dimanche 14 décembre 2014

Here, de Richard McGuire (1989)

Certains courts récits isolés peuvent laisser dans l'histoire de la bande dessinée des traces plus importantes que des pavés de centaines de pages. Here, de Richard McGuire, appartient à cette catégorie d'ODNI (Objet dessiné non identifié) qui ont marqué significativement l'histoire du médium, au moins pour quelques privilégiés qui en ont eu connaissance.

Here est un récit de six pages publié dans Raw, vol. 2, no 1 (la célèbre revue de bande dessinée d'avant-garde animée par Art Spiegelman et Françoise Mouly entre 1980 et 1991) en 1989. Richard McGuire, l'auteur, est un artiste polyvalent : un peu de bande dessinée, mais surtout graphisme, design, animation, conception de site Internet, etc. Ce récit se passe en un lieu unique (le coin d'une pièce), d'où le titre, mais à des époques très variées, de 500 957 406 073 B.C. (sic) à 2033). Il est décomposé en six pages de six cases régulières chacune. Mais à l'intérieur de ces 36 cases principales sont incrustées d'autres cases plus petites. Le lecteur voit l'évolution des lieux, reconnaît certains personnages à différentes époques de leurs vies.

Ces "simples" pages ont fortement marqué quelques-uns de leurs lecteurs, notamment Chris Ware, qui considère qu'avec ce récit Richard McGuire a "révolutionné les possibilités narratives de la bande dessinée". On peut d'ailleurs noter que l'utilisation des cases insérées dans d'autres cases et la juxtaposition d'images d'un même lieu à des époques différentes ont été exploitées avec beaucoup de succès par Chris Ware dans ses propres récits.

Comment expliquer un tel engouement face à ces six planches d'apparence assez simples ? Si je voulais résumer ceci en une phrase (tout en sachant que de longs essais ont été écrits sur le sujet, par Chris Ware lui-même notamment), je dirais que Richard McGuire est parvenu à développer un nouveau moyen d'exprimer le passage du temps sur de longues périodes et qu'il en a tiré de riches effets.

Je n'ai pas l'habitude de mettre en ligne des bandes dessinées sur ce blog mais pour ces six pages épuisées depuis longtemps, je vais faire une exception :

Notons maintenant que si ces planches vous ont plu, vous pourrez bientôt en découvrir d'autres ! En effet, Richard McGuire vient de publier aux États-Unis la continuation de ce récit : un livre de 300 pages, également intitulé Here. La publication en France est prévue dans le courant de l'année 2015.

mardi 11 novembre 2014

The Last Saturday, de Chris Ware, en prépublication dans The Guardian (2014)

Chris Ware publie actuellement dans The Guardian sa dernière bande dessinée, intitulée The Last Saturday, à raison de deux pages par semaine. C'est disponible en ligne ici.

Il s'agit cette fois d'une histoire narrée à hauteur d'enfants, de façon encore plus nette que ce qu'il a pu faire dans le passé (ses récits impliquant des enfants effectuaient généralement plus de va-et-vient entre le point de vue des adultes et celui des enfants).

À découvrir, comme tous les récits de ce grand auteur.

vendredi 7 novembre 2014

Bill Watterson, l'auteur de Calvin et Hobbes, revient à la bande dessinée pour dessiner l'affiche du festival d'Angoulême

Bill Watterson peut être considérée comme une légende dans le monde de la bande dessinée. Il débarque compètement inconnu dans le monde des strips quotidiens en 1985 avec Calvin et Hobbes. Cette série va très vite s'imposer comme un des strips les plus populaires aux États-Unis et dans le monde. Malgré cette popularité sans cesse croissante et les nombreuses sollicitations, Bill Watterson refusera toujours tout merchandising : Calvin et Hobbes ne seront repris sur aucun T-shirt, aucun bol, aucun paquet de céréale. Cela faisait déjà de cet auteur quelqu'un d'inhabituel. Puis, au bout de 10 ans, en 1995, au faîte de sa gloire, il dessine d'arrêter Calvin et Hobbes et même la bande dessinée. En grande partie par peur de se répéter (il est efectivement très difficile de se renouveler sans cesse au bout de dix ans de strips quotidiens, accompagnés des planches dominicales hebdomadaires). Avant lui, Quino avait également arrête Mafalda au bout de 10 ans ; mais lui n'avait pas mis fin à sa carrière.

Depuis 1995, Bill Watterson s'était donc complètement retiré du monde de la bande dessinée, pour se consacrer notamment au vélo et à la peinture... Il avait bien dessiné quelques personnages dans le strip d'un ami il y a quelques mois. Mais en 20 ans, c'est bien peu. Et, en 2014, il fut élu Grand Prix de la ville d'Angoulême. À ce titre, il était invité à dessiner l'affiche du festival d'Angulême 2015 et à présider cette édition du Festival. Il ne viendra probablement pas en France pour endosser ses habits de président mais il a réalisé l'affiche et nous offre ainsi sa première planche de bande dessinée depuis l'arrêt de Calvin et Hobbes, il y a presque 20 ans ! Il suffisait d'être patient...

Reste maintenant la question suivante : cette planche, à mon sens très réussie, est-elle un cas isolé ou marque-t-elle un retour de ce grand auteur à la bande dessinée ?

dimanche 2 novembre 2014

Building Stories, de Chris Ware, en version française (2014)

Deux ans après la publication de ce chef-d’œuvre de Chris Ware en anglais, Building Stories est enfin publié en français. Il faut bien avouer que traduire intégralement un tel ouvrage nécessite forcément un temps certain. J'avais chroniqué cet objet (le terme de livre n'est pas totalement adéquat dans la mesure où il s'agit en fait d'un gigantesque coffret contenant 14 livres de format et de taille très différents les uns des autres) dans deux messages, à l'époque de sa sortie : ici et .

Avec deux ans de recul, je ne peux que confirmer ce que je pensais et écrivais à l'époque : Building Stories est une œuvre extraordinaire, d'une richesse et d'une beauté inouïes. Chris Ware invente des formes sans cesse renouvelées, tout en mettant cette invention constante au service de ses récits. Il nous offre des tranches de vie apparemment séparées mais en fait profondément interconnectées. En utilisant ainsi des formes éparses, il parvient à cerner de façon particulièrement fine les existences de plusieurs personnes traversant la société contemporain.

Je vais maintenant tricher et recopier ce que j'écrivais en 2012 : "Building Stories appartient à ces rares œuvres sommes qui repoussent les limites de la bande dessinée et qui, plus généralement encore, peuvent provoquer chez leurs lecteurs une réflexion profonde et subtile sur notre condition de vie dans la société actuelle. La lecture n'en est pas forcément aisée au début (c'est rarement facile de se plonger dans une œuvre si atypique ; en outre certains lecteurs auront probablement besoin de se munir d'une loupe pour lire certains passages) mais pour les lecteurs qui accepteront de plonger dans ce monument, il s'agira très certainement d'une lecture marquante." Pour plus de détails, n'hésitez pas (re)lire mes chroniques de 2012...

Universal War Two, tome 2, La Terre Promise, par Denis Bajram (2014)

Ces temps-ci, je laisse, à regret, ce blog un peu de côté. Résultat, je n'ai toujours rien écrit sur le deuxième tome d' Universal War Two alors que je l'ai acheté et dévoré avec plaisir le jour de sa sortie. Je termine seulement aujourd'hui cette chronique que j'avais commencée il y a maintenant plus d'un mois.

Voici donc La Terre Promise, deuxième tome d'Universal War Two, deuxième cycle du grand œuvre de Denis Bajram. Nous reprenons la situation catastrophique de la fin du tome 1 : des triangles incompréhensibles ont fait disparaître le soleil. Le peuple de Canaan, c'est-à-dire la civilisation éclairée, fondée par Kalish, héros du premier cycle, Universal War One, il y a plusieurs siècles, ont évacué en catastrophe le système solaire, laissant les habitants de celui-ci sans défense...

Comme le premier tome, ce second tome débute par quelques pages muettes mettant en scène une civilisation extraterrestre, probablement à l'origine des attaques contre le système solaire. Cela enchaîne ensuite avec des scènes de paix apparente à Canaan (apparentes car, très loin de Canaan, la situation du système solaire semble critique). Petit rappel, Canaan est la société "éclairée" que Kalish avait créée à la fin du premier cycle pour mettre fin à la première guerre universelle. Cette civilisation nous avait été dépeinte à la fin d' Universal War One comme un monde idéal, fondé sur les principes de paix et de raison légués par Kalish. Nous avions vu, dès le premier tome du deuxième cycle qui se déroulait sur Mars, Le Temps du désert, que la situation était plus complexe : les soldats de Canaan, malgré toute leur bonne volonté et leurs grands principes, étaient considérés par bien des habitants du système solaire comme une armée d'occupation. Le deuxième volume se déroule, comme son nom, La Terre Promise, le laissait supposer, sur Canaan même, planète aux confins de la galaxie où Kalish était venu avec ses fidèles à la fin (façon de parler, cet ordre étant celui du récit, pas celui de la chronologie historique) de la première guerre universelle. La civilisation rêvée par Kalish apparaît comme moins parfaite qu'espérée en son centre même... Les failles de cette société vont être particulièrement mises en lumière suite aux débuts de la deuxième guerre universelle : les extraterrestres ayant attaqué le système solaire dans le premier tome s'en prennent maintenant à Canaan...

Dans La Terre Promise, les enjeux se précisent, les caractères des personnages principaux s'affinent. L'affrontement entre Théa, la rebelle, et son cousin Vidon, le partisan de l'ordre établi, se poursuit. Un personnage inattendu, potentiel deus ex machina, fait son apparition à la fin du volume et la tension monte tout au long des pages.

Avec Universal War Two, Denis Bajram est confronté à un paradoxe (mais ce n'est pas le premier paradoxe, et il a l'air d'aimer ça...). Il offre à ses lecteurs une œuvre dans la lignée du premier cycle, dans des cadres qu'il a bien balisés : un cycle en six albums ; un découpage en chapitres rythmés par des extraits de La Bible de Canaan, très inspirée de celle que nous connaissons ; un récit aux enjeux universels (la survie du système solaire dans le premier cycle, de l'humanité entière dans le second) mais centré sur un petit nombre de personnages aux motivations clairement individualisées ; un mélange de très grand spectacle et de réflexions sur certaines des dérives de nos sociétés actuelles et accentuées dans les mondes futuristes qu'il dépeint ; des péripéties de science-fiction qui s'appuient sur les avancées les plus récentes de la science actuelle; une montée en puissance progressive, etc. Le lecteur est donc en terrain relativement connu. Mais en même temps, Denis Bajram met un point d'honneur à surprendre constamment son lecteur, ce qui a d'ailleurs fait une très grande partie du succès Universal War One. Il doit donc renouveler la surprise au sein d'un cadre relativement balisé...

Pour l'instant, le contrat est rempli : la lecture de cet album est captivante de bout en bout et donne très envie de découvrir la poursuite des aventures de Théa, Malik, Vidon et tous les autres !...

mercredi 29 octobre 2014

Nouvelles couvertures de Chris Ware pour le New Yorker

J'ai déjà attiré votre attention sur les superbes couvertures que Chris Ware, l'auteur de Jimmy Corrigan et Building Stories, notamment, dessine parfois pour le New Yorker, célèbre magazine américain (ici et ).

Le site du New Yorker vient d'en mettre certaines en ligne, dont quelques-unes que je n'avais jamais vues. Comme d'habitude, je suis émerveillé par l'art de Chris Ware : ses illustrations sont extrêmement esthétiques et chacune d'elle raconte des histoires riches et profondes ; elles dépeignent certains traits de notre époque de façon si subtile que je ne me lasse pas de les admirer.

dimanche 26 octobre 2014

L'intégrale du Copyright, de Jean-Claude Forest (1952-1953), enfin disponible

Le Copyright de Jean-Claude Forest est paru dans Vaillant du n° 388 (19 0ctobre 1952) au n°410 (22 mars 1953). C'était 10 ans avant les débuts de Barbarella dans les pages de V Magazine ; Jean-Claude Forest était encore presque un débutant, ayant fourni ses premiers travaux professionnels quelques trois ans auparavant. Ces planches, à ma connaissance jamais rééditées, étaient bien entendu introuvable depuis des décennies. Nikita Mandryka, qui a toujours dit avoir été fortement influencé par cet animal fabuleux et absurde lorsqu'il créa son non moins fabuleux et absurde Concombre Masqué ("Cette lecture a déterminé mon destin de dessinateur de petits mickeys pour la vie", écrit-il lui-même avec son habituel sens de la mesure), vient de mettre en ligne sur son site Internet l'intégrale des planches du Copyright ! Un très grand merci à lui ! C'est disponible ici. J'en profite d'ailleurs pour signaler que ce site Internet est extrêmement riche, Mandryka y mettant en ligne de très nombreuses de ses planches (malheureusement peu et mal rééditées par ailleurs).

Le Copyright est un animal fabuleux, qui peut notamment tirer tout ce qu'il veut de la poche qu'il a sur le ventre ; son mot préféré est "Varlop". Les neuf premières pages (intitulées Le Copyright) narrent ses aventures en Capsulie. Il y échappe sans cesse aux personnes cherchant à le capturer pour toucher une récompense, "le Bigleux" en tête... Les 14 demi-planches suivantes (intitulées Les Aventures du Copirit) changent complètement de registre : le Copyight se retrouve chez les Clapotis, une famille moyenne habitant un pavillon de banlieue. Bien entendu, il y fait régner un désordre certain.

Il s'agit certes d'une œuvre de jeunesse et il faudra encore quelques années pour que Jean-Claude Forest laisse éclore tout son talent, dans le dessin comme dans les textes. Ces aventures délirantes n'en sont pas moins très savoureuses et nous font découvrir avec plaisir les (presque) premiers pas d'un futur auteur de tout premier plan.

mercredi 1 octobre 2014

Elle, de Francis Masse (2014)

Affirmer que j'ai été entièrement convaincu par le dernier livre de Francis Masse, Elle, ne serait pas tout à fait exact. Mais il est tout à fait possible que ce soit dû à moi plutôt qu'à lui.

Elle est un livre particulièrement étrange (mais n'est-ce pas la norme avec les ouvrages de Francis Masse ?). Un prologue non dessiné donne le contexte en deux pages : un individu est accusé du meurtre d'une femme, "Elle". Il a été arrêté et est maintenant en prison. Fou amoureux d' "Elle", il l'attend.

Lorsque l'on découvre les pages de bande dessinée qui suivent, on s'aperçoit que les choses sont encore moins simples qu'il ne semble. L'album se compose de courtes saynètes en une page. Elles mettent en scène un homme dans une prison représentée par un simple fauteuil. Il discute tout seul ou avec son gardien, qu'il appelle "chef" et dont on ne voit que les yeux à travers une ouverture dans le fauteuil... Le langage utilisé est réduit à sa plus simple expression. Le vocabulaire est limité à un nombre de mots limités (elle, café, cigarette, sucre, etc.) ; les pronoms personnels et adjectifs possessifs sont réduits à "elle", "me" et "te" (voire "nous" pour agréger "me" et "elle", dans les grands moments d'optimisme). La prison se transforme en océan, en voir ferrée ou en volcan. Nous sommes dans le domaine de l'absurde. Ce n'est pas inhabituel chez Masse. Mais là où il nous avait habitué à une grande luxuriance (décors surchargés, textes très longs et élaborés, jusqu'au cas limite atteint dans On m'appelle l'avalanche), il nous livre ici un récit au minimalisme radical : simplicité des situations, du trait, du décor, du texte, du vocabulaire... L'expérience stylistique la plus proche que je puisse rapprocher de ce minimalisme expressif serait à chercher du côté du Nouveau Roman et de certaines œuvres de Marguerite Duras (voire de Nathalie Sarraute), notamment lorsque ses personnages étaient réduits à "elle" et "lui" et son vocabulaire simplifié à l'extrême.

L'humour est moins marquant qu'il a pu l'être dans le passé chez Masse. Mais ce n'est pas ici le plus important. Tout en restant dans le domaine de l'absurde, Masse introduit une dimension sentimentale beaucoup plus marquée que dans ses œuvres antérieures. Surtout, après 40 ans de carrière, il se renouvelle encore une fois significativement au point de vue formel, et nous livre un album qui ne ressemble véritablement à rien d'autre.

dimanche 28 septembre 2014

Edmond, un portrait de Baudoin, film documentaire de Laetitia Carton (2014)

Edmond est un long-métrage documentaire consacré à Edmond Baudoin. Lætitia Carton, la réalisatrice, l'a construit comme un dialogue entre elle et lui. Edmond Baudoin a toujours apprécié ce format, la discussion entre lui, ou un personnage dans lequel il met beaucoup de lui-même, et une jeune femme. C'est notamment la forme qu'il a adoptée pour Le Portrait, Les Yeux dans le mur, L'Arleri et quelques passage ses autres livres. Cette fois, le dialogue n'est pas dessiné mais filmé. Il s'ouvre sur Baudoin dessinant Lætitia Carton qui le filme...

Pendant plus d'une heure, nous suivons cet auteur de bande dessinée dans sa vie quotidienne, notamment à Vilars-sur-Var, le village de son enfance dans lequel il revient régulièrement passer des vacances. Nous le voyons se promener sur son chemin de Saint-Jean, dont il a tant parlé. Nous le regardons dessiner à même le sol sur du goudron avec le l'eau, en duo avec Carol Vanni qui improvise des pas de danse. Nous l'écoutons parler de son œuvre, de ses recherches, de la vie et de l'amour.

Ceux qui connaissent bien son œuvre seront en territoire connu : il a déjà abordé ces sujets maintes et maintes fois tout au long de son œuvre (anecdote de l'orage dans Terrains Vagues, vision de l'amour dans l'Arleri, relations avec Étienne Robial, son éditeur chez Futuropolis, dans plusieurs entretiens, etc.). Mais c'est intéressant de découvrir tout cela dans un film ; de voir des images du chemin de Saint Jean et de Vilars sur Var, lieux si importants pour lui ; de découvrir le vrai visage de Carol Vanni, muse et modèle du personnage principal du Portrait ; de la voir danser, elle dont l'art de la danse contemporaine a tant apporté à Baudoin ; de regarder dessiner cet artiste ; de le voir travailler un mur de pierre comme il a raconte que le lui avait appris son grand-père (dans Couma Acò) ; de l'entendre exposer ses idées sur l'amour, ce qu'il avait fait magistralement dans l'Arleri, mais cette fois de vive voix et sans le masque du vieux peintre dont il avait affublé le personnage principal de cet album, etc.

Ceux qui ne connaissent pas, ou peu, Edmond Baudoin pourront découvrir dans ce film un personnage humble et attachant, un artiste toujours en quête, cherchant sans cesse comment représenter la vie dans ses œuvres. Ils le regarderont peindre et auront ainsi un petit aperçu de son immense talent.

Voici donc un film intéressant et plaisant que je recommanderais à tous ceux qui sont curieux d'art et d'humanisme, et qui souhaitent passer plus d'un heure en compagnie d'Edmond, artiste plein d'expérience et au talent immense.

Personnellement, ce film m'a donné très envie de relire certains livres de Baudoin. Rien que pour cela, je suis ravi de l'avoir vu.

(P.S. : Deux autres points à noter : 1) ce film a été rendu possible grâce à un financement participatif ; merci à tous les souscripteurs ! 2) Le film sera projeté en avant -première, le samedi 4 octobre à 10h, pendant le festival du livre de Mouans Sartoux, dans les Alpes Maritimes. Edmond Baudoin et Lætitia y seront.

mercredi 17 septembre 2014

Non-Aventures, de Jimmy Beaulieu (2013)

Non-aventures regroupe l'ensemble des bandes dessinées autobiographiques de Jimmy Beaulieu, auteur québecois. Ces œuvres ont déjà fait l'objet de trois recueils : Quelques Pelures, Le Moral des troupes et Le Roi Cafard. À ma connaissance, seuls les deux premiers ont été publiés en France. D'après ce que j'ai compris, les deux premiers recueils ont été modifiés pour cette reprise en intégrale. Je ne sais pas si une édition française de Non-Aventures est prévue. La plupart de ces récits ont été dessinés au tournant des années 2000) ; le dernier dresse un bilan, forcément provisoire, 10 ans après, en 2013. Les dates ne sont pas anodines : la première période correspond à la fin d'un âge d'or de la bande dessinée autobiographique francophone ; Fabrice Neaud publie son Journal, David B L'Ascension du Haut Mal, etc. 10 ans après, les choses ont bien changé (comme je l'ai déjà écrit plusieurs fois dans ce blog, notamment ici ou ) : les pionniers publient moins (même si la récente publication de Carnation, de Xavier Mussat, vient de contredire partiellement cette affirmation) ; en revanche, une génération d'auteurs dessinent dans leurs blogs ou carnets des récits censément autobiographiques où ils mettent en scène un moi archétypal, impliqués dans des saynètes où l'autodérision est le plus souvent le moteur principal.

Les récits de Jimmy Beaulieu ne relatent pas des drames personnels comme on peut en lire dans les volumes 1 et 3 du Journal de Fabrice Neaud ou dans L'Ascension du Haut Mal. Ils ne tombent pas non plus dans les travers des récits "sympas" où l'auteur fait sourire (ou pas) de travers générationnels. Jimmy Beaulieu parvient à trouver le ton juste pour relater des événements simples , des états d'âme, des doutes : mal-être dû au célibat, interrogations avant un déménagement de Québec vers Montréal, joie de voir arriver le printemps, doutes sur l'intérêt de poursuivre son travail de dessinateur, retrouvailles familiales, temps qui passe dans son quartier, etc. A chaque fois, il parvient en quelques pages à planter une situation et à nous faire partager ses sentiments.

Jimmy Beaulieu est également un excellent dessinateur. Son style, très "croquis", est plein de vie. Qu'il décrive un paysage sous la neige ou une rue de Montréal, quelques traits lui permettent de planter très efficacement le décor.  Enfin (et surtout ?), son dessin est d'une grande sensualité. Il aime croquer de jolies, il le fait avec beaucoup de tendresse et un grand talent.

Je ne peux donc que vous conseiller chaudement de partager ces quelques tranches de vie avec Jimmy Beaulieu. On s'y sent bien comme auprès d'un bon feu lors d'un froid hiver québécois...

mardi 19 août 2014

Jean Giraud - Moebius et son utilisation de la photographie

Jean Giraud s'est toujours appuyé sur une abondante documentation photographique pour dessiner ses œuvres. De nombreux dessins, dont certains parmi les plus célèbres de cet auteur, sont des adaptations relativement fidèles de photographies. Parmi les cas les plus marquants, on peut citer le superbe panoramique de la page de garde de albums de Blueberry, adapté d'une photographie de son ami Jean-Claude Mézières (le dessinateur de Valérian), à cheval aux États-Unis, que celui-ci lui avait envoyée.

On peut penser également à la couverture de Chihuahua Pearl, imitée d'une publicité pour un dentifrice (!).


Cette utilisation intensive de la photographie appelle quelques remarques : D'une part, cela met en évidence que cette pratique n'est pas nouvelle chez les auteurs de bande dessinée et est bien antérieure au développement de la photographie numérique, qui simplifie encore le procédé.

D'autre part cette utilisation de photographie, bien loin de pouvoir être assimilée à une copie servile, ne diminue en rien la force de l'acte créateur du dessinateur. En effet, Jean Giraud savait excellemment transcender ses sources. Il était capable d'unifier par son style l'ensemble des dessins et ne laissait rien transparaître de la diversité de ses sources. Le cas le plus marquant est celui du visage de Blueberry. Il a dit lui-même qu'il s'était appuyé sur les photographies de très nombreux individus, souvent des acteurs de cinéma, pour dessiner Blueberry : Belmondo, bien sûr, mais aussi Charles Bronson, Clint Eastwood, etc. Il leur ajoutait le nez cassé et la tignasse rebelle de son personnage et le tour était joué !

Il avait d'ailleurs déclaré au journal Le Monde en 2010 : "Le cinéma est le réservoir d'images de Blueberry. J'ai toujours essayé, dès mon plus jeune âge, de faire du cinéma sur papier. (...) Concernant le personnage, je lui ai donné les traits de nombreux acteurs à la mode de films d'action : Belmondo bien sûr, mais aussi Bronson, Eastwood, Schwarzenegger… J'ai même utilisé Keith Richards (le guitariste des Rolling Stones) ou Vincent Cassel (qui a campé le rôle de Blueberry au cinéma). A chaque fois, je rajoutais un nez cassé, ainsi qu'une coupe de cheveux à la Mike Brant !" (Article "Les dessins de Moebius par lui-même", publié en octobre 2010).

L'autre élément qui m'impressionne est que, même si globalement son dessin ressemble globalement beaucoup à la photographie dont il s'est inspiré, il a cependant modifié l'image d'origine pour lui donner plus de mouvement, plus de vie. En quelques changements qui semblent souvent minimes, il parvient à transformer des photographies parfois presque banales en images extrêmement marquantes.

Prenons par exemple la page de garde des albums de Blueberry : la photographie est impressionnante, certes mais peut sembler un peu plate. Giraud lui donne un relief extraordinaire en enrichissant le paysage, en complexifiant l'organisation des rochers de l'arrière-plan et en peuplant le ciel de nuages. La composition de l'ensemble y gagne une puissance extraordinaire. Plus subtil encore, la position du cavalier est très légèrement modifiée, la tête est légèrement plus droite et le bras droit un tout petit peu plus plié que sur la photographie, les ombres sont plus marquées ; le dessin prend ainsi plus de relief et, surtout, le personnage semble avoir plus d'assurance, il gagne en sûreté de soi. De cavalier réel, il devient personnage héroïque...

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Dans le dessin de Chihuahua Pearl ci-dessus, le sourire est modifié : la bouche est redevenue symétrique, le maquillage et les yeux sont un peu changés, les sourcils sont ajoutés ; toutes ses modifications concourrent à renforcer l'aspect dominateur et sûr de lui du personnage. Nous avons affaire à une croqueuse d'hommes...

Autre exemple, cette fois à partir d'une photographie illustrant un western (voir ci-dessous). Les deux images sont très proches mais la position du personnage est légèrement modifiée dans le dessin : les jambes, notamment, sont un peu plus fléchies. Cela donne à Blueberry un mouvement et un dynamisme significativement accrus.

Encore une fois, le dessin semble être encore plus plein de mouvement et de vie que la photographie...


dimanche 10 août 2014

Barbarella, tome 2 : Les Colères du Mange Minutes, de Jean-Claude Forest, et ses différentes versions (1967-1995)

Je vous parlais il y a peu des différentes versions du premier tome de Barbarella. Celles du deuxième épisode de notre exploratrice de l’espace, quoi qu’un peu moins nombreuses, sont intéressantes à suivre également.

Ce deuxième tome, Les Colères du Mange Minutes, n’a pas eu le même retentissement que le premier. Pourquoi cet intérêt moindre ? L’effet de surprise était passé, le livre n’a pas été adapté à Hollywood, que sais-je encore ?

Pourtant cet album n’a pas à rougir devant le premier ; j’ai même tendance à préférer Les Colères du Mange Minutes à Barbarella : un récit unique court tout au long de l’album, alors que le premier était composé de plusieurs histoires indépendantes. Cette longueur accrue de l’histoire permet de donner plus d’épaisseur à certains personnages, Narval notamment, et de multiplier les rebondissements. Et cela n’empêche nullement l’auteur de multiplier, comme il sait le faire avec son art unique, les situations, les créatures et les personnages les plus fantastiques, de Lio, la jeune fille collectionneuse d’images (dont le nom inspira son pseudonyme à une jeune chanteuse) au Mange Minutes lui-même. La personnalité et les émotions de Barbarella, tombée amoureuse de Narval, personnage aux motivations pas toujours claires, sont richement décrites également. Il s’agit d’un classique de la science-fiction luxuriante poétique chère à Forest : la richesse de son imagination semble sans limite, de nouveaux mondes sont sans cesse créés sous nos yeux.

Même si les éditions de ce deuxième tome furent nombreuses, il fut moins modifié que le premier. J’ai donc moins cherché à mettre la main sur les différentes éditions et ai donc quelques incertitudes sur le type et l’ampleur de certaines modifications, notamment en ce qui concerne les couleurs.

La prépublication de l’album fut elle-même mouvementée. Le premier chapitre fut publié dans Les Chefs-d’œuvre de la bande dessinée (anthologie Planète) en 1967. Puis l’intégralité de l’histoire parut, en épisodes, dans Linus en Italie, à partir d’octobre 1967, et dans V Magazine en France peu après. La planche 2 fut publiée uniquement dans Linus et en fut pas reprise dans l’album.

Ci-dessus, page inédite en France

La première version en album intervint tardivement, en 1974, aux éditions Kesserling. C’est clairement la version à privilégier. Nous sommes au milieu des années 1970, au moment de la publication des aventures d’Hypocrite dans Pilote (en 1972 et 1973, puis en album chez Dargaud en 1973 et 1974). Les Colère du Mange Minutes bénéficient alors des mêmes couleurs « psychédéliques » que les aventures de l’autre grande héroïne de Forest : les couleurs vives et unies propres à l’époque mettent très bien en valeur les aventures délirantes de Barbarella et de son cirque (dans cet album, elle est en effet à la tête d’un cirque en tournée dans l’espace…).

En 1975, l’album est réédité, en noir et blanc, au Livre de poche en 1975.

Au début des années 1980, il est réédité, en couleurs (sont-ce les mêmes que les couleurs originales ? je ne sais pas), dans la collection 16/22 de Dargaud, découpé en trois volumes : Les Colères du Mange minutes en 1980, Narval coule à pic en 1981 et Adieu Spectra en 1982.

L’album est réédité en 1985 aux éditions Dargaud, dans la collection « Les Héroïnes de la bande dessinée », avec une nouvelle couverture, à la composition beaucoup moins originale que la première. J’imagine que l’album est modifié comme Barbarella à l’époque : retouches par Forest qui hachure excessivement ses dessins initiaux et couleurs pastel de Danie Dubos. Le visage de Barbarella est parfois légèrement durci ; seins et poitrines sont gonflés ; l'héroïne n'arbore plus qu'une seule combinaison, toujours identique.

Enfin, comme pour le premier tome, la palme de la mauvaise réédition (hors édition de poche, certes) est décernée aux Humanoïdes Associés : les hachures de l’édition Dargaud sont conservées, mais les couleurs sont retirées et la qualité de l’impression est médiocre. Encore une fois le dessin, pourtant initialement vif et superbe, est écrasé et peu lisible.

On peut noter également qu'à la demande du collectionneur qui possédait la planche 14, Forest en avait redessiné le dessin central en 1993. Cette case modifiée n'a pas été intégrée à la réédition de 1995.

Ci-dessus, case inédite en album, redessinée en 1993

Jean-Claude Forest et Barbarella méritent amplement d’être redécouverts Mais pour cela, ces albums nécessitent d’être édités de façon correcte, ce qui n’a pas été le cas depuis une quarantaine d’années…

(P.S. : Je dois encore noter que L'Art de Jean-Claude Forest, de Philippe Lefèvre-Vakana, est une source d'information et d'images précieuse...)

vendredi 8 août 2014

Jean-Luc Godard épistolier, les arts du récit et les genres négligés

Cette année, pour annoncer qu’il ne viendrait pas au festival de Cannes pour défendre L’Adieu au langage, Jean-Luc Godard a envoyé une lettre à Gilles Jacob et Thierry Frémaux. Bien entendu, venant de lui, ce fut une lettre filmée. Et, de même que les grands écrivains considèrent les lettres comme un genre littéraire à part entière, Jean-Luc Godard nous a montré qu’il considère les lettres comme un genre cinématographique à part entière. Sa lettre, intitulée « KHAN KHANNE sélection naturelle » est en effet un grand moment de cinéma, à la fois pour sa valeur intrinsèque et pour tous les chemins encore inexplorés qu’elle montre aux autres réalisateurs.

On n’attend pas d’une lettre de vérités définitives, un essai clairement argumenté, débouchant sur des conclusions claires et univoques. Une lettre, et celle de Godard comme les autres, est comme un moment de conversation cristallisée. Deux personnes (ou plus), surtout quand elles se connaissent comme c’est le cas ici avec Godard, Gilles Jacob et Thierry Frémaux, poursuivent une conversation, commencée parfois longtemps auparavant, et rarement conclue par la présente lettre. Celui qui écrit la lettre pose des questions, répond à d’autres. Plus les deux personnes se connaissent, plus le message peut être chargé d’émotion. La lettre de Godard en est rempli, d’autant plus qu’elle aborde un sujet, le cinéma, qui est très cher à son destinataire comme à son expéditeur.

Ces quelques minutes de cinéma constituent donc, à mon avis, à la fois une grande réussite cinématographique et une lettre qui peut être comparée à certains des sommets de l’art épistolier… Mais, devant la grande réussite de Godard avec ce court-métrage, je n’ai pu m’empêcher de m’interroger : pourquoi un genre comme la lettre est-il si peu abordé au cinéma ? D’autant plus qu’avec la généralisation de la vidéo sur smartphone, les difficultés techniques n’entrent même plus en ligne de jeu… Et je me suis fait la réflexion que le cinéma, comme la bande dessinée, souffrait d’être cantonné, quasiment depuis sa création, à un nombre fort réduit de genres…

Le cinéma et la bande dessinée sont essentiellement considérés comme des arts du récit : il faut une trame narrative, des personnages (parfois un seul) qui parlent, qui narrent une histoire, par leur parole ou leur actes. Ces deux arts se sont donc spécialisés dans les récits, qu’il s’agisse de récits de fiction, ou de récits véridiques (histoire, biographies). Le cinéma a également, depuis longtemps, investi le champ du reportage. La bande dessinée s’y est mis aussi, plus récemment (et pas forcément de façon très adéquate, mais c’est un autre débat). Mais encore une fois, il s’agit d’un récit : le journaliste raconte ce qu’il voit, et fait parer des personnes qui racontent une partie de leur histoire.

À côté de cela, que de genres inviolés, que de champs inexplorés ! Pourquoi le cinéma et la bande dessinée n’ont-ils pas davantage investi le domaine de l’essai (hormis les récits historiques dont je parlais plus haut ; essai didactique, réflexion philosophique), de la lettre ou de la poésie, par exemple ? Bien évidemment, il y a quelques exceptions, parfois d’éclatantes réussites, même. Mais ces exceptions sont bien rares.

L’essai didactique est apparu depuis longtemps comme une des potentialités de la bande dessinée. Will Eisner a abandonné le récit d’aventure, et son magnifique Spirit, au début des années 1950 pour développer la bande dessinée didactique, notamment à destination de revues militaires. Plus récemment L’Art Invisible, de Scott McCloud, a connu un grand retentissement. Au-delà des thèses avancées, plus ou moins discutables, il eut le grand mérite de montrer que l’on pouvait parler de bande dessinée en bande dessinée. Les deux volumes suivants (Réinventer la bande dessiné et Faire de la bande dessinée) présentaient un intérêt bien inférieur ; faiblesse des idées que l’auteur mettait en image ou incapacité intrinsèque de la bande à développer des idées abstraites de façon didactique et rationnelle ? Je penche pour la première hypothèse mais le doute est permis. Philippe Squarzoni s’est fait une spécialité de dessiner des albums explicitant les thèses sous-tendant son engagement politique (Garduno, en temps de paix, Zapata, en temps de guerre, Torture Blanche). Mais le récit à la première personne restait au premier plan ; c’est au sein d’un récit de vie que s’inscrivent les arguments didactiques ; nous restons donc, au moins partiellement dans des livres ou le récit prime. Fabrice Neaud a réussi quelques courts essais dessinés (J’appelle à un octobre rouge, publié dans un hors-série de Beaux-Arts magazine en 2004, notamment). Mais ils relèvent plus du pamphlet, très critique, que de l’argumentation posée (j’ai d’ailleurs consacré un article, disponible ici, à ces essais dessinés).

Je connais moins les tentatives similaires au cinéma. Il me faut au moins signaler une rare mais éclatante réussite, celle de des Histoire(s) du cinéma de Godard (encore lui…). C’est une histoire, me direz-vous, nous restons donc dans le récit, récit historique sur l’art, certes, mais récit tout de même. Et bien pas du tout. Ces huit moyens métrages ne sont nullement une histoire chronologique du cinéma mais un assemblage d’aphorismes, de sons et d’images (certaines provenant de films, d’autres non) qui constitue une réflexion très personnelle et particulièrement poétique de Godard sur la vie, l’art et le cinéma. Mais je ne m’étendrai pas plus longuement aujourd’hui sur ces Histoire(s), cela nous mènerait trop loin…

Edmond Baudoin a publié une correspondance dessinée, La Diagonale des jours. Mais, comme il me le disait un jour, il regrettait lui-même que des tentatives similaires à la sienne ne soient pas plus nombreuses. Au cinéma, je ne connaissais pas d’exemple de lettre filmée avant celle de Godard, mais il en existe sûrement quelques-unes.

Quant à la poésie, elle n’est bien évidemment pas absente du cinéma ou de la bande dessinée. De nombreuses œuvres peuvent être considérées comme ayant un contenu poétique très fort, des films d’Ozu à ceux d’Antonioni, des bandes dessinées de George Herriman (Krazy Kat) à celles d’Edmond Baudoin (notamment Le Chant des baleines ou Les Essuie-glaces. Mais en existe-t-il beaucoup qui, comme de nombreux poèmes, ne racontent pas une histoire, mais cherche à dépeindre une sensation, un simple moment, une émotion ? qui tentent de capter un moment de pure beauté en convoquant une impression fugitive et la force d’évocation de mots choisis ? Encore une fois, il faut bien admettre que peu d’œuvres de cinéma ou de bande dessinée s’émancipent ainsi du récit…

Certaines histoires de Moebius, dessinées sous l’emprise de la drogue dans les années 1970 relèvent davantage de l’écriture automatique chère aux surréalistes que des récits traditionnels de l’école franco-belge dominants à l’époque. Au cinéma, certaines œuvres de Michelangelo peuvent parfois s'approcher davantage d'un poème filmé que d'un récit solidement construit sur le plan narratif (on peut penser au Désert Rouge notamment) ; certains films récents de Terrence Malick s’éloignent parfois de la narration pour se rapprocher de la contemplation (je pense notamment à Tree of Life où le récit, souvent flou, s’estompe en grande partie pour se fondre dans une évocation abstraite de la beauté de la vie).

Que conclure de tout cela ? D’une part, que le cinéma et la bande dessinée, après plus d’un siècle d’existence, ont encore de nombreux champs à explorer. D’autre part, qu’un jeune homme de 84 ans, Jean-Luc Godard, nous ouvre encore certains sentiers inconnus…

samedi 19 juillet 2014

Les versions successives du premier tome de Barbarella, de Jean-Claude Forest (1962-1995)

Après mon post sur "Les mystères des différentes versions de Barbarella, de Jean-Claude Forest", j'ai voulu en savoir plus et je me suis procuré les différentes versions des deux premières aventures de Barbarella... Parlons aujourd'hui de la première, celle qui a lancé le mythe, notamment grâce au fait qu'elle a inspiré le film de Roger Vadim. On dénombre une bonne demi-douzaine de versions différentes.

1) La version initiale a été publiée en 8 épisodes dans V Magazine en 1962, pour un total de 64 pages. Version en bichromie. Je n'ai pas pu me procurer cette version car les numéros de V Magazine sont rares et relativement chers. À cette époque, Jean-Claude Forest menait de nombreuses activités de front (une bande quotidienne dans France Soir, quelques planches de Bicot, des illustrations pour Alfred Hitchock magazine et Bonjour Bonheur, des couvertures pour Le Rayon Fantastique, Le Livre de poche et Fiction. Il considèrera avec le recul que certains dessins de Barbarella n'étaient pas suffisamment réussis et en redessinera quelques-uns pour la parution en album.

Ci-dessous, deux versions de la case centrale de la page 23 : telle qu'elle a été publiée dans V Magazine en 1962 et telle qu'elle a été redessinée pour l'album en 1964.

2) Première publication en album, en 1964, au Terrain Vague. L'album passe de 64 à 68 planches. Cette version est également en bichromie ; chaque chapitre est colorié avec une couleur différente. Comme indiqué plus haut, certains dessins ont été redessinés par rapport à la version de V Magazine. Je n'ai pas acheté non plus cette version, qui se trouve facilement sur Internet, mais à des prix relativement élevés. En revanche, il est très facile de trouver sur la Toile des scans de l'intégrale d'une version en anglais, basée sur cet album initial. Après comparaison détaillée des différentes versions, c'est bien à celle-ci que va ma préférence...

3) En 1968, l'album est réédité chez Eric Losfeld Editeur, avec les photos du film en couverture (il y avait déjà eu une réédition en 1966 ; j'imagine qu'elle était identique à l'édition de 1964). Jean-Claude Forest continue à modifier son œuvre et il faut bien avouer qu'à partir de ce moment, cela ne vas pas améliorer l'album... Suite à des interdictions par la censure et à la sortie du film de Vadim, l'album est modifié : Barbarella n'apparaît plus nue : elle porte toujours au moins une culotte et un soutien-gorge. Le livre est toujours en bichromie.

4) En 1974, l'album est publié au Livre de poche, avec une nouvelle couverture (un simple dessin de Barbarella). Cet album est souvent appelé C'est elle !, à cause du phylactère qui apparaît sur le dessin de couverture (quel titre laid, surtout par rapport aux titres si bien trouvés des autres albums de Forest...). Les ajouts de 1968 sont supprimés. D'après ce que je sais, la bichromie disparaît et les cases sont remontées pour s'adapter au nouveau format.

5) En 1984, Dargaud édite le livre (dans la collection "Les héroïnes de la bande dessinée"), qui est lourdement mis à jour. Le visage de Barbarella est systématiquement modifié, pour lui donner les traits qu'elle a dans Le Semble Lune et Le Miroir aux tempêtes, parus dans l'intervalle. Son visage est donc plus dur : menton plus affirmé, ailes du nez plus marquées et chevelure plus touffue. Alors qu'elle changeait parfois de tenue dans la version initiale, elle conserve maintenant toujours la même combinaison spatiale. L'érotisme est accentué et elle prend des formes. D'autres personnages sont également modifiés, notamment quelques hommes dont la chevelure s'épaissit. Jean-Claude Forest charge en outre la plupart des dessins de hachure supplémentaires. La position de certains phylactères est modifiée. Enfin, l'album est colorié par Danie Dubos. Je dois avouer que je ne suis pas très séduit par ces couleurs : les nombreux dégradés et le choix des couleurs sont parfois étranges.

6) L'album est publié aux éditions J'ai Lu en 1988, à l'époque où les éditeurs, convaincus que les livres de poche constituent un vrai débouché pour les bandes dessinées, rééditent des centaines d'albums dans ce format pourtant si mal adapté (à cause du remontage des planches rendu nécessaire par la différence de taille des pages entre le format original et celui des éditions de poche...).

7) En 1995, les Humanoïdes Associés rééditent les deux premiers volumes en un seul livre. La dégradation de l’œuvre se poursuit : on repart de la version Dargaud, mais en supprimant les couleurs ; les dessins, conçus pour la bichromie y perdent beaucoup en clarté. En outre l'impression est de mauvaise qualité et les traits sont souvent trop peu nets. Résultat : les dessins souffrent d'un réel problème de lisibilité et le trait de Forest, si vif et alerte, n'est pas du tout respecté...

On note donc une dégradation dans les versions successives, légère en 1968, plus nette en 1984 et encore accentuée en 1995... Je ne peux m'empêcher de continuer à m'interroger sur la responsabilité de l'auteur dans ces dégradations. Un commentateur de mon post précédent m'écrivait qu'il était payé à la retouche. Serait-ce suffisant pour expliquer des ajouts maladroits ? Quoi qu'il en soit, pouvons-nous espérer maintenant une version restaurée à l'avenir ? L'idéal serait même un album avec la version de 1964 et des éléments de comparaison avec les autres versions...

(P.S. : Je dois encore noter que L'Art de Jean-Claude Forest, de Philippe Lefèvre-Vakana, est une source d'information et d'images précieuse...)

dimanche 22 juin 2014

Carnation, de Xavier Mussat (2014)

L'autobiographie en bande dessinée a connu un âge d'or pendant une dizaine d'années, du début des années 1990 aux débuts des années 2000. Depuis, à quelques notables exceptions près, une tendance que l'on pourrait qualifier rapidement de "blog BD" s'est imposée, se transformant rapidement en mode. Et la plupart des auteurs créant des œuvres autobiographiques riches et profondes ont, pour des raisons diverses, réduit leur production (Fabrice Neaud, Mattt Konture), sont passés à autre chose (David B, Dupuy et Berbérian), etc. J'en ai déjà parlé dans ce blog, je ne m'y étendrai pas davantage aujourd'hui.

Ce qui m'intéresse aujourd'hui, c'est le retour si longtemps espéré, au milieu du morne paysage actuel de l'autobiographie dans la bande dessinée francophone, d'un des acteurs phares de  l'âge d'or dont je parlais plus haut : Xavier Mussat, un des cofondateurs de la maison d'édition Ego comme X spécialisée dans l'autobiographie, un important contributeur de la revue éponyme et l'auteur d'une œuvre autobiographique magistrale, Sainte Famille, publiée en 2002, il y a déjà 12 ans.

Il revient cette année avec le superbe Carnation et, d'une certaine façon, il reprend les choses où il les avait laissées dans Sainte Famille. Dans cet album, il nous avait parlé de ses relations avec sa famille et des impacts qu'avait eus sur lui le divorce de ses parents. Dans Carnation, il traite d'un nouvel épisode de sa vie, qui a également été très difficile à vivre, sa relation compliquée et destructrice avec une jeune femme pendant plusieurs années. Il continue ainsi sa description approfondie de son développement psychologique et de l'histoire de ses relations avec ses proches. Je me sens obligé de citer ici une tarte à la crème de nombreux articles sur l'autobiographie : c'est souvent dans la description des événements les plus personnels et spécifiques de leur vie que les auteurs tendent le plus à l'universel (au contraire des auteurs de "blogs BD" qui, à trop vouloir se présenter sur papier comme des êtres "représentatifs" et gommant par-là les spécificités et tous les aspects véritablement personnels de leur existence, arrivent seulement à donner une image très datée d'un milieu socio-culturel presque complètement identique d'un "blog BD" à l'autre, autour de "personnages" plus stéréotypés et caricaturaux que véritablement représentatifs de quoi que ce soit). Xavier Mussat prend son temps, tout au long des 250 pages de Carnation, pour développer son récit. Les prémisses de la relation amoureuse sont longuement décrites, ainsi que ses conséquences. Pour comprendre comment le narrateur est tombé et s'est retrouvé emprisonné dans une relation comme celle-ci, il est en effet important de relater également les faits antérieurs qui ont pu l'y conduire.

Ce qui marque globalement, c'est la relecture "au scalpel" de plusieurs années de sa vie qu'effectue Xavier Mussat. Il va probablement encore plus loin dans l'analyse sans concession que dans Sainte Famille. Il ne condamne pas, il ne juge pas ; il ne donne de toute façon pas suffisamment d'éléments sur les autres "personnages" pour que le lecteur puisse analyser froidement les caractères de ceux-ci. Son sujet d'analyse est lui-même : d'où il vient, comment il évolue au contact du monde et des autres, comment il s'enferre dans une situation longtemps sans issue, avant d'en sortir finalement au bout de quelques années.

Très peu d'auteurs sont allés aussi loin dans l'auto-analyse ; et ceux qui sont allés aussi loin l'ont fait différemment (Edmond Baudoin se cachant souvent derrière un filtre frictionnel plus ou moins transparent, Robert Crumb jouant la carte de l'humour et de l'autodérision, Fabrice Neaud replaçant davantage son récit au sein de la société qui l'entoure, Jean-Cristophe Menu introduisant davantage de distanciation, notamment en jouant avec ses multiples avatars, etc.).

Une telle innovation narrative s'accompagne ici d'une grande innovation formelle (mais les deux ne vont-elles pas toujours, ou presque, de pair ? N'est-il pas nécessaire d'inventer des formes nouvelles pour aborder des terrains narratifs nouveaux ?). Au niveau formel également, Carnation poursuit et approfondit la voie tracée dans Sainte Famille. Deux éléments me marquent particulièrement dans le style de Xavier Mussat : son style de dessin, inhabituel dans ce genre de récit, et l'importance des récitatifs.

Après avoir cherché son style pendant quelques années, comme le montrent ses récits publiés dans la revue ego comme x, où le dessin oscillaient entre réalisme et héritage de Jean-Claude Götting, Xavier Mussat a finalement adopté un style qui mêle des éléments généralement considérés comme peu compatibles : un tracé des personnages dans une esthétiques "gros nez" souvent associée à la bande dessinée d'humour franco-belge traditionnelle, et des hachures, d'habitude plutôt associées à un dessin plus réalistes. Cette tension du dessin reflète parfaitement celle du récit, conciliant une stylisation et une schématisation rendues nécessaires par le fait de condenser en quelques pages plusieurs années d'une vie et l'analyse détaillée, "au scalpel", dont je parlai plus haut.

Je me méfie souvent de l'usage important des récitatifs, en bande dessinée comme au cinéma. C'est souvent un palliatif pour des auteurs qui ne parviennent pas à tirer suffisamment parti des images et de la richesse narrative qui peut naître d'une interaction maîtrisée entre image et texte.

Comme je l'écrivais plus haut, Xavier Mussat va plus loin dans l'auto-analyse que la plupart de ses prédécesseurs et contemporains. Ses nombreux récitatifs relatent les événements, les analysent, les dissèquent... Mais s'il a tant besoin du texte, pourquoi n'écrit-il pas un roman ? pourriez-vous me demander... Justement parce que son texte est enrichi par ses dessins, qui vont bien au-delà du rôle d'illustration redondante auxquelles ils sont trop souvent cantonnés. Ils offrent ici un contrepoint constant aux analyses des récitatifs. Ils mettent en lumière les rêves et les angoisses du narrateur. Araignées et ruines participent ainsi à la sensation de vie détruite, au sentiment d'être pris au piège et dévore lentement... C'est probablement dans l'œuvre de Fabrice Neaud, les deux auteurs étant très proches, que l'on peut retrouver un emploi relativement similaire des métaphores visuelles, ces métaphores pouvant être filées tout au long de l'ouvrage, offrant ainsi un tressage (au sens de "structuration additionnelle et remarquable, qui définit des séries à l'intérieur de la trame séquentielle", selon la définition de Thierry Groensteen) constant entre angoisses récurrentes exprimées par les récitatifs et force des symboles visuels.

Entre Sainte Famille et Carnation, il s'est passé 12 ans. Pendant ces 12 années, il est paru extrêmement peu d'ouvrages aussi riches et innovants que ces deux-là.

samedi 24 mai 2014

Adieu au langage, de Jean-Luc Godard, prix du jury à Cannes

Le palmarès du festival de Cannes 2014 vient de tomber. J'étais assez curieux de voir si Adieu au langage, de Jean-Luc Godard, allait repartir avec un prix.

L'histoire de Godard et du festival est complexe, parfois même légendaire : de la signature du contrat avec Georges de Beauregard pour À bout de souffle sur un bout de nappe de restaurant lors du festival de Cannes 1959 à ses nombreuses conférences de presse à sensations, en passant par l'interruption du festival de Cannes 1968, en solidarité avec les manifestations étudiantes...

Au-delà de la légende, Cannes et Godard, c'est aussi l’histoire d'occasions manquées en ce qui concerne le palmarès. Aucun film de Godard n'a été sélectionné à Cannes pendant la première partie de sa carrière, celle qui va de À bout de souffle en 1960 à Week end en 1967, lorsque le cinéaste était à la pointe de la Nouvelle Vague. Lorsqu’il revient sur le devant de la scène médiatique en 1979, avec Sauve qui peut (la vie), on lui reprochera souvent de ne plus être à la hauteur de ses glorieuses années 1960. Sept de ses films furent néanmoins sélectionnés à Cannes, de Sauve qui peut (la vie) à Adieu au langage. Malgré cela, il ne reçut aucun prix. En revanche, il donna de nombreuses conférences qui firent sensation, loin des habitudes de cet exercice habituellement si convenu. En 2010, il ne se rendit pas à Cannes pour soutenir Film Socialisme. Il justifia son absence par "un problème de type grec"... je ne suis toujours pas sûr d'avoir compris ce qu'il voulait dire par là. Mais, de la part de Godard, ce n'est guère étonnant.

Cette année, il a finalement reçu un prix, mais cela ressemble fort à un prix de consolation. Ce n'est pas la Palme d'Or (attribuée à Winter Sleep de Nuri Bilge Ceylan), ni le Grand prix du jury (attribué à Les merveilles d'Alice Rohrwacher). Adieu au langage a reçu le Prix du jury, en même temps que Mommy de Xavier Dolan.

Ah, cette année, il y eut aussi une lettre adressée par Godard aux responsables du festival. Mais j'en reparlerai...

dimanche 18 mai 2014

Une chance pour le temps, journal 2007, de Renaud Camus (2010)

Lire le Journal de Renaud Camus est toujours un grand plaisir littéraire. Renaud Camus est un immense styliste, bien ancré dans la grande tradition française, qui va notamment de Saint-Simon à André Gide : clarté et précision de l'expression, équilibre de la phrase, choix attentif des mots (avec le recours régulier à quelques expressions étrangères, tirées de langues qu'il connaît et apprécie, l'italien et l'anglais essentiellement, lorsqu'il leur trouve une saveur particulière), ce qu'il faut d'humour, enfin, pour agrémenter l'ensemble.

Le style n'est pas tout. L'intérêt du Journal de Renaud Camus réside aussi beaucoup sur ses réflexions sur l'art et sur la société. C'est un homme de goût, qui sait très bien parler des œuvres qu'il apprécie, qu'il s'agisse de peintures (avec une affection particulièrement marquée pour certains peintres italiens et français du 17e siècle, ou des artistes contemporains, Marcheschi ou Cy Twombly notamment), d'oeuvres musicales (avec un penchant marqué pour la musique romantique et post-romantique) ou littéraires.

Sur la société, il a des opinions très marquées, souvent très intéressantes, malgré ce que je considère comme de nombreux excès. Pour résumer (au risque bien entendu d'être très réducteur), je dirais qu'il souhaiterait faire revenir l'ensemble de la société française dans le monde de la bourgeoisie de province des années 1950, dans lequel il a été élevé et tel qu'iĺ l'idéalise aujourd'hui. Renaud Camus ne supporte pas le monde d'aujourd'hui et rêverait de vivre isolé au milieu d'une campagne sans voisin, sans grande route, sans publicité, sans industrie, etc. Ce refus de s'adapter va parfois assez loin. Le cas des courriels est un exemple parlant. Il se trouve que l'habitude a fait que les formules de politesse dans les courriels ("Bonjour" pour débuter, "Cordialement" pour conclure) ne soient pas les mêmes que celles couramment admises pour les courriers papiers. Renaud Camus n'accepte pas cet état de fait et refuse même par principe de répondre à un courriel écrit de cette façon. Cela me fait revenir à Saint-Simon, que j'évoquais plus haut. Un des éléments les plus récurrents de ses superbes mémoires est son indignation outragée lorsque certaines traditions, notamment les règles de préséance liées à la noblesse et à la naissance, ne sont pas respectées à la lettre. Ces indignations pour des règles qui sont dépassées depuis plusieurs siècles semblent aujourd'hui bien ridicules à la lecture de l'œuvre de ce grand mémorialiste. La richesse du style et l'attachement à des normes de société au moins partiellement dépassées font que je ne peux m'empêcher de rapprocher ces deux auteurs. Dans les deux cas, je tire un très grand plaisir de lecture de leurs œuvres monumentales.

dimanche 11 mai 2014

Le livre de Léviathan, de Peter Blegvad (2000, 2013)

Le livre de Léviathan (2000, 2013 pour l'édition française à L'Apocalypse) ne ressemble à rien de ce que j'avais lu auparavant. Nonsense, jeux de mots, citations littéraires (saint Augustin, Hegel, Thomas Hobbes bien sûr (puisque son ouvrage le plus célèbre s'intitule Leviathan), Sigmund Freud et bien d'autres ), citations et collages graphiques (Le Cri de Munch à plusieurs reprises, Mandrake le magicien, Burne Hogarth, etc.), tout concourt à faire de cet ouvrage une fête pour les yeux et l'imagination.

Ce livre est une compilation de strips publiés dans le journal anglais The independent on Sunday. Ils relatent les aventures de Léviathan, un nourrisson dont le visage ne présenté aucun trait, son chat et son lapin en peluche. Léviathan découvre le monde, le langage, la culture, le rêve, les cauchemars, l'enfer et bien d'autres choses encore. On croise également régulièrement les parents de Léviathan, sa sœur aînée et l'auteur, représenté par une main.

Cette découverte du monde par un bébé ne peut bien sûr être soumise aux lois de la logique que les humains découvrent progressivement. La frontière entre rêve et réalité est poreuse. L'enfant, les animaux et les objets communiquent. Tables et chaises s'accouplent pour donner des objets hybrides. Un miroir, puisqu'il reflète toute chose à l'envers, transforme un jeune bébé masculin chauve en une vieille femme aux cheveux longs. Léviathan apprivoise le monde en lui donnant des noms à sa convenance. Il repousse sans cesse les limites de sa connaissance, avec une "logique" rarement partagée par les scientifiques adultes.

Le monde prélogique des enfants donne lieu à la création d'un univers qui se joue des contraintes, tant formelles, langagières, narratives ou graphiques. Les styles de dessin les plus divers coexistent ; le monde est renommé, réinventé.

Cet univers unique débouché sur une œuvre pleine de poésie ("À chaque fois que l'on me demande la preuve que littérature, art et poésie peuvent exister en bande dessinée, je cite Peter Blegvad" a dit Ben Katchor, un connaisseur en bande dessinée atypique). Le remise en question de toutes les évidences rationnelles traditionnelles incite également le lecteur à interroger sa vision "logique" du monde.

Bref, un vrai chef-d'œuvre d'humour et de poésie que je vous recommande chaudement.

dimanche 4 mai 2014

Entretien avec Fabrice Neaud à propos de ses photomontages

Comme je vous le disais dans mon post précédent, Fabrice Neaud réalise de nombreux photomontages (dont un grand nombre sont visibles sur la rubrique dédiée du site qui lui est consacré). Il m'a accordé un entretien à propos de ce pan de son travail (disponible également ici).

Sébastien Soleille : On vous connaît surtout comme auteur de bande dessinée. Depuis quand êtes-vous passionné de photographie et de photomontage ?

Fabrice Neaud : Depuis que j'ai acquis une caméra Sonny Handicam en 2003. Je l'ai toujours, du reste, mais elle est en fin de vie. Il faut que je trouve le moyen d'acquérir un objet maniable, qui aurait les mêmes performances, avec le même zoom optique de qualité mais plus de définition dans les images. Car, en fait, ces photomontages sont venus, au départ, du manque même de définition des photos que prenaient ma caméra... et aussi du simple fait que ces photos, initialement, n'étaient que de la documentation pour des images, des cases de mes bandes dessinées...

Je prenais des photos de lieux et, parfois, ils ne logeaient simplement pas dans l'objectif. Donc je faisais une ou deux photos supplémentaires pour faire un panoramique, et ainsi avoir de plus grandes images, avec un champ plus large, pour couvrir une plus vaste partie de ce que je voulais documenter.

Alors je faisais un photomontage grossier préliminaire sur Photoshop, afin d'avoir mon document utile à la case idoine... C'est ainsi que le document utilitaire a commencer à prendre son autonomie. Au fur et à mesure que je faisais mes montages sur Photoshop, j'y passais plus de temps, je soignais davantage le rendu... Au début (peut-être entre 2004 et 2006), je pense même avoir exclusivement fait de la photographie avec une large part dévolue à des photomontages futurs.

Mais on peut dire que c'est ainsi que ça a commencé: des panoramiques grossiers et simples en vue d'une documentation pour un dessin, puis, au fur et à mesure, plus de rigueur et plus de photographies pour une seule image finale...

Sébastien Soleille : On peut noter une évolution assez franche par rapport à cet objectif initial : d'une part, vos photomontages sont maintenant beaucoup plus soignés que ce que requiert un document servant de base à un dessin ; d'autre part, on peut noter un goût marqué, dans le choix de vos dessins, pour l'architecture, et en particulier l'architecture gothique. Comment expliquez-vous cette évolution ? Et d'où vous vient ce goût si prononcé pour le gothique ?

Fabrice Neaud :Oui, l'évolution est même un changement de paradigme: passer de l'utilitaire, du "par défaut", à la fin en soi.

J'ai fini par analyser mon goût pour le gothique par le processus même utilisé pour faire les photomontages en question.

En effet, le spectateur aura noté que tous les édifices religieux pris le sont selon deux principes: la frontalité stricte (avec un redressement même des verticales pour le replacer dans une perspective à un point) et la lumière (moins stricte) qui consiste, au moment des prises de vue, d'être à une heure la plus proche d'un axe perpendiculaire à la façade. Ceci afin d'éviter, autant que faire se peut, le plus possible la "profondeur" que marquerait artificiellement les ombres.

L'idée est ainsi d'aplatir au maximum la façade du bâtiment pour n'en faire ressortir que les motifs propres à l'écriture du gothique, le dessin. D'avoir quelque chose au plus près du dessin d'étude initial, du dessin original, du "plan" qui définit l'esthétique du bâtiment.

Bien entendu, ceci est l'approche la moins rigoureuse. Il est souvent difficile de se retrouver face au bâtiment en question avec le soleil pile en face. Ceci est cependant facilité (mais pas toujours) par l'orientation des édifices religieux, est-ouest (chevet à l'est, donc face au levant) et façade occidentale, face à l'ouest (au couchant). Ainsi mes photographies sont-elles prises souvent entre 17 et 19 ou 20h.

Mais ceci dépend également de la saison...

En effet, en hiver, le soleil se couche plus tôt, et plutôt vers le sud-oust. Donc il est quasi impossible d'avoir une lumière frontale sur une façade occidentale en hiver (je prends alors les transepts sud, le nord d'un bâtiment chrétien, église, cathédrale n'étant jamais éclairé par le soleil, quelle que soit la saison... sauf en été, par une lumière rasante...).

Alors qu'en été, évidemment, le soleil se couche plus tard, et plutôt vers le Nord-ouest. Donc il y a toujours un moment où la façade occidentale d'une église reçoit la lumière frontale du soleil.

L'idéal étant la lumière d'équinoxe, un peu en aval du printemps ou en amont de l'automne (comme ce fut le cas pour l'église Notre-Dame de Lissewege, par exemple), simplement parce que la lumière y est frontale pile au moment du coucher du soleil. Sans compter que les cieux d'équinoxe offrent souvent les plus belles lumières, avec des temps chargés, des cieux roulants, des orages qui ouvrent leurs nuages au moment du couchant, comme ce fut, là aussi le cas avec les prises de Lissewege et pour Bruges, où j'ai eu la chance d'avoir un orage très violent qui m'offrit le bonheur du double arc-en-ciel dans l'axe même de la nef...

Après, la lumière ne doit pas être trop dure, avec un ciel trop bleu. Même si une telle lumière sublime la pierre, elle a tendance à marquer violemment les ombres. Sans compter les bâtiments impossibles à prendre de face car trop près d'autres bâtiments qui, soit leur projettent leur ombre dessus (Bourges cumule ces deux handicaps) soit créent une anamorphose telle que le redressement des verticales devient grotesque (c'est le cas de la cathédrale de Strasbourg ou du clocher porche de l'église de Marennes).

C'est là que la rigueur absolue de mon process de départ touche à sa limite, bien entendu. Et je fais des exceptions à cette règle.

Pour Saint-Pierre de Sales de Marennes-Oléron, j'ai privilégié le transept sud. Mais comme son clocher est vraiment impressionnant, hé bien ai-je dérogé et l'ai pris d'un angle sud-ouest, lui-même très anamorphosé.

Même chose pour la cathédrale de Mechelen (Malines, Flandres), avec un angle lui nord-ouest). Le cas de Strasbourg est un peu différent et limite à sa manière. Il y a bien une rue qui lui fait strictement face, mais les bâtiments sont si rapprochés dans cette rue et l'édifice si haut qu'on ne peut appréhender la totalité de la façade qu'en étant très/trop près (à trente mètres, tout au plus, le bâtiment en faisant 142...).

Je l'ai donc prise à cette limite extrême et réalisé une vue frontale, impossible à appréhender dans la réalité, où l'octogone ajouré de la flèche est anamorphosé à l'extrême.

Mais c'est aussi là le charme et la raison du Gothique...

En effet, nous sommes à une époque qui précède l'invention de la perspective (à un point, deux points, trois points...), donc l'invention de la profondeur par une forme de géométrie plane ramenant la 3e dimension sur la 2e, indépendamment des artifices du sfumato italien (atténuation des contrastes dans le lointain) ou de la perspective cavalière et de la gestion du blanc propre à l'Asie.

Ainsi, il serait faux de prétendre que les gens du Moyen-Âge ne "voyaient" pas la profondeur, en tout cas, ils ne savaient pas la traduire telle qu'avec les outils de la perspective.

À cet égard, j'émets l'hypothèse que le dessin, l'écriture du gothique est une manifestation même de cette représentation sans complexe de la 3D non appréhendée. Et un éloge de la frontalité et de la planéité. Ceci coïncide avec la préoccupation tardive, moderne, de ramener la peinture à la 2D (début de l'abstraction au début du XXe siècle, cubisme...). Ainsi, la frontalité même de la représentation 2D du gothique, dernier soubresaut de cette représentation avant la perspective, coïncide-t-elle avec la planéité de la toile, de la feuille, de l'écran.

J'ose dire que le gothique, le dessin gothique, est une sorte d'aboutissement et de glorification de la 2D. Tout n'est qu'entrelacs, perpendiculaires, parallèles, angles à 45° au mieux et arabesques, pure écriture. Et ceci se traduit en architecture par une écriture et une conception des bâtiments en "tranches".

Il faut bien attendre la perspective en dessin, son invention et l'arrivée de la renaissance (qui n'est que la transition du gothique, appelé "tardif" vers le... baroque). pour que l'on envisage la 3D en tant que telle et ce qu'elle génère de fécondité nouvelle à envisager.

Mes photomontages sont ainsi, à la fois dans leur processus de départ, leurs modèles et motifs, autant que dans leur temps de construction sur Photoshop, du dessin, plus que de la photographie.

Sébastien Soleille : Vous cherchez d'une certaine manière à représenter des églises gothiques idéales (au sens des idées platoniciennes, réalités parfaites, indépendantes de la perception humaine).

D'ailleurs, en vous entendant rapprocher ces travaux du dessin, je ne peux m'empêcher d'aborder un autre sujet que vos photomontages (mais nous y reviendrons). En effet vos propos me font penser à un autre de vos travaux, à savoir la conception d'une cathédrale gothique parfaite, que l'on a pu entrevoir lors de l'exposition qui vous a été consacrée il y a quelques à l'occasion du festival d'Angoulême, ainsi que dans Nu Men. Le gothique représente-t-il pour vous un idéal artistique ?

Fabrice Neaud : Le mot "parfait" me gêne quelque peu, tout de même. Ce n'est pas exactement mon intention... Je ne prétends nulle part à la perfection ni même à "une" perfection. Le terme "idéal" est plus juste, évidemment... Mais, là aussi, sans aucune intention totalitaire d'imposer cet idéal à qui que ce soit. Abadie ou Viollet-Le-Duc avaient aussi des conceptions "idéales" du gothique... Et leur idéal (ou leurs idéaux) ne me conviennent pas. Or, eux, ont eu le pouvoir entre les mains d'imposer cette vision dans la chair même des bâtiments dont ils ont eu la charge. Je n'ai ni ce pouvoir (je ne suis pas architecte) ni l'ambition de ce pouvoir. Certes, s'il m'était donné, dans un monde "idéal", de pouvoir mener à bien mes expérimentations architecturales, je sauterais dessus... Mais, bien que je sois en-dessous du talent d'un Schuiten, par exemple (qui est architecte lui-même), ma, mes conceptions "idéales" de l'architecture et de l'architecture gothique restent bien dans le cadre du dessin, voire de la bande dessinée.

Je m'inscris ici sans aucun doute dans la tradition picturale romantique qui réinvestit le gothique de ses propres concepts et idéaux, forcément discutables (qu'est-ce qui ne l'est pas ?) mais néanmoins légitimes, dans une démarche plastique qui est le propre du travail d'un artiste ou d'un auteur (mon cas, le cas de Schuiten).

Ceci étant, pour revenir un moment à la photographie avant de répondre à la question du dessin, ma conception "idéale" des cathédrales photographiées restent moins celle des bâtiments (des objets, des modèles) que celle de leur perception.

L'angle de vue adopté (la frontalité), la lumière dont je parlais, le redressement des verticales pour rapprocher l'image photographique de l'étude ou du carton servant de modèle préliminaire à l'élévation de l'édifice, tout ceci montre davantage une conception "idéale" de la perception (donc du sujet observant) que de l'objet perçu (observé).

Ainsi, le processus de mes photomontages expose une vision. Ils parlent bien plus de MON angle de vue, de ma perception, de ma conception d'une certaine perception (théâtrale - le "point de vue du Prince", par exemple) que des objets eux-mêmes perçus, dessinés ou photographiés.

Ces photomontages seraient presque à rapprocher du photomaton, de la photo d'identité. Et c'est là que je rejoins le dessin. Car j'aime, dans la représentation même des gens, d'autrui, la même frontalité un peu froide, un peu policière ou médicale. C'est l'idée même de l'objectivité. Non pas comme prétention de donner l'objet dans sa vérité nue, unique, unilatérale et indiscutable (nous savons que celle-ci est impossible, inexistante, fictive et même non-souhaitable) mais comme l'épure même de la subjectivité de tout son pathos et toute attache émotionnelle, affective.

C'est un peu comme si j'arrivais à faire rentrer les cathédrales dans un photomaton pour dresser leur portrait "légal".

Mais, plus simplement, comme je le disais plus haut, je rapproche simplement l'image réelle du bâtiment de son dessin préliminaire, du carton dressé pour son étude finale.

En ceci, l'idée n'est pas de faire correspondre le bâtiment réel à son idéal (quoique, dans le cadre de Cologne, j'ai corrigé l'échafaudage disgracieux qui en défigurait un des angles de la tour nord... mais la symétrie du bâtiment lui-même m'a permis ce "copié-collé", et Cologne est elle-même une cathédrale conçue comme "idéale" par ses concepteurs initiaux...) mais de donner une perception "idéale" de sa réalité hic et nunc.

Pour revenir à Saint-Pierre d'Urstaadt, "ma" cathédrale "idéale", nous sommes bien dans la démarche inverse, du moins une démarche plus proche de celle de Viollet-le-Duc : donner une vision "idéale" d'un gothique fantasmé.

C'est aussi pour cela qu'elle intervient dans Nu-Men (et elle devait apparaître dans sa gloire au 3e tome...), mais précisément dans une autre dimension que la nôtre, une dimension plus proche du monde des idées platoniciennes, en effet, coincé quelque part entre le monde du rêve (de Sandman ou du Docteur d'Authority...) et celui des dimensions enroulées sur elle-même que nous proposent certaines théories scientifiques...

Sébastien Soleille : Vos photomontages ne concernent cependant pas uniquement des églises gothiques. Vous semblez beaucoup apprécier également le quartier de La Défense et en particulier la Grande Arche. Rien ne trouve grâce à vos yeux entre le gothique et l'architecture contemporaine ? Et au sein de celle-ci, que vous semblez apprécier et que vous dessinez avec brio (cf. Nu Men encore), pourquoi vous focalisez-vous ainsi sur ce quartier en particulier ?

Fabrice Neaud : Ah. Là, je crains de ne pouvoir vous répondre vraiment...

Il est vrai que j'aime le gothique (large, du premier gothique au gothique le plus tardif) et beaucoup l'architecture contemporaine (large également, puisque l'on peut reculer jusqu'aux fifties)...

Cela ne veut pas dire que je n'aime pas toute autre architecture... loin de là.

Il est vrai que, concernant l'architecture religieuse (chrétienne), j'ai du mal à aimer au-delà du gothique tardif. Les églises baroques, par exemple, me semblent toujours ressembler trop à des bibelots. Et les églises classiques m'intéressent peu. Ces histoires de "temples de la raison" ont fait perdre aux bâtiments religieux leur dimension mystique... mais ceci est un avis très personnels.

Je pourrais aimer l'antiquité mais, comme c'est l'essentiel de l'inspiration du classicisme, pour les mêmes raisons, j'ai un peu de mal avec l'architecture antique...

Mais, ne nous trompons pas, je parle de tout cela comme possible modèles photographiques, évidemment, entrant dans le processus que j'ai décrit. D'un point de vue strictement esthète, je pense que j'aime à peu près TOUT, tous les paysages urbains, tous les paysages.

J'ai quand même de nombreux photomontages de paysages de montagnes, même s'ils n'obéissent pas aux mêmes principes de "frontalité" (j'y cherche davantage la lumière, les contrastes de formes, de matières...).

On pourrait me reprocher de ne pas aimer le Roman. Ce qui est faux. J'ai quelques images d'édifices romans. Si je les affectionne moins, c'est pour les raisons évoquées : ils précèdent cette manifestation ultime de la planéité, dont le gothique me semble le dernier éclat (avant l'invention de la perspective).

Mais, surtout, vivant dans une région où le Roman est roi (sans jeux de mots avec un certain livre de Renaud Camus...), j'avoue que j'en ai pas mal "soupé".

Je baigne dans le Roman à longueur de journée. Et il existe une sorte de préciosité d'esthète qui consiste à trouver le Roman plus subtil que le gothique, plus "authentique", plus mystique... et de voir dans le gothique un art vulgaire, de propagande, un truc ampoulé d'ingénieurs (au mieux) où de petits tyrans ecclésiastiques. Un peu comme le conflit Wagner/Verdi, Beatles/Rolling Stone, Hergé/Franquin, Star Wars/Star Trek...

Musique symphonique vs. musique de chambre...

Pornographie/érotisme... Et comme je garde un esprit rebelle, je vais toujours à l'opposé de ce qu'on m'impose d'aimer pour des raisons que je trouve fallacieuses. C'est bien le geste d'ingénieur qui me touche dans le gothique (plus que la "propagande" ou l'assise d'un pouvoir délirant) et j'ai toujours eu une préférence pour ce qui est ultime, tardif, fin de... plutôt que primitif, originaire, principiel. J'aime ce qui est au bord de l'effondrement, post-, terminal, d'où mon amour pour la tragique cathédrale de Beauvais, par exemple, qui, bien qu'elle tienne vaillamment debout, est une cathédrale de l'échec, l'Icare de l'architecture gothique, écroulée deux fois, inachevée, trop grande, trop grosse...

Là aussi, ma réponse est moins rigoureuse, plus émotionnelle, affective, que mon dispositif esthétique. Mais bon, je n'en ai pas d'autres.

Sébastien Soleille : Et dans l'architecture moderne, pourquoi cet attrait pour le quartier de La Défense en particulier ?

Fabrice Neaud : Honnêtement, je n'ai pas l'impression d'être particulièrement attiré par la Défense plus qu'un autre quartier. Il se trouve que c'est celui que je fréquente le plus souvent quand je voyage (je vais régulièrement à Paris).

Inversement, j'ai été très attiré par le quartier des Confluences et le musée du même nom (en cours de finition) à Lyon. Je n'ai simplement pas fait de photomontage de ce lieu [après vérification, au moins un photomontage, disponible sur ce site, a été réalisé], plutôt des dessins, curieusement. Et, notamment, un très grand dessin, en me positionnant en dessous de la six voies, seul endroit qui me permettait d'être assis pour dessiner pendant de longues heures.

Il se trouve que j'aimerais bien connaître d'autres quartiers, lieux, avec des architectures contemporaines remarquables mais je n'ai pas eu trop l'occasion. De surcroît, j'ai toujours cru noter qu'il existait une iconographie existante sur l'architecture contemporaine curieusement plus nourrie que les églises que je prends en photo.

Taschen possède une collection "Architecture Now" qui est très large.

Cet entretien a été réalisé par messagerie électronique entre le 26 avril et le 1er mai 2014.