jeudi 28 juillet 2011

Sabu et Ichi, de Shotaro Ishinomori (1966-1972)

Kana a commencé à rééditer en quatre gros volumes (plus de 1 000 pages par tome...) l'intégrale de Sabu et Ichi, de Shotaro Ishinomori (1938-1998). Celui-ci est également connu pour avoir dessiné Cyborg 009.

Sabu et Ichi est un de ces nombreux mangas se déroulant au Japon de l'époque Edo avec d'innombrables combats de sabres et des héros capables de tuer une dizaine d'ennemis à la fois sans être blessés... Certes, mais il n'est pas seulement cela.

Sabu est un jeune policier, Ichi un masseur aveugle maniant extrêmement bien le sabre. Dans chaque court récit, ils enquêtent sur un meurtre. Shotaro Ishinomori est un disciple d'Osamu Tezuka et cela se voit, surtout au début : même type de dessin schématique, même mélange d'action, d'humour et d'humanisme. Mais progressivement l'influence s'estompe et, parallèlement, les récits deviennent moins enfantins. Les grands yeux et les personnages tout en rondeur s'affinent ; les intrigues vont se dérouler dans le quartier des plaisirs d'Edo.

Ce qui m'a le plus marqué est l'affranchissement progressif Shotaro Ishinomori par rapport à Tezuka dans le domaine de la mise en page. Les premiers récits adoptent le même type d'organisation de la planche que les récits de Tezuka : cases de formes très variées pour accentuer le mouvement, nombreuses lignes obliques, etc. Peu à peu, Ishinomori se réfèrent à d'autres modèles, des cases sont imitées des estampes classiques, le jeu sur le noir et blanc devient plus complexe, les personnages semblent parfois perdus dans de grandes cases toutes blanches ou toutes noires, les scènes de combat sont de plus en plus stylisées... Les intrigues sont alors parfois de simples prétextes à nous dépeindre une tranche de vie de l'époque.

Un passionnant manga dosant avec art esthétisme et lisibilité, humanisme et suspense...

lundi 25 juillet 2011

Une Vie dans les marges, de Yoshihiro Tatsumi (2009)

En un peu plus de 800 pages, Yoshihiro Tatsumi raconte dans Une Vie dans les marges à la fois ses débuts comme auteur de manga et la naissance du Gekiga. Cet ouvrage testamentaire (l'auteur, né en 1935, l'a terminé à 74 ans) doit être publié en deux volumes chez Cornelius (le second est encore attendu) mais est sorti en une seule livraison au Canada, chez Drawn & Quarterly, grâce aux soins diligents d'Adrian Tomine (qui a entrepris chez cet éditeur de publier les meilleures histoires de Tatsumi ; en plus de A Drifting Life, quatre autres ouvrages sont déjà sortis).

Le récit couvre les années 1945 à 1960 (sans compter l'épilogue qui se déroule en 1995), de la fin de la guerre au boom économique, des années de lycée de Tatsumi, lorsqu'il se passionnait pour les premières œuvres de Tezuka, à un tournant de sa carrière professionnelle, lorsqu'il pressent enfin comment donner réellement naissance au Gekiga tel qu'il le souhaite.

Cela fait deux fois déjà que j'utilise le terme "Gekiga" ; mais que veux-je signifier avec ce terme ? C'est ainsi que quelques jeunes loups, Tatsumi en tête, définirent leur style, destiné aux adolescents, par opposition au "story manga", visant un public plus enfantin et dont la figure de proue était alors Osamu Tezuka. Un des éléments essentiels d'Une Vie dans les marges est le développement progressif, par Tatsumi et quelques-uns de ses collègues, d'une forme de narration plus mature, souvent inspirée de techniques cinématographiques, résolument innovante par rapport aux mangas contemporains. L'auteur relate comment, pendant des années, il s'est battu pour produire des œuvres originales et novatrices, alors que le manque de temps ou la facilité le conduisait souvent à se satisfaire des codes narratifs largement utilisés autour de lui.

C'est d'ailleurs à ce niveau que j'ai rencontré le plus de difficulté pour bien percevoir les enjeux du récit. Je connais très peu les manga de l'époque (à part quelques œuvres de jeunesse de Tezuka publiées en français) et j'ai eu du mal à évaluer ce que le Gekiga apportait de neuf par rapport à la production de ces années. En outre, dans ce livre, le style de Tatsumi est très classique (ce qui n'est pas un mal en soi, surtout lorsqu'on atteint, comme ici, un tel niveau de lisibilité) : mise en page très sage, récit linéaire au déroulement déjà lu maintes fois (lectures adolescentes, premières créations, début de vie professionnelle, premiers émois, premières amours et, en conclusion, un épisode fort qui lui permet de reprendre confiance en son art et de débloquer son processus créatif). Il est donc difficile, pour un lecteur comme moi ne parlant pas le japonais, de replacer clairement ce récit dans les enjeux artistiques de l'époque.

Ceci n'empêche cependant nullement de profiter de la lecture de cette riche autobiographie. Le style très fluide de Tatsumi rend particulièrement aisée la lecture de ces 800 pages. Les nombreuses allusions historiques contribuent à faire vivre ces temps si riches pour le Japon. Enfin la description du milieu créatif dans lequel évolue Tatsumi permet de donner un aperçu de l'histoire du manga dans les années 1950.

Après ces remarques un peu décousues, je voudrais conclure avec les deux points suivants :

  • Yoshihiro Tatsumi nous livre, avec Une Vie dans les marges, une excellente autobiographie, très instructive sur la vie au Japon à l'Après-Guerre et sur le monde du manga dans les années 1950.

  • Les bacs des libraires ont beau être remplis de centaines de manga pour adolescent(e)s datant des années 1990 et 2000, il reste aux lecteurs francophones à découvrir de très nombreux mangas d'une grande qualité, des années 1940 à nos jours...

dimanche 24 juillet 2011

Contre-Histoire de la philosophie, de Michel Onfray (2006-2009)

J'ai entamé la Contre-Histoire de la philosophie, de Michel Onfray, il y a un an ou deux. De temps, en temps, j'emprunte à la bibliothèque un des six volumes de cette série. J'en ai pour l'instant lu quatre. J'aurais pourtant bien des réserves à formuler sur la pensée de Michel Onfray.

À mes yeux, son principal défaut est le manque de finesse de ses analyses, et tout spécialement de ses critiques. C'est particulièrement frappant lorsqu'il aborde, et il le fait souvent, deux de ses cibles favorites : la religion chrétienne et le libéralisme économique. Il schématise alors ces deux modes de pensée jusqu'à leur plus grossière caricature, tant et si bien qu'il n'a plus face à lui que de ridicules épouvantails contre lesquels il se fait le plaisir d'envoyer ses attaques pourtant bien éculées... Ce schématisme de la pensée est également, il faut bien l'admettre, ce qui lui permet de synthétiser simplement des pensées parfois complexes et d'offrir à son lecteur six ouvrages d'une lecture très aisée alors qu'ils traitent de sujets souvent arides. Mais ce schématisme appliqué également aux philosophes qu'il défend m'a parfois rendu ses attachements incompréhensibles : pour certains auteurs dont il relate la vie et résume l'existence, sa synthèse est si simplifié que je n'ai guère compris pourquoi il souhaitait tirer de l'oubli ces philosophes oubliés...

Michel Onfray a le grand mérite de replacer dans leur contexte les philosophes dont il parle, de ne pas en faire, comme c'est trop souvent le cas, de purs esprits, et de mettre en lumière l'influence de leurs expériences de vie sur leur pensée. Mais cette insistance sur la vie va parfois, à mon avis, trop loin, notamment lorsqu'elle prend le pas sur la pensée de ces auteurs. J'ai ainsi trouvé plus qu'étrange de considérer Schopenhauer comme un épicurien ; cela correspond peut-être à la vie qu'il a menée, mais bien peu à la philosophie qu'il a enseignée...

Ces critiques sont sévères. Pourquoi alors continué-je à lire cette Contre-Histoire ? Eh bien, comme Michel Onfray, je suis convaincu que l'histoire "officielle" de la philosophie, en tout cas en France, a le plus souvent le grand tort de considérer comme fleuve de pensée dominant, voire quasiment unique, un certain idéalisme, qui va de Platon à Descartes, puis à Kant, Hegel et Heidegger, laissant de côté maintes pensées riches et variées. Michel Onfray a le très grand mérite de nous faire découvrir une partie de ces penseurs laissés pour compte des synthèses chronologiques traditionnelles de la philosophie. Il a en outre l'avantage, comme je le disais rapidement plus haut, de ne pas considérer les philosophes comme de purs esprits, mais de les replacer dans leur vie et leur existence matérielle.

Voilà pourquoi, malgré le schématisme de sa pensée et la naïveté de ses attaques, je continue à lire Michel Onfray...

mardi 12 juillet 2011

Emily Carroll

Je ne suis pas un grand spécialiste des bandes dessinées en ligne. Mais je viens de découvrir sur la Toile (grâce au Comics Journal) une jeune auteure nord-américaine qui me semble prometteuse...

Emily Carroll a 28 ans et présente sur son site quelques-uns de ses travaux, illustrations ou bandes dessinées.

Très colorés, ses dessins sont élégants, stylisés juste ce qu'il faut et ses compositions ont beaucoup de force. Quant à ses récits, chroniques oniriques ou histoires inspirées de contes de fées, il s'en dégage une impression mêlée de rêverie, de poésie et, parfois, une certaine angoisse. Son utilisation de l'espace fourni par la page Internet est subtile sans être tape-à-l’œil. Bref, une auteure à suivre. Et, en plus, elle connaît et apprécie Donjon, de Sfar et Trondheim (on peut ainsi découvrir sur son blog, un dessin d'Alexandra, l'amour de jeunesse du gardien du Donjon) !

Je vous invite donc à aller vous rendre compte par vous-même sur son site. Bonne lecture !

lundi 11 juillet 2011

Chronographie, de Dominique Goblet et Nikita Fossoul (2010)

Chronographie ne ressemble à rien de ce que je connais. Il a été publié l'année dernière chez l'Association. S'agit-il d'une bande dessinée pour autant (je vous accorde que la question est, de toute façon, un peu vaine) ? Rien n'est moins sûr, à moins de défendre une définition extrêmement large du médium...

Pendant 10 ans, Dominique Goblet (j'ai déjà écrit tout le bien que je pensais de Faire semblant c'est mentir, de la même auteur) et sa fille, Nikita Fossoul, se sont régulièrement retrouvées pour des séances de pose : chacune dessinait alors l'autre. Le livre regroupe ces 273 sessions. Nikita avait 7 ans lors de la première session, 17 lors de la dernière. Chaque double page regroupe deux dessins : un portrait de la mère dessiné par sa fille, un portrait de la fille dessinée par sa mère. Les techniques les plus diverses sont employées (crayon, peinture, collage, dessin d'après des peintures classiques, etc.) mais à chaque session, les deux dessinatrices utilisent la même technique. Quasiment aucun texte ne complète ces portraits.

Plusieurs riches thématiques parcourent cet ouvrage. Les trois plus évidentes sont le passage du temps, la relation mère-fille et l'art du portrait. Dans les dessins réalisés par Dominique, on voit les traits de Nikita évoluer, l'enfant devient jeune fille ; dans les dessins de Nikita, c'est la maîtrise graphique de celle-ci qui progresse alors que le modèle évolue peu. Je pensais d'ailleurs initialement regarder avec plus d'attention les dessins de la main de Dominique Goblet, dans la mesure où il s'agissait d'une artiste confirmée ; en fait, ce sont souvent les dessins de sa fille qui ont le plus retenu mon attention : sa technique qui progresse, l'évolution de la vision qu'elle a de sa mère sont en effet passionnantes.

Voici donc un livre hors norme, pour les lecteurs qui aiment les OGNI (objets graphiques non identifiés) et qui apprécieront de se perdre dans les pages de ce livre, en rêvant au temps qui passe, à l'insaisissable identité des êtres et aux mystères de la relation entre une mère et sa fille...

dimanche 10 juillet 2011

Le Gouvernement de soi et des autres, de Michel Foucault (1982-1983, 2008)

Je connais mal l’œuvre de Michel Foucault. Jusqu’à maintenant, je n’avais lu de lui que Les Mots et les Choses qui m’avaient très fortement impressionné.

Je viens de terminer Le Gouvernement de soi et des autres, le cours qu’il a donné au Collège de France en 1982 et 1983. Un des concepts sur lesquels il s’interroge, à travers la relecture de textes grecs antiques (et d’un texte de Kant en introduction), est celui de la parrêsia. Il tourne autour de ce terme des dizaines de pages durant, je ne parviendrai donc pas à vous le définir précisément en quelques mots. En première approximation (sommaire et forcément réductrice), je dirais qu’il s’agit, au moins dans certains contextes, de la vertu qui consiste à dire le vrai, particulièrement chez ceux qui dirigent la conscience des autres (Michel Foucault cite notamment en exemple Périclès face à l’assemblée athénienne et Platon face au tyran Denys de Syracuse).

La lecture de ce passionnant recueil de cours a fait naître chez moi de nombreuses réflexions, notamment sur la vie politique contemporaine, et sur certaines de ses tendances qui n’existaient pas encore vraiment au début des années 1980.

Michel Foucault distingue, à la suite des Grecs classiques, deux visions de la politique : d’une part celle du bon homme politique, représenté par Périclès, et du philosophe, personnifié ici par Platon ; d’autre part celle des rhétoriciens. La première approche consiste à faire, ou à conseiller de faire, ce qui est bon pour la cité (entre autres, faire usage de la parrêsia que j’évoquais plus haut). La seconde approche consiste à plaire au peuple en lui disant exactement ce qu’il attend. Bien entendu, pour les auteurs classiques, la première vision est noble, la deuxième approche relève de la démagogie et constitue une dérive de la démocratie.

Vu sous cet angle, je ne peux m’empêcher de m’interroger sur les pratiques de quelques-un(e)s de nos hommes (femmes) politiques actuel(le)s. Certains semblent en effet, à force de sondages, de consultations citoyennes, de participations internautes et d’universités populaires, ne chercher qu’une chose : répéter dans leurs discours exactement ce que souhaitent les électeurs ; foin de prospective, de synthèse ou de vision d’ensemble, l’homme ou la femme politique n’est plus considéré que comme la caisse de résonnance de ses électeurs. Où s’achève la juste prise en compte de la volonté du peuple et où commence la synthèse stérile de brèves de comptoirs ? En lisant Le Gouvernement de soi et des autres, je n’ai pu m’empêcher de me demander dans quelle mesure cette fièvre participative qui s’est emparé de certain(e)s de nos représentant(e)s tombe dans les dérives de la démocratie que les anciens appelaient rhétorique ou démagogie…

mardi 5 juillet 2011

World Trade Angels, de Fabrice Colin et Laurent Cilluffo (2006)

Après le 11 septembre 2001 et l'effondrement des tours jumelles, la vie de Stanley a lentement dérivé... Sa compagne, Marion, est partie. Lui s'isole progressivement et s'enfonce dans un état second, sans travail, sans réelle vie sociale, sans but. World Trade Angels est le récit de cette dérive. La narration n'est pas linéaire, les flash-backs s'enchaînent aux rêves, les méditations solitaires de Stanley deviennent divagations...

Une des grandes forces de cet album provient du style pictographique du dessinateur, Laurent Cilluffo. Ses personnages stylisés, ses formes géométriques pour les décors, quelques à-plats de couleurs, illustrent à merveille la détresse de Stanley et son errance plus ou moins solitaire au milieu des gratte-ciels de New York... Son hiératisme d'une grande élégance confère à cet album une sourde beauté et beaucoup de mélancolie.

En lisant World Trade Angels, j'ai pensé à la Cité de Verre de Paul Auster, qui décrit aussi la dérive progressive d'un individu dans une mégalopole nord-américaine, ainsi qu'à Asterios Polyp, de David Mazzucchelli, autre chronique d'une errance personnelle, utilisant également une mise en image stylisée... Mais World Trade Angels a assez d'originalité et de force pour ne pas être éclipsé par ces comparaisons. Un album atypique qui mérite d'être découvert.