles, deuils et tromperies. Les personnages vieillissent à la même vitesse que dans la vie réelle (adolescentes au début des années 1980, elles approchent maintenant la cinquantaine). Les ingrédients d'un bon 'soap opera' sont bien là. Mais voilà, le talent de Jaime Hernandez est immense et lui permet de transcender allégrement toutes les limites du genre...

Cette dernière livraison (qui a maintenant adopté un rythme annuel), n'échappe pas à la règle et on y retrouve tout l'art de Jaime Hernandez : ellipses parfaitement amenées, maîtrise de l'euphémisme dans le récit, noir et blanc précis. Que ce soit dans le texte ou le dessin, il n'y pas de superflu et tout est parfaitement à sa place. Sous ces dehors classiques, le propos de Jaime Hernandez est extrêmement subtil. On a rarement mieux rendu en bande dessinée les doutes et interrogations d'individus adultes face à des vies banales, les sentiments ambigus mêlant mélancolie face au passé et désir de renouveau.

Maggie retrouve donc Ray. En quelques pages les sentiments complexes de ces deux personnages nous deviennent palpables ; en quelques phrases, tout le poids des événements qu'ils ont vécu depuis leur séparation remonte à la surface. Jaime Hernandez parvient si bien à insuffler de la vie à ses créatures de papier que, pour un lecteur qui a suivi leurs péripéties, les quelques éléments très succincts de ces pages provoquent des émotions très fortes, comme si nous retrouvions de vieux amis avec lesquels nous avons partagé tant de choses. Ce récit contemporain introduit en outre, de façon très elliptique, un personnage nouveau, Calvin, un frère de Maggie. L'épisode de la jeunesse de Maggie, inséré au milieu de ce comics, permet à la fois d'enrichir encore le personnage de Maggie en creusant une de ses failles, la séparation de ses parents, et de donner une grande épaisseur à Calvin. On assiste ainsi à des subtils phénomènes d'échos entre ces deux récits que plus de trente ans séparent.

Un dernier mot pour conclure, à tous ceux qui sont en train de, ou qui vont bientôt, découvrir Jaime Hernandez avec les récentes traductions de Locas en français : Méfiez-vous, cette série est une drogue et l'accoutumance ne fait que croître avec les albums...

lundi 22 novembre 2010

Hergé et son anti-trilogie des années 1960

Certains auteurs de bande dessinée ont révolutionné la bande dessinée en explosant dans toutes les directions : essayant des formes, des styles, des instruments très différents. Un des meilleurs exemples de tels talents polymorphes est Giraud-Moebius. Tour à tour hyperréaliste ou comique, travaillant à la plume ou au pinceau, en couleurs directes (Arzach, L’homme est-il bon ?) ou en noir et blanc surhachuré (La Déviation), plongé dans la documentation jusqu’au coup ou inventant les univers les plus délirants, il ne cesse, de façon flagrante, d’explorer de nouveaux horizons.

Il existe un autre moyen d’ouvrir de nouvelles voies. Il s’agit, au sein d’une forme conventionnelle très définie, d’en explorer les moindres recoins, de la tordre, de la manipuler dans tous les sens. Cette méthode est moins tapageuse, moins apparente que la première mais elle permet parfois d’aller aussi loin dans la découverte de nouveaux horizons. C’est cette voie qu’a illustrée Hergé.

Cette ouverture de nouveaux horizons est particulièrement flagrante dans ce que j'appellerai aujourd'hui l’anti-trilogie hergéenne, à savoir Tintin au Tibet, Les Bijoux de la Castafiore et Vol 714 pour Sidney. Dans ces trois albums consécutifs, Hergé va, tout en respectant les règles très sévères qu’ils s’étaient fixées, jouer avec son petit monde pour repousser les frontières de son média.

Comme je l'ai écrit ici le mois dernier, on peut considérer qu'Hergé avait achevé de mettre en place son univers avec L’affaire Tournesol. La famille de papier était quasiment au complet, le personnel et les méthodes de travail du studio Hergé étaient en place, la technique était au point, parfaitement rodée. Hergé a commencé à jouer avec ce petit univers dans Coke en Stock. Jusqu’à cette époque, les albums de Tintin correspondaient aux canons de la littérature d’aventures : un héros apparemment sans réel affectivité est confronté à des luttes contre des méchants, des enquêtes policières, des explorations, des chasses au trésor. Dans Coke en Stock, il reste dans les limites du récit d'aventures traditionnel, avec héros sans peur et sans reproche, vilains sans scrupules et péripéties s'enchaînant sans temps mort. Mais, à l'intérieur de ces limites, il distend toutes contraintes, multipliant les rebondissements et les intrigues jusqu'à l'invraisemblance la plus flagrante.

Puis tout change. À l’époque où il travaillait sur Tintin au Tibet, Hergé traversait une grave crise personnelle. Conséquence ou coïncidence, toujours est-il que c’est à partir de cet album qu’il a vraiment révolutionné (dynamité ?) son petit monde. Dans le récit de cette aventure orientale, pas de méchant et le point le plus capital de l’album est la très forte amitié liant Tintin à Tchang. On voit même Tintin pleurer. Alors que dans les albums précédents et dans les suivants, Hergé joue avec sa famille de papier et construit des intrigues compliquées, ici l’album s’épure de plus en plus au fil des pages. La famille de papier est réduite au minimum (Haddock et Tournesol pendant quelques pages ; pas de Séraphin Lampion, pas de Dupondt). L’intrigue est linéaire. Le décor se réduit de plus en plus, pour se laisser progressivement envahir par le blanc. À la fin restent Tintin, Milou, Hadock, Tchang et le yéti au milieu d'un océan de blanc...

Les Bijoux de la Catasfiore semblent être l’exact opposé. La famille papier est convoquée. presque au complet ; les personnages qui ne peuvent être présents physiquement envoient des télégrammes de félicitations au Capitaine lorsque la presse annonce les fiançailles de celui-ci avec le Rossignol milanais. Au lieu de partir à l’autre bout du monde (et même au bout du monde, car on a bien l’impression, à la fin de l’album précédent, que les personnages ont atteint l’extrémité du monde, qu’au-delà de ce blanc, il n’y a plus que le néant), ils ne quittent pas Moulinsart. Après un album à l'intrigue linéaire, Hergé multiplie à plaisir les fausses pistes, les quiproquos, complique le schéma de l’histoire autant qu’il le peut. Après le dépouillement, le calme et la sagesse des moines tibétains, nous baignons dans la superficialité, le luxe tapageur, les ragots, et le bruit. Après le mystère et la force du yéti, nous avons le caractère commun et les facéties de la pie...

Nouveau changement total avec Vol 714 pour Sydney. La famille de papier est beaucoup plus réduite que dans l’album précédent. De nouveau, on ne voit pas les Dupondt, et Séraphin n’apparaît que de l’autre côté de la télévision, à la fin de l’album. On semble revenir à une aventure traditionnelle. Cependant Hergé explore de nouvelles limites.

Sur le plan géographique d’abord. Le Tibet représentait déjà une extrémité du monde, mais cela débouchait sur le recueillement de l’aventure intérieure, spirituelle. L’île perdue qui sert de repère aux pirates semble être située également à une extrémité du monde : perdue au milieu du Pacifique qui est le plus grand des océans, elle semble complètement isolée. Cependant ce bout du monde-là ouvre non plus sur le monde intérieur mais sur un extérieur plus grand, vers un autre monde, une autre planète.

Sur le plan des personnages ensuite. Hergé joue avec ceux-ci, comme il ne l’avait jamais fait avant. Ils jouent également avec les codes qui régissent habituellement les personnages. Les méchants sont complètement ridiculisés. Rastapopoulos, qui semblait être un véritable génie du mal, est ici un clown couvert de bosses. Allan, qui semblait être sa fidèle âme damnée n’hésite plus à se moquer de lui. Ce qui vole en éclat c’est également la barrière entre les ‘méchants’ et les ‘gentils’. Carreidas est du côté des ‘gentils’, Tintin risque sa vie à plusieurs reprises pour le sauver. Pourtant, lors de la magnifique scène du sérum de vérité, il entre en compétition avec Rastapopoulos pour le titre de ‘génie du mal’. Et il n’est pas à court d’arguments pour défendre ses prétentions...

mercredi 17 novembre 2010

Les romans de Renaud Camus

J'aurais beaucoup aimé connaître déjà l'œuvre de Renaud Camus et les amateurs de celle-ci en 1983, quand est sorti Roman Roi.

En effet, j'imagine que l'effet de surprise fut bien grand, alors. Replaçons-nous dans le contexte de l'époque : Renaud Camus était un jeune auteur, salué par Roland Barthes notamment ; il avait publié quatre « églogues », ouvrages complexes que l'on pourrait assimiler à des romans (et que j'ai évoqué sur ce blog il y a quelques mois) et qui avaient l'ambition, entre autres, de continuer le Nouveau Roman en dépassant les entreprises de celui-ci, un court ouvrage qui développait le concept de « bathmologie » imaginé par Roland Barthes et quelques chroniques homosexuelles (ou « achriennes » selon ses propres termes). Il s'agissait donc d'un auteur ambitieux et difficile, à la pointe de l'avant-garde littéraire de l'époque.

Et en 1983, Roman Roi. Un roman simili-historique qui se déroule pendant la première moitié du XXe siècle, dans un pays imaginaire d'Europe centrale, la Caronie. À première vue, un roman des plus traditionnels : une intrigue amoureuse vécue sur fond d'Histoire (la 2ème Guerre mondiale), une narration et un style parfaitement classiques, des personnages et des analyses psychologiques tout ce qu'il y a de plus « réaliste », au sens le plus balzacien du terme.

Était-ce lié à la volonté de Renaud Camus d'atteindre un public plus large ? de continuer ses recherches littéraires, mais de façon moins frontale ? de développer des thèmes qui lui sont chers (il n'a jamais caché son goût pour les monarchies finissantes, tout spécialement celles d'Europe orientale) ? Probablement un peu de tout cela. Quoi qu'il en soit, Roman Roi inaugurait le versant romanesque de l'œuvre de Renaud Camus. Celui-ci allait en effet continuer à écrire régulièrement des romans, en parallèle aux Églogues et aux chroniques autobiographiques, notamment. Si je veux continuer dans la taxonomie, je pourrais diviser cette œuvre romanesque en trois pans : les romans « romaniens », les « petits » romans (si ma mémoire ne me joue pas de tours, ce sont les termes utilisés pour les qualifier par Flatters, un proche de Renaud Camus) et les romans plus ambitieux.

Renaud Camus a écrit deux romans ayant pour centre le personnage de Roman, roi de Caronie : Roman Roi en 1983 et Roman Furieux en 1987. Ils sont tous deux beaucoup plus riches que ma première description sommaire ne le laissait supposer : sous des abords très classiques, ils continuent à creuser certaines recherches littéraires (le titre du premier l'annonce d'une certaine façon : donner à son premier roman classique, à une époque où certains annonçaient la mort du roman, le titre de Roman Roi, c'est déjà tout un programme), notamment sur le personnage du narrateur dans Roman Furieux ; la langue est, comme d'habitude chez Renaud Camus, exquise ; enfin cela aborde avec beaucoup de subtilité les dilemmes vécus par ces pays d'Europe de l'Est pendant la 2ème Guerre mondiale, alors qu'il fallait choisir son camp entre la Russie de Staline ou l'Allemagne de Hitler... Malheureusement ces deux livres ne permirent aucunement à Renaud Camus d'atteindre un public plus large. Roman Furieux n'eut quasiment aucun écho à sa sortie. Je crois qu'un troisième volume avait été envisagé. Est-ce le cas ? si oui, sortira-t-il un jour ? Je n'en sais rien.

Puis parurent Voyageur en automne en 1992, Le Chasseur de lumières en 1993, L’Épuisant Désir de ces choses (quel titre magnifique...) en 1995 et Loin en 2009 (déjà évoqué ici). Ces romans peuvent offrir une première ouverture vers l'œuvre de Renaud Camus. Agréables et faciles à lire, ils nous offrent une prose de très grande qualité et de nombreuses touches d'humour. Les sujets abordés sont intéressants mais sont abordés de façon moins riche, moins approfondie que dans d'autres ouvrages de l'auteur, son Journal notamment. J'ai tendance à penser qu'ils sont trop inhabituels pour plaire réellement à un vaste public, mais pas assez ambitieux pour constituer des œuvres majeures de Renaud Camus.

En 2003 cependant Renaud Camus a publié un roman capital, L’Inauguration de la salle des Vents. Capital car, cette fois-ci, très ambitieux et totalement original. Il est classé comme roman alors que les récits relatés sont (presque ?) tous des épisodes réels de la vie de l'auteur ; le travail romanesque se situe en fait au niveau de l'agencement de ces épisodes : douze lignes de récits ; onze styles ; chaque paragraphe n’a qu’une seule phrase, qui peut avoir une ligne ou plusieurs pages. Roman extraordinaire, d'une folle originalité, dont de nombreuses lectures ne révèlent pas toutes les richesses...

lundi 15 novembre 2010

Donjon, de Joann Sfar et Lewis Trondheim (1998-...)

Depuis le début des années 1980 (et, notamment, La Quête de l'oiseau du temps), les séries d'héroïc fantasy se sont multipliées dans la bande dessinée francophone.

En 1998, alors que cette vague semblait se perdre dans quelques poncifs éculés, de trolls sanglants et guerrières délurées, une série créée par deux jeunes auteurs venant du monde de la scène dite 'indépendante' a commencé à faire sensation en piochant allégrement dans tous ces poncifs, mais en renouvelant radicalement le genre. Qu’est-ce qui fait de Donjon, puisqu'il s'agit de cela, une série fondamentalement plus riche que la quasi-totalité des autres séries d’heroïc fantasy qui ont fleuri depuis une vingtaine d’années ?

  1. La première force de Donjon est évidente, utilisée constamment dans les bonnes séries télévisées ou dans les comics américains (mais trop souvent négligée dans la bande dessinée d’heroïc fantasy ou de science-fiction francophone, qui a multiplié les cycles interminables), il s’agit de la double temporalité du récit : une temporalité courte, qui permet à chaque album d’être lu comme un récit indépendant, une temporalité longue qui permet au récit d’être continu sur l’ensemble des albums (même si la temporalité s’estompe actuellement dans la série Crépuscule, voire dans la série Zénith depuis le numéro 5 : les différents albums sont de moins en moins indépendants les uns des autres).

  2. Le mélange des genres est roi : On trouve de tout dans Donjon, en fonction des albums et souvent au sein des mêmes albums, beaucoup d’humour (allant du relativement subtil au très potache), de l’aventure, de l’amour, du sexe (traité à la Joann Sfar, c’est-à-dire sans racolage et sans occulter les questions pratiques et existentielles qu’il pose), du tragique, etc.

  3. De nombreux fils narratifs sont mêlés, créant du suspens à de très nombreux niveaux : on suit tout d’abord les transformations du Donjon (de sa construction dans Potron-Minet à sa fin dans Crépuscule, en passant par son apogée dans Zénith) ; on se captive également pour les aventures des principaux personnages (Hyacinthe, Marvin, Herbert, Marvin le Rouge, etc.), les tribulations des objets du Destin, les aventures de certains porteurs de l’Épée du Destin, celles des automates, etc. Tous ces fils narratifs entrelacés tout au long des albums et des époques multiplient les niveaux de suspense et les intrigues.

  4. Les différentes époques sont traitées en parallèle : Il aurait été possible (c’est d’ailleurs l’idée la plus naturelle, la plus logique) de commencer l’histoire à l’époque de Potron-Minet et de la raconter progressivement, dans l’ordre chronologique du récit, arrivant à l’époque Zénith (au bout de 100 albums ?), puis à celle de Crépuscule (au bout de 200 ?). Cela aurait été probablement fastidieux. La méthode choisie (probablement par hasard plus que par réflexion) permet de multiplier les niveaux de lecture, les questions en suspens (comment tel lieu, tel personnage, tel objet passent de telle époque à telle autre), enrichit la lecture de multiples renvois d’une époque à une autre.

  5. La diversité des dessinateurs conviés en fait un who's who d'une certaine bande dessinée contemporaine. En outre certains volumes sont de très belles réussites sur la plan graphique ; je pense notamment à ceux dessinés par Blutch, Bézian, Killoffer, etc.

Enfin, l'ensemble est narré avec le sens du feuilleton et l’imagination débridée, notamment dans le domaine du fantastique, de Joann Sfar et l’humour et la force d’innovation sans frontière de Lewis Trondheim (ou l’inverse, d'ailleurs…).

Tout cela fait de Donjon une série très riche et, surtout, hautement addictive : à chaque lecture on découvre de nouveaux éléments qui renvoient à d’autres albums, que l’on a de ce fait envie de (re)lire et qui nous renverront à leur tour vers d’autres albums…

Malheureusement, ces séries ont connu un ralentissement depuis quelques mois. Christophe Blain passait la main pour Donjon Potron-Minet, Manu Larcenet arrêtait Donjon Parade, Joann Sfar et Lewis Trondheim semblaient accaparés par d'autres projets. En 2010, aucune nouveauté n'est parue (ce qui est, je crois la première fois depuis 1998). Mais Lewis Trondheim a récemment annoncé sur son blog la parution en 2011 de deux nouveaux albums réalisés l'un par Joann Sfar, l'autre par lui. Les séries ne sont toutefois pas précisées. Encore quelques mois à patienter pour en savoir plus...

mardi 9 novembre 2010

Le Monde Diplomatique en bande dessinée (2010)

Le Monde diplomatique vient de sortir un hors série en bande dessinée. Ce type de numéros spéciaux me convaint rarement tout à fait. Pourtant celui-ci est plutôt réussi.

La couverture, de Joe Dog, auteur sud-africain, est excellente et peut se laisser contempler et analyser un long moment.

Pour l'anecdote, on peut noter que, contrairement à la plupart des autres magazines (de Beaux Arts magazine à Marianne ou aux Inrockuptibles), le Monde Diplomatique n'a pas attendu le festival d'Angoulême pour s'intéresser à la bande dessinée.

Plus sérieusement, ce numéro est doublement réussi : par le choix des auteurs tout d'abord : Fabrice Neaud, Grégory Jarry, Joe Dog, etc. Le panel est éclectique, tant en termes d'approche de la bande dessinée que de nationalités. Par la thématique ensuite. Il ne s'agit pas d'une hors série du Monde Diplomatique sur la bande dessinée mais en bande dessinée. Dans le cas présent, la nuance prend tout son sens. En effet, ce numéro est fidèle à la ligne engagée, politique et internationale du magazine. Chaque auteur a un discours politique, voire résolument militant : que ce soit la critique par Fabrice Neaud de la rhétorique homophobe de Christian Vanneste ou le récit fictionnel de Grégory Jarry et François Ruffin sur la fermeture d'une usine, l'anecdote de Joe Dog qui aborde les rapports contemporains entre Noirs et Blancs en Afrique du Sud ou l'hymne à la ville de Beyrouth par Marzen Kerbaj, tous les récits publiés portent un regard engagé et personnel sur le monde contemporain.

Loin des discours convenus et des palmarès stériles qui sont le plus souvent au sommaire des hors séries sur la bande dessinée, le Monde Diplomatique nous montre, s'il en était encore besoin, que la bande dessinée est un média pertinent pour interroger le monde qui nous entoure.

jeudi 4 novembre 2010

René Girard, un auteur éclairant

À mes yeux, une grande force de la théorie mimétique de René Girard est sa capacité à éclaircir, au moins pour moi, certains éléments peu clairs de la culture occidentale.

À plusieurs reprises, la lecture d'ouvrages de René Girard m'a permis de comprendre des œuvres, des problématiques, que je trouvais peu claires depuis longtemps ; ou au moins, elle m'en a apporté une explication que j'ai trouvé satisfaisante. Plusieurs textes m'avaient ainsi toujours laissé plus que perplexe avant que je ne lise l'interprétation qu'en faisait René Girard. J'en citerai aujourd'hui quelques-uns... Et je vous prie de m'excuser pour les nombreuses approximations que les paragraphes suivants contiennent. Ces quelques lignes n'ont en aucune façon la prétention de résumer quelques points clés de la pensée girardienne, mais simplement de partager mon enthousiasme à propos de plusieurs idées qui m'ont paru très éclairantes...

Le Livre de Job, tout d'abord. Dieu met Job à l'épreuve ; celui-ci semble se révolter, remet en cause la justice de Dieu. Il se fait alors reprendre par quelques-uns de ses amis qui invoquent l'infaillibilité et la justice du Tout Puissant. Dieu finit par intervenir, prend la défense de Job mais rappelle néanmoins à celui-ci son devoir d'humilité. Ce livre me semblait fondé sur un double paradoxe : On disait que Job était ruiné, que tous ses proches étaient morts ; pourtant Job ne se plaignait ni de la perte de ses biens, ni de la disparition de ses proches, mais du fait d'avoir été abandonné de tous. Et, deuxième paradoxe imbriqué dans le premier, alors que Job se plaignait d'être laissé seul suite à l'abandon de tous ses proches, le livre n'est qu'une discussion entre Job et quatre de ses amis.

En interprétant les malheurs de Job comme une crise mimétique, dans La Route Antique des hommes pervers, René Girard surmonte ce double paradoxe. La description des malheurs de Job est en fait celle du dénouement d'un crise mimétique : Job est un exemple typique de l'individu qui a été glorifié, d'où ses grandes richesses, avant de subir une mise à mort (symbolique puisqu'il est encore vivant) de la part de l'ensemble du peuple unanime au paroxysme d'une crise mimétique. On retrouve le schéma de la mise à mort d'un roi présente dans de nombreux mythes. Cela explique que Job, plus que de la perte de ses richesses et de ses proches, se plaigne d'avoir été abandonné par tous : la clé de son infortune réside dans l'unanimité de tous contre lui lors de la crise mimétique.

Quant à ses 'amis', ils représentent la sagesse populaire, encore mythologique, qui voit dans le bouc émissaire un coupable (lecture des mythes traditionnels) ; Job, lui, prend part à la révélation biblique qui met en lumière le mécanisme victimaire lié au désir mimétique et l'innocence du bouc émissaire. Job est innocent ; malgré son innocence, il est mis à mort par la foule indifférenciée et unanime.

La métaphysique de Satan de certains théologiens classiques était un autre sujet qui m'intriguait fortement. Pour certains théologiens en effet, tout être vient de Dieu. Le mal, Satan, est donc un non être, une absence de bien. Il était déclaré « Prince de ce monde » mais n'avait pas d'être propre ; encore un paradoxe qui m'avait fait réfléchir.

En assimilant, dans Je vois Satan tomber comme l'éclair, Satan au désir mimétique, René Girard surmonte cette difficulté : Satan est effectivement le « Prince de ce monde » dans la mesure où toute l'humanité est guidée, régie par le désir mimétique ; mais il n'a pas d'être propre, il ne dispose pas d'une existence individuelle.

Je pourrais évoquer longuement d'autres exemples. Si la base du complexe d'œdipe freudien m'a toujours semblé relativement claire, certains des prolongements qu'en tire Freud me paraissaient beaucoup plus obscurs. En interprétant le complexe d'œdipe comme un cas particulier du désir mimétique (l'enfant reproduit les désirs du modèle le plus proche de lui, le petit garçon reproduit les désirs de son père pour sa mère, la petite fille reproduit ceux de sa mère pour son père) , je comprends beaucoup mieux les origines et les conséquences de ce phénomène psychologique. Enfin, lorsque j'ai lu (ou vu, je ne sais plus) pour la première fois Le Songe d'une nuit d'été de Shakespeare, je n'ai pas du tout suivi la logique de cette succession de revirements amoureux apparemment sans queue ni tête. La lecture girardienne, qui y voit une série de désirs mimétiques (chaque personnage calque son désir amoureux sur un modèle ; et son amour disparaît lorsque le modèle n'est plus à craindre) m' a permis d'apprécier beaucoup plus cette pièce à la fois légère et formidablement complexe.

Bref, je suis très impressionné par la puissance des théories girardiennes qui sont capables d'éclairer des problématiques si diverses...

mardi 2 novembre 2010

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (1ère partie)

Comme je vous le disais il y a quelques jours, je vais effectuer, en plusieurs livraisons, une lecture suivie, page à page, du Portrait. Comme je ne pourrai scanner que quelques dessins, avoir l'album ouvert à côté de soi facilitera probablement grandement la lecture de ces lignes...

La page de garde (qui, très étrangement, n'existe que dans la version originale de l'album publiée chez Futuropolis et n'est pas reprise dans la réédition de L'Association) est très en informations : En haut à gauche, Edmond Baudoin remercie « Michel Houssin, peintre, le modèle de « Michel » le peintre et Carol Vanni, danseuse, modèle de « Carol » ». Cet album repose donc sur la représentation, au moins pour l'apparence physique, de deux personnes réelles. Cependant Baudoin n'a pas choisi de donner ses propres traits au « peintre ». Celui-ci sera pourtant le porte-parole de nombreuses préoccupations de l'auteur. Dans Le Portrait comme dans d'autres albums où il aborde des sujets intimes, Baudoin ne va pas au bout de la confession autobiographique et revendique clairement que le personnage principal n'est pas complètement le double de papier de l'auteur. On peut noter que Baudoin reprendra les traits de Michel Houssin, vieilli, près de 30 ans plus tard, dans L'Arleri, qui est une autre histoire de portrait, faisant le point trois décennies après Le Portrait sur la création et les relations entre hommes et femmes.

Autre élément important de cette page de garde : En bas, à droite, deux courts textes sont écrits à la main. L'un en lettres capitales, dans un rectangle ; l'autre en lettres cursives, en italique, sans contours. On comprendra assez vite que la première est une voix off masculine, la seconde une voix off féminine. L'auteur lui-même nous précise d'ailleurs qu'il a extrait les textes en italique des lettres de Carol Vanni, le modèle du personnage « Carol ». La double thématique de l'album est ainsi annoncée : il s'agit d'une part de l'histoire d'une tentative de portrait et d'autre part d'un dialogue entre un homme et une femme, entre un peintre et son modèle, entre Michel et Carol.

Page 1 : Trois paysages urbains, de moins en moins figuratifs. Dans la case du milieu, le titre, « Le Portrait » et une légende : « j'incendie mes paysages ». La couleur est ainsi annoncée : il n'est pas question de représenter des paysages de façon réaliste ; ils seront incendiés, peints en toute subjectivité, en fonction des sentiments des personnages.

Pages 2 et 3 : Sur ces deux pages alternent la voix off 'féminine' et la voix off 'masculine', sur fond de paysages urbains traversés de visages. La première voix exprime un mal être ; la deuxième évoque l'orgueil de l'homme qui rêve de certitudes, de l'artiste qui rêve de peindre la vie (« peindre l'homme »). En page 3, l'exercice du portrait commence : le visage d'un même individu est dessiné neuf fois en case 2, puis une fois, de façon plus nette, en case 3. Tous ces portraits d'une même personne sont imparfaits, peindre l'homme se révèle impossible, ce qui n'empêche pas l'artiste d'essayer sans relâche.

Pages 4 et 5 : Présentation du personnage masculin, le peintre, Michel.

La voix off féminine s'efface progressivement pour laisser la place à un dialogue entre Michel et un de ses amis, Charles. Le lecteur se rend compte progressivement que les personnages dessinés des premières cases sont en fait peints par Michel : la frontière entre les personnages du récit et les œuvres du peintre est floue. En page 5, Michel annonce son but : « Peindre la vie ». Comme dans les pages précédentes, il rappelle qu'il s'agit d'un « rêve impossible », ce qui ne va pas l'empêcher d'essayer. Charles fait remarquer à Michel, à la case 1, un « trou blanc entre les hommes en noir. » ; il s'agit d'un vide, d'un espace encore vierge dans la fresque du peintre. Michel lui répond qu’il « aimerai[t] y dessiner la vie. » Ce « trou blanc » ou ce « troublant » pour reprendre le jeu de mot de Michel reviendra plus loin, comme pour symboliser la tentative de Michel (page 17).

En case 4, assis dans un café, il annonce qu'il chercher un modèle vivant. En case 5, un personnage féminin passe devant le café. Il s'agit du modèle, même si ni elle, ni lui, ni nous, ne le savons encore, qui nous entraîne vers les pages suivantes.

Pages 6 et 7 : Présentation du personnage féminin, le modèle, Carol.

Comme pour le peintre, cette présentation est dans la lignée de la voix off des pages 2 et 3 : Carol subit une rupture, qu'elle vit mal. De son amant qui rompt, on ne voit que le torse. Entre deux visions de ce torse s'intercale une case contenant un arbre sans feuille ; il n'y a plus de sève, plus de verdure pour faire vivre cet amour. On retrouvera le symbole de l'arbre à plusieurs reprises dans l'album. Puis, en bas de la page 6, la vue se fait subjective et le dessin de ce torse s'estompe, sous l'effet de l'émotion de Carol. Le dessin, pour Baudoin, n'est nullement une représentation 'objective', 'réaliste' (dans le sens le plus terre à terre) du monde ; il s'agit bien au contraire d'un instrument pour représenter ce que vivent, et donc notamment ce que ressentent, les personnages.

En page 7, on trouve un procédé qui sera repris tout au long de l'album : une succession de silhouettes de Carol (9 au total) dessinées sans contour de cases sont là pour nous représenter les sentiments de cette jeune femme ; elle avait offert ses lettres, son amour (d'où les gestes d'offrande) ; on lui rend ses lettres, on refuse son amour (d'où le geste de repli sur soi).

À suivre...