dimanche 23 décembre 2012

Ma sélection de bandes dessinées sorties en 2012

La fin de l'année approche. C'est le bon moment pour en dresser un rapide bilan. Cette année, je vais me plier à l'exercice pour la bande dessinée. Certaines années, c'est un peu difficile de distinguer plusieurs titres qui nous ont marqués parmi les sorties des 12 derniers mois. Ce n'est pas le cas cette fois-ci : l'année 2012 a été riche pour les amateurs de bande dessinée.

Elle fut riche et variée. En effet, nous avons pu découvrir des chefs-d’œuvre de France, du Japon et des États-Unis.

En France sont sortis L'Enfance D'Alan, magnifique album, qui, sous des dehors très simples, est une magnifique réflexion sur l'enfance et la mémoire, et Dali par Baudoin, dans lequel Edmond Baudoin, à 70 ans, parvient encore à se renouveler et à nous surprendre. On peut noter aussi la publication du premier album de Fabrice Neaud en tant qu'auteur complet depuis 10 ans, Nu Men, et les débuts de la nouvelle maison d'édition de Jean-Christophe Menu, L’Apocalypse.

Du Japon, nous avons pu découvrir la fin de la saga Kamui Den, extraordinaire épopée sociale de 6000 pages parue dans les années 1960 au Japon et sortie en France en quatre gros volumes (j'en ai parlé ici, ici, et encore ).

Aux États-Unis, les frères Hernandez ont fêté les 30 ans de Love & Rockets. Ils ont également sorti la cinquième livraison annuelle de Love & Rockets: New Stories. Celui-ci n'a pas atteint les sommets des deux numéros précédents mais n'en reste pas moins d'un excellent niveau. Jaime Hernandez a en outre publié God and Science: Return of the Ti-Girls compilation augmentée d'un récit initialement paru dans les deux premiers numéros de Love & Rockets: New Stories. Quand Jaime Hernandez, pilier de la scène alternative américaine se lance dans le comics de super héros, cela donne des résultats surprenants et fort riches. Enfin Chris Ware a sorti Building Stories, son recueil le plus important depuis Jimmy Corrigan, paru il y a plus de 10 ans. En soi, c'est déjà un événement mais quand, en plus, l'album est aussi réussi que ce dernier opus, on est vraiment face à une œuvre majeure.

Dans les nouvelles plus tristes, on a regretté en 2012 les disparations de Jean Giraud, alias Moebius, et, hors du registre de la bande dessinée, de Maurice Sendak, père des Maximonstres et de Henry Bauchau.

jeudi 20 décembre 2012

Ego et égaux, de Ben et Baudoin (2012)

Edmond Baudoin continue à se confronter à des artistes du XXe siècle. Après Pablo Picasso (dans l'Oeil et le Mot) et Salvador Dali (dans le récent Dali par Baudoin), Baudoin rencontre cette fois un auteur vivant, Ben.

À l'occasion d'une exposition organisée par la galerie Petits Papiers et dont l'objectif est de faire dialoguer, par paires, 40 artistes contemporains et 40 auteurs de bande dessinée, Ben et Baudoin ont décidé de collaborer. Alors que les autres duos choisissaient des œuvres purement picturales, Baudoin a attiré Ben dans le domaine de la bande dessinée : ils signent donc un récit de huit pages à quatre main. Ben dessine Ego qui dialogue avec un personnage représentant Baudoin, dessiné par lui-même. De quoi parlent-ils ? De femmes et d'art ; et l'on sent qu'ils n'ont pas eu de mal à trouver ces deux sujets de réflexion, qui leur tiennent visiblement à coeur à tous les deux.

Ce récit est exposé à l'exposition "Quelques instants plus tard" (après Paris, elle est maintenant visible à Angoulême, puis à Perpignan et à Bruxelles). Pour ceux qui ne peuvent s'y rendre, le magazine dBD le publie en intégralité, accompagné d'un entretien avec le duo d'auteurs.

Ce n'est probablement une œuvre majeure ni pour Ben, ni pour Baudoin, mais cette expérience de collaboration entre deux artistes d'horizons différents est très intéressante.

dimanche 9 décembre 2012

Chris Ware et Yasujirō Ozu

Je connaissais quelques affiches ou couvertures (notamment celles pour le New Yorker, dont j'ai déjà parlé) dessinées par Chris Ware. Je viens d'en découvrir une autre, réalisée pour un festival de cinéma consacré en 2008 au réalisateur japonais, Yasujirō Ozu.

Encore une fois, je suis très impressionné par l'immense talent de Chris Ware. Je trouve en effet cette affiche extrêmement réussie pour plusieurs raisons : tout d'abord, elle est très esthétique ; ensuite elle est très fidèle à l'art de Yasujirō Ozu, par ses cadrages, son thème, le silence et la mélancolie qui s'en dégagent ; enfin, en trois images, Chris Ware parvient à ouvrir la possibilité d'innombrables histoires : on peut imaginer, devant cette affiche, de nombreux récits, de nombreuses tranches de vie ; que s'est-il passé entre le premier et le troisième dessins ? la femme est-elle morte ? ou bien s'est-elle juste éclipsée à la cuisine lorsque la nuit a commencé à tomber ? comme à son habitude, Chris Ware parvient à raconter énormément de choses en peu de dessins...

Combiner tant de réussites en une seule affiche est l'apanage des plus grands. Chris Ware en fait partie...

jeudi 29 novembre 2012

Dali par Baudoin (2012)

Éblouissant. C'est le premier mot qui m'est venu à l'esprit après avoir lu la biographie de Salvador Dali par Edmond Baudoin. C'est également le mot qui m'est revenu lorsque j'ai refermé ce livre magistral.

Baudoin s'était déjà frotté à un grand peintre du XXe siècle, Pablo Picasso, dans l'Oeil et le Mot. Il s'agissait alors d'un ouvrage illustré pour les enfants, effectué dans le cadre des travaux de Baudoin pour une revue artistique destinée aux jeunes, Dada. L'ouvrage était d'ailleurs très réussi, malgré la difficulté de se confronter à un artiste majeur. Cette fois, la biographie de Dali est une collaboration avec le centre Pompidou, en lien avec la grande rétrospective que ce musée consacre au peintre de Figueras.

L'association de Baudoin et de Dali peut surprendre. En tant qu'hommes, en tant qu'artistes, ils semblent très éloignés l'un de l'autre. La modestie et la simplicité de Baudoin sont aux antipodes de la mégalomanie et des extravagances extraverties de Dali ; le trait spontané du premier semble très loin du réalisme quasiment photographique recherché par le second (au moins dans la deuxième partie de sa carrière). Baudoin l'a d'ailleurs confirmé : « Je n’appréciais (...) pas beaucoup sa peinture, ni l’homme a priori, mais à force de l’étudier, je me suis mis à l’aimer. Je suis rentré dans les textes, j’ai lu énormément de choses sur lui, j’ai regardé des films, vu des images, je suis rentré dans son monde, et j’y ai vu un être humain. Et un être humain est toujours touchant, même le plus grand criminel. Dalí, c’est donc avant tout un être humain. C’était quelqu’un qui voulait vivre au-delà de tout, et ce trait de caractère est quelque chose d’extraordinaire."

Baudoin livre une biographie de Dali, certes, mais dans un style unique et délirant. Il parvient à mélanger intimement leurs deux univers. Il recrée à sa façon les œuvres les plus connues de Dali et replace celles-ci dans leur contexte biographique. Une des plus grandes forces du peintre espagnol était probablement de créer des images marquantes (des montres molles au Grand Masturbateur, des images de putréfaction à ses ânes dévorés par les fourmis), le tout dans des tableaux luxuriants, foisonnants de détails et de symboles analysables à l'infini. Baudoin s'approprie ces images, cette luxuriance, ce foisonnement. Il les dessine à sa manière, les mélange à ses propres questionnements, à son propre univers. Cela donne des images saisissantes, mêlant intimement la puissance des images de Dali au trait magnifiques de Baudoin.

Baudoin propose sa propre interprétation de la vie, des actes et des œuvres de Dali. Par la bouche de deux personnages dialoguant, une jeune homme et une jeune femme, il livre ses hypothèses personnelles, ses interprétations de cet artiste si étrange.

Baudoin a toujours fait preuve de grandes liberté et innovation formelles. Là, il se surpasse encore. Il mélange les styles, les techniques (noir et blanc à la plume, couleurs à l'huile, crayon, etc.), les mises en page. On peut d'ailleurs noter que les éditions Dupuis lui offrent des conditions d'impression meilleures que pour nombre de ces ouvrages précédents. Cela permet de profiter beaucoup de ses dégradés de gris, de ses traits de crayon, de ses couleurs magiques. Il met à profit ces variations stylistiques pour souligner certains aspects de son discours ; il insiste ainsi fortement sur l'importance de Gala dans la vie de Dali : celle-ci est le seul personnage en couleurs de l'album, comme si elle était la principale source d'inspiration du peintre (ce que celui-ci mettait lui-même en vant).

Confronter son univers à celui d'un des artistes les plus célèbres et les plus complexes du XXe siècle était un véritable défi pour Baudoin. Il en a profité pour développer et renouveler son propre univers, et nous offrir ainsi une de ses œuvres les plus riches et les plus belles.

mercredi 28 novembre 2012

Nouvelles du film consacré à Baudoin, Eloge de l'impuissance

Je vous avais parlé d'un projet de ligne consacré à Edmond Baudoin (et co-écrit par lui), Éloge de l'impuissance. je viens de recevoir des nouvelles à son sujet et je ne peux m'empêcher de les partager avec vous.

Après une interruption de quelques semaines, le montage du film a repris. Le montage devrait être fini d’ici la fin de l’année et le film pourrait être terminé dans les premiers mois de 2013. En parallèle, Edmond Baudoin travaille en ce moment à un livre, en collaboration avec la réalisatrice du film, dans lequel ils poursuivent leur dialogue et qui s’intitulera aussi Éloge de l’impuissance. Le livre devrait être disponible l’année prochaine, sans doute en même temps que le film.

Comme d'habitude, Baudoin ne chôme guère : il vient de sortir sa biographie de Salvador Dali (dont je vous parlerai probablement prochainement) et il continue à travailler activement...

vendredi 16 novembre 2012

Isabelle, de Will, Franquin et Delporte (1975-1985)

Les grandes heures de la série Isabelle sont dues à la rencontre de trois fortes personnalités : Yvan Delporte, ancien rédacteur en chef du magazine Spirou, mis à la porte quelques années auparavant ; Will, dessinateur dont les collègues connaissaient le talent mais qui n’en montrait qu’une très faible part dans ses récits de Tif et Tondu dessinés en routine depuis des années ; André Franquin, dessinateur vedette des éditions Dupuis, dont la production amorçait une forte baisse sur le plan quantitatif et qui commençait à se lasser de Gaston Lagaffe comme il s’était lassé de Spirou dans les années 1960. Il fallut que ces trois amis se mettent autour d’une table pour créer une série apparemment enfantine, avec une liberté et une poésie très peu communes dans la bande dessinée de l’époque.

Pour être tout à fait exact, ces trois auteurs n’auteurs n’ont pas créé Isabelle ; elle avait déjà connu quelques aventures, dessinées par le même Will mais scénarisées par Yvan Delporte et Raymond Macherot. Ce dernier ayant été contraint d’arrêter sa collaboration, Will et Yvan Delport firent appel à leur ami André Franquin pour lui succéder. Bien leur en prit car il s’est alors créé une alchimie entre ces trois personnalités qui permit à chacun de donner le meilleur de lui-même. Yvan Delporte put ainsi mettre à profit son sens des dialogues et des bons mots (il en mit de nombreux dans la bouche d’un diamant bavard). André Franquin commença à développer ouvertement son goût pour le fantastique et les monstres (qu’il développa quelques années plus tard, notamment dans Les Idées Noires ou ses dessins de monstres) et fit bénéficier Will de son art de la composition et de la mise en scène (en effet, André Franquin dessinait un story-board détaillé, sur la base de scénarios coécrits par Yvan Delporte et lui et dialogués par Yvan Delporte). Enfin Will, aidé par les indications précises d’André Franquin put enfin (pour la première fois de sa carrière ?) donner libre cours à son grand talent. Son dessin est magnifique dans ces pages, qu’il représente la magnifique Calendula, les innombrables monstres gentils ou néfastes, les recoins de vieilles demeures ou les fonds marins ; son sens de la couleur apparaît au grand jour.

L'addition de ces talents a permis l'émergence de cinq albums atypiques et potéiques, charmants et déroutants, des Maléfices de l'Oncle Hermès à L'envoûtement du Népenthès. Un grand plaisir pour tous les âges...

mardi 13 novembre 2012

Le Garage Hermétique, de Moebius (1976-1979), réédition et contextualisation

Les Humanoïdes Associés cherchent à faire fructifier leur patrimoine. Ils publient ainsi, en prévision des fêtes, plusieurs rééditions d’œuvres phares de leur catalogue, en grand format et à des prix… élevés. Au premier rang de ces rééditions figure Le Garage Hermétique de Moebius. Lire cette œuvre majeure en format 30 x 40 est sans doute agréable, mais à près de 70 euros, on peut se permettre d’y réfléchir à deux fois… C’est probablement un cadeau idéal pour les sexagénaires qui ont découvert cette bande dessinée en feuilleton dans Métal Hurlant et qui en parlent avec des trémolos dans la voix depuis cette époque bénie de leur jeunesse... Mais pour les autres ? D’autant plus qu’à ce prix-là, on se trouve clairement face à un livre de luxe. Ne serait-ce pas alors la moindre des choses que Les Humanoïdes Associés mettent un peu de soin à cette édition, au lieu de se contenter d’une reproduction à l’identique (format mis à part) des éditions précédentes, comme il me semble que ce soit le cas ? D’autant plus que ces éditions étaient marquantes par la pauvreté de l’appareil éditorial, se contentant d’une introduction, certes intéressante, mais relativement famélique. Or Le Garage Hermétique est une œuvre majeure de bande dessinée francophone, certes, mais dont la richesse n’est pas forcément complètement apparente à un lecteur d’aujourd’hui.

L’élément qui demeure frappant au tout premier abord dans le Garage Hermétique est la variété des styles de dessins utilisés et, surtout, la force et la beauté de ces dessins. À chaque feuilletage, je reste captivé par la magnificence de ces illustrations en noir et blanc (ma version est effectivement en noir et blanc ; les couleurs, ajoutées après, n’ont pas toujours été un plus vraiment positif), la force des compositions, la richesse des mondes qui prennent vie sous mes yeux. Au-delà de cette beauté, l’album peut dérouter : le récit n’a clairement ni queue ni tête, je confonds les personnages, je ne comprends pas grand-chose aux péripéties et, pour tout dire, je décroche le plus souvent très rapidement de l’ « intrigue ». Moebius n’a certes jamais été un grand scénariste mais ses albums ont parfois été plus clairs que celui-ci tout de même. On peut lire généralement en introduction (mêmes les plus succinctes, celles dont Les Humanoïdes associés consentent à doter la plupart leurs rééditions) que ce récit a été totalement improvisé. Fort bien mais en 2012 cela n’a pas grand-chose d’extraordinaire : l’improvisation a pleinement pris sa place dans les méthodes possibles d’écrire un scénario, et une œuvre comme les Carottes de Patagonie de Lewis Trondheim, par exemple, est là pour en témoigner.

Oui mais voilà, le Garage Hermétique ne date pas d’hier et bien des œuvres, bien des habitudes auxquelles le lecteur de 2012 est habitué n’existeraient peut-être pas si cette œuvre séminale n’avait pas vu le jour. Pour bien apprécier la richesse du Garage Hermétique et son importance pour l’évolution de la bande dessinée, une triple contextualisation est nécessaire : remise dans le contexte de l’histoire du magazine Métal Hurlant, remise dans le contexte de l’œuvre de Moebius, remise dans le contexte de l’histoire de la bande dessinée francophone.

Remise dans le contexte de l’histoire du magazine Métal Hurlant tout d’abord. Ce magazine, créé par Moebius, Philippe Druillet et Jean-Pierre Dionnet en 1975, connut une existence relativement courte (1975-1987) mais eut une très grande influence, allant jusqu’à avoir une déclinaison américaine (Heavy Metal) et à être à l’origine de deux longs-métrages (en 1981 et en 1999) et d’une série télévisée (en 2012). Pendant les premières années au moins, Moebius en fut clairement un des artisans principaux. Il en orna la première couverture d’un dessin magnifique et marquant (ce dessin est notamment repris régulièrement par Jean-Christophe Menu dans certains de ses récits pour symboliser le foisonnement créatif des années 1970). Pendant les cinq premiers numéros, il offrit les récits complets d’ Arzak (attention, l’orthographe du nom du récit variait à chaque fois). Puis, à partir du sixième numéro et jusqu’au numéro 41 (soit de 1976 à 1979), il publia dans chaque livraison un épisode de ce feuilleton délirant qu’était Le Garage Hermétique. Pendant toute la publication, ce récit fut probablement la colonne vertébrale de ce magazine, son œuvre centrale.

Remise dans le contexte de l’œuvre de Moebius ensuite. Moebius, en tant qu’auteur distinct de Jean Giraud, existait avant Métal Hurlant et avait même déjà dessiné quelques-unes de ses œuvres majeures : La Déviation et L’Homme est-il bon ? dans Pilote, Cauchemar Blanc dans l’ Écho des Savanes, Le Bandard Fou… Le Garage Hermétique apparaît à la fois comme une synthèse et un sommet de l’œuvre passée et future de Moebius. En effet, en variant de styles de dessins tout au long du récit, Moebius met en scène toutes les « manières » qu’il a ou qu’il va utiliser ; le style très hachuré du Bandard Fou, le grotesque de certaines de ses bandes pour Hara Kiri, le réalisme parfois presque académique de la Déviation, etc. Les dernières pages du Garage Hermétique font même apparaître le style très dépouillé qui sera développé dans les années suivantes dans La Dernière Carte (sous le nom de Jean Giraud, pour la série Blueberry), les deux derniers albums de la série L’Incal ou le cycle d’ Edena.

Remise dans le contexte de l’histoire de la bande dessinée francophone enfin. Bien des innovations du Garage Hermétique nous apparaissent aujourd’hui comme des évidences (c’est sans doute la marque de nombreuses œuvres innovantes marquantes). Il est nécessaire de se replacer dans le contexte de l’époque pour prendre conscience, au moins partiellement, de la déflagration que la parution de ce feuilleton a causée à l’époque. Le coup de tonnerre provoqué par ce récit sur ses lecteurs de l’époque eut en effet, à ma connaissance, très peu d’équivalent dans l’histoire de la bande dessinée francophone. Au milieu des années 1970, malgré l’œuvre de quelques pionniers (Jean –Claude Forest avec Barbarella bien sûr, Marcel Gotlib et Nikita Mandryka avec leurs bandes publiées dans l’ Écho des Savanes, etc.), la plupart des récits publiés étaient de facture relativement classiques : pagination encadrée, récit rationnel et cohérent, etc. Dans les premiers numéros de Métal Hurlant, Arzach avait déjà ouvert une brèche, avec ses histoires muettes en couleurs directes. Avec Le Garage Hermétique, Moebius semble aller encore plus loin dans le dynamitage des formes traditionnelles : l’histoire est complètement improvisée, Moebius se faisant même un malin plaisir à dérouter sans arrêt le lecteur d’un épisode à l’autre, bifurquant systématiquement dès qu’un semblant d’histoire cohérente ou attendue commençait à apparaître. Il montrait ainsi qu’une autre forme de récit était possible, non linéaire, ouvrant la voie à des œuvres originales, plus axées vers le rêve et la poésie que vers les intrigues traditionnelles. Cette leçon ne fut pas oubliée et donna lieu à une riche éclosion de bandes dessinées d’un genre nouveau, jusqu’à nos jours…

Si l’on souhaite que le Garage Hermétique conserve la place qui lui est due, celle d’une des œuvres les plus marquantes de la bande dessinée francophone, un jalon capital de son histoire, une telle mise en perspective est très probablement nécessaire. Sinon cet album risque de s’adresser principalement à des sexagénaires nostalgiques ; ce serait extrêmement dommage.

vendredi 2 novembre 2012

Building Stories, de Chris Ware (2012)

Ça y est, je viens de terminer la lecture de Building Stories, de ces 14 "objets" si hétéroclites. Je peux donc en compléter les premières impressions que j'avais écrites pour ce blog il y a quelques jours.

Je suis un amateur de longue date de l’œuvre de Chris Ware. Je me précipite pour acheter tous les nouveaux volumes de l' Acme Novelty Library depuis plus de 10 ans ; je considère Jimmy Corrigan comme l'une des œuvres phares de la bande dessinée mondiale des 20 dernières années ; j'ai déjà écrit dans ce blog le bien que je pensais de ses dernières parutions, Lint ou autres. J'ai donc conscience de l'immense talent de cet auteur hors norme. Et pourtant, je dois avouer avoir été très surpris par Building Stories : c'est encore mieux que ce à quoi je m'attendais, mieux que ce à quoi Chris Ware nous avait habitué jusque là (ce qui n'est pas peu dire), mieux que son précédent opus magnus, Jimmy Corrigan. Non que Chris Ware ait radicalement modifié son approche ou ses techniques. Les thèmes abordés et les façons de raconter et de mettre en page sont dans la parfaite continuité des récits antérieurs. Mais l'analyse psychologique des personnages est devenue plus riche (Jimmy Corrigan relevait davantage de l'archétype, celui de l'inapte absolu aux relations sociales, que d'un personnage réellement cohérent d'un point de vue psychologique), les dessins plus élégants (Branford l'abeille, successeur de Quimby la souris, voit ainsi ses mésaventures traitées de façon visuellement plus achevées que celles de la souris) et les couleurs plus subtiles (il y aurait beaucoup à dire sur les couleurs chez Chris Ware, digne héritier de Hergé et de son studio dans la subtilité et la richesse de la palette qu'il emploie).

Les personnages principaux sont regroupés en cinq cercles. Tout d'abord l'immeuble centenaire de trois étages, qui aime se souvenir de ses nombreux occupants. La propriétaire de l'immeuble, vieille femme solitaire. Une jeune femme amputée d'une demi-jambe, un jeune couple et Branford, une abeille. D'autres personnages secondaires gravitent autour de ces premiers rôles : nous découvrons ainsi les parents de la vieille dame et quelques jeunes hommes qui l'ont courtisée ; les parents de la jeune femme, son premier amant, sa copine Stephanie, son mari et sa femme ; la femme et les enfants de Branford ainsi que ses compagnons de ruche...

À la lecture de Building Stories, on peut penser à d'autres œuvres sommes qui cherchent à faire le bilan d'un bâtiment ou d'une vie. La première comparaison qui vient à l'esprit est celle avec La Vie, Mode d'emploi, de Georges Perec, roman qui décrit un immeuble et ses habitants. J'aurais également tendance à rapprocher, par certains aspects, Building Stories de La Recherche du temps perdu. Dans ces deux livres, des événements en apparence minimes peuvent faire naitre chez le narrateur de longues digressions et lui faire revivre de vieux souvenirs enfouis. Cependant, alors que chez Proust ces expériences (la fameuse Madeleine, les pavés de la place Saint-Marc à Venise, etc.) sont à la base de l'expérience artistique et constituent des sources de joie intense, pour les personnages de Chris Ware, se remémorer ces souvenirs est plutôt angoissant, c'est l'occasion de se demander si un autre choix, une autre bifurcation de son existence, ne lui aurait pas permis de vivre plus heureuse (la jeune femme aurait-elle pu être heureuse avec Lance, son premier amant, si elle avait agi un différemment ? La propriétaire aurait-elle pu épouser un homme bon si elle avait été plus attentive aux avances de quelques jeunes locataires de l'immeuble ?)

Nous sommes d'ailleurs au cœur d'un des thèmes principaux de Building Stories : le bonheur est-il possible et de quoi dépend-il ? Quels choix, dans une vie, ont assez d'importance pour orienter significativement celle-ci et décider du bonheur ou du malheur d'une existence ? Dans quelle mesure le bonheur dépend-il de ces choix ou surtout d'une attitude de tous les jours face aux contrariétés et aux monotonies de l'existence ? Nous retrouvons bien évidemment d'autres thèmes chers à Chris Ware : la solitude, la difficile intégration d'un individu dans un groupe, les difficultés à communiquer. Pour ce dernier sujet, Chris Ware le traite dans ses spécificités modernes : l'irruption de téléphones et des ordinateurs portables au cœur même de notre quotidien est ainsi particulièrement bien mis en scène.

J'ai déjà parlé de la diversité des formes physiques employées par Chris Ware. Les modes de narration sont également très variés. Dans certains passages, le temps est extrêmement dilaté et un micro-instant s'étire sur de nombreuses cases ; à d'autres moments, une vie entière se déroule sous nos yeux en quelques dessins. Un des livres contenus dans le coffret a 24 pages, chacune correspondant à une heure de la journée du 23 septembre 2000 (avec tout de même une entorse à cette règle narrative). Dans un autre objet du coffret, une page représente les escaliers de l'immeuble ; la propriétaire vieillit au fur et à mesure qu'elle les descend, retraçant ainsi toute sa vie en une seule page. Plusieurs autres pages sont des diagrammes (toujours ces diagrammes si riches chers à Chris Ware...) représentant l'immeuble dans son ensemble avec un certain nombre de dessins pointant vers différentes pièces du bâtiment et narrant des événements s'étant déroulé pendant des durées variables. Cette variété de formes physiques ou narratives n'est en rien gratuite. Ces différentes approches permettent en effet d'aborder les vies et les sentiments des différents personnages sous des angles complémentaires, allant de l'instantané d'une réflexion soudaine à la durée d'une vie. Chris Ware aborde des thèmes rarement traités avec une telle subtilité en bande dessinée (la possibilité du bonheur, la solitude, l'incommunicabilité entre les individus) et il le fait avec des techniques toujours renouvelées et des moyens toujours plus et parfaitement adaptés à son propos.

Building Stories appartient à ces rares œuvres sommes qui repoussent les limites de la bande dessinée et qui, plus généralement encore, peuvent provoquer chez leurs lecteurs une réflexion profonde et subtile sur notre condition de vie dans la société actuelle. La lecture n'en est pas forcément aisée au début (c'est rarement facile de se plonger dans une œuvre si atypique ; en outre certains lecteurs auront probablement besoin de se munir d'une loupe pour lire certains passages) mais pour les lecteurs qui accepteront de plonger dans ce monument, il s'agira très certainement d'une lecture marquante.

mardi 30 octobre 2012

Marie Mathématique et Magiciennes, de Jean-Claude Forest (1965 et 1967)

Jean-Claude Forest était décidément un touche-à-tout de grand talent. En plus d'être un fantastique auteur de bande dessinée, scénariste (pour Tardi, Paul Gillon et quelques autres) ou auteur complet, il fut également décorateur pour le cinéma (pour le film Barbarella, adapté de sa bande dessinée), romancier (Lilia entre l'air et l'eau, que je n'ai pas encore réussi à lire), illustrateur (notamment pour des couvertures de la revue Fictions ou pour des romans publiés au Livre de Poche), mais également réalisateur de dessins animés et auteur de roman photo...

Il a ainsi réalisé en 1965 six épisodes de quelques minutes chacun de Marie Mathématique, la "petite sœur" de Barbarella. Ces épisodes sont disponibles sur le site de l'INA. Mise à part la musique de Serge Gainsbourg, plutôt pénible, ces dessins animés (à l'animation plus que limitée) sont une nouvelle incursion de Jean-Claude Forest dans une science-fiction poétique, pleine de charme, de planètes inconnues, de pirates de l'espace et de monstres variés ; s'y ajoute également une machine à voyager dans le temps et une pointe d'érotisme.

Je viens de découvrir que l'unique roman photo de Jean-Claude Forest, Magiciennes, datant de 1967, était également disponible sur Internet. Nous sommes ici dans le fantastique et la magie. Jean-Claude Forest donne libre court à son invention langagière et deux sorcières, peu habillées, s'affrontent à grands coups de sortilèges et de surenchère verbale.

Ces deux œuvres ne constituent pas les sommets de la carrière de Jean-Claude Forest mais elles restent très agréables à découvrir aujourd'hui et permettent d'avoir une vision plus complète de cet auteur aux talents si divers...

mercredi 24 octobre 2012

Les trois gloires de René Goscinny

35 ans après sa mort, René Goscinny continue de faire la une de l'actualité : nouveaux albums de Lucky Luke, nouvel essai qui lui est consacré et, surtout, sortie au cinéma d'un nouveau film d'Astérix. Mais ce n'est pas ces événements qui, à mon sens, sont les conséquences les plus intéressantes de son œuvre.

Je citerai aujourd'hui trois apports de René Goscinny au monde de la bande dessinée, du plus visible au moins connu et, peut-être, du moins important au plus important.

René Goscinny est d'abord un scénariste extrêmement talentueux, qui a écrit de nombreux albums très drôles, d'Oumpah-Pah à Astérix (avec Albert Uderzo), en passant par Spaghetti (avec Dino Attanasio), Lucky Luke (avec Morris), Iznogoud (avec Jean Tabary) et bien d'autres, et qui en a vendu des millions d'exemplaires.

Mais Astérix n'est pas seulement une des bandes dessinées les plus vendues dans le monde et une des séries humoristiques les plus réussies. C'est également, et c'est là le deuxième grand apport de René Goscinny à la bande dessinée, une des premières séries à viser explicitement un public autre que les enfants. Il faut se souvenir qu'à l'époque des débuts d'Astérix l'essentiel des séries visait essentiellement un public enfantin ; la série phare était Tintin. Bien que certains adultes se rendaient bien compte de la qualité des albums de Hergé, la cible explicite de ceux-ci était les enfants de 7 à 15 ans. Ceux-ci devaient être en mesure de tout comprendre aux tribulations du reporter à la houppe. René Goscinny et Albert Uderzo voulurent changer cela ; ils désiraient écrire des albums qui pourraient les faire rire eux-mêmes, ou d'autres adultes. Ils n'hésitèrent donc pas à introduire des jeux de mots et des allusions à l'actualité, des personnages, notamment féminins (Falbala en tête), ayant des défauts et des traits de caractère d'adultes, entre autres, qui n'étaient pas forcément compréhensibles par les lecteurs habituels de bande dessinée de l'époque. Pour la première fois dans la bande dessinée grand public, les adultes s'apercevaient qu'ils pouvaient lire ouvertement une bande dessinée, sans prétexter que c'était un livre qui appartenait à leurs enfants.

Le troisième apport majeur de René Goscinny à la bande dessinée, probablement le moins connu du grand public, mais peut-être le plus important fut son rôle de découvreur, de conseiller, de parrain (au bon sens du terme) pour toute une génération d'auteurs de bande dessinée. Très influencé par les auteurs de Mad, Harvey Kurtzman et ses amis, qu'il avait rencontrés aux États-Unis, il a su introduire en France leur humour fondé sur la dérision et le nonsense : il créa notamment les Dingodossiers avec Marcel Gotlib ; celui-ci sut retenir les leçons de son mentor et de ses amis américains en créant la Rubrique-à-Brac et Cinémastock, avec Alexis. En tant que rédacteur en chef de Pilote de 1963 à 1974 (en tandem avec Jean-Michel Charlier), il sut encourager une nouvelle génération de jeunes (ou moins jeunes) auteurs talentueux, Greg (qui y créa Achille Talon), Jean Giraud (avec Blueberry) qui devint Moebius, Jean-Claude Mézières et Pierre Christin (et leur bientôt célèbre Valérian), F'murrr (avec son délirant Génie des alpages), Claire Brétécher (avec Cellulite), Philippe Druillet, Fred et bien d'autres. Quand Hara Kiri fut interdit par la censure, il accueillit certains de ses auteurs, Gébé, Reiser, Cabu, dans les pages de Pilote. Il faut lire les numéros de Pilote de cette période pour se rendre compte à quel point René Goscinny avait su créer une équipe d'auteurs divers, talentueux et soudés. Les pages d'actualité, dans lesquelles les auteurs de l'hebdomadaire commentaient en commun l'actualité, font transparaître un fantastique esprit d'équipe et sont très souvent désopilantes.

Certes, il a eu ses limites. Son refus catégorique de tout ce qu'il assimilait à de la scatologie (pas de fesse dans Pilote) ou des récits trop contemplatifs ou personnels ont conduit certains des auteurs les plus talentueux de Pilote à quitter l'hebdomadaire pour fonder d'autres journaux. Mandryka se vit refuser par René Goscinny une histoire dans laquelle le Concombre Masqué regardait pousser des cailloux ; Gotlib voulait pouvoir dessiner des seins et des fesses et laisser libre cours à un humour parfois "pipi caca". Ils allèrent fonder L'Écho des Savanes avec Claire Brétécher. Mais ces auteurs, férus de psychanalyse, avaient probablement besoin de "tuer le père". Ils ne manquèrent pas, par la suite, de rappeler à maintes reprises tout ce que René Goscinny leur avait apporté.

Bref, René Goscinny fut probablement, au-delà même de son rôle d'auteur, une des personnalités les plus importantes de la bande dessinée franco-belge de la seconde moitié du XXe siècle. Il sut découvrir et encourager des auteurs novateurs dans des styles très différents ; il contribua fortement à faire apparaître une bande dessinée plus diverse, plus adulte, plus tournée vers le monde contemporain.

dimanche 21 octobre 2012

Sibylline, intégrale volume 4, de Raymond Macherot (1982-1985 ; 2012)

Je lisais parfois le magazine de Spirou dans les années 1980 (décennie qui compte probablement, soit dit en passant, parmi les plus riches de son existence). J'y ai donc lu quelques récits de Sibylline de l'époque. Je dois avouer que je n'avais guère apprécié, comme la majorité des lecteurs de l'hebdomadaire d'ailleurs : les soi-disant héros de la série, Sibylline et Taboum, n'apparaissaient que très sporadiquement (voire pas du tout dans certaines histoires) et de façon tout à fait marginale ; les péripétie relevaient d'un fantastique très inhabituel ; bref, le jeune lecteur que j'étais ne retrouvait pas du tout ses marques dans cette Sibylline qui n'avait plus grand-chose à voir avec la gentille série animalière qu'elle avait été.

Je fus donc intrigué, bien des année plus tard, à la lecture d'articles (de David Turgeon pour la plupart), dans du9 et dans Bananas qui vantait les histoires de Sibylline des années 1980, regroupées sous le titre global de Grand Récit Fantastique, comme d'une grande aventure absolument hors norme. Mais, dans la mesure où la majeure partie de ces quelques 450 pages de bande dessinée n'avaient jamais été éditées en album par Dupuis, elles étaient inaccessibles depuis longtemps. Je n'avais donc pas pu me rendre compte par moi-même de leur intérêt.

La réédition de l'intégrale de Sibylline par les éditions Casterman permet maintenant de découvrir enfin l'ensemble de ces récits dans l'ordre chronologique.

Je me suis donc plongé dans les quelques 200 pages de bande dessinée du quatrième volume de l'intégrale avec une grande curiosité. Ce volume couvre les années 1982 à 1985 et ces pages sont majoritairement inédites en album. Nous sommes bien loin de la Sibylline des débuts. Les récits se déroulent dans des paysages inquiétants, loin du monde des hommes, très souvent de nuit. Les personnages positifs, tels que Sibylline et Taboum, sont presque absents. Nous découvrons donc au fil des pages des carnivores sanguinaires (Croque Monsieur en tête), des ahuris (le journaliste Patakès) et, surtout, de nombreux personnages maléfiques qui s'opposent et cherchent à imposer leurs vues et leurs ambitions à coup de magie noire : sorcière, magicien, monstres divers, fleur aquatique magique, etc. La galerie de personnages est d'une grande richesse. Les rebondissements se succèdent rapidement, sans aucun souci de rationalité. De tout cela se dégage une grande poésie, très bien mise en valeur par le trait simple (Macherot a toujours été un adepte du dessin efficace et limité à l'essentiel, mais à la fin de sa carrière, il avait encore simplifié son style) et efficace : les personnages sont typés et expressifs, les paysages participent pleinement à l'ambiance des histoires. Une lecture qui nous emmène loin, très loin de notre quotidien, dans un monde original et attachant, malgré toutes les vilenies qui y prennent place...

lundi 15 octobre 2012

Le Concombre Masqué et Le Monde Fascinant des problèmes, Nikita Mandryka (2009)

En 2009, Nikita Mandryka, célèbre créateur du Concombre Masqué et co-fondateur de l' Écho des Savanes, publiait Le Monde Fascinant des problèmes, nouvel album de son étrange personnage, dans une indifférence quasi-générale. Je dois avouer en tout cas que je n'avais pas du tout entendu parler de cet album au moment de sa sortie.

Et cette indifférence est fort regrettable ! En effet, au bout de près de 50 ans d'une carrière très riche, Nikita Mandryka n'a rien perdu de son imagination et de son humour.

Cet album est un grand n'importe quoi, pourrait-on affirmer. Certes. Mais dessiner n'importe quoi pendant quelques pages est une chose ; le faire tout au long de 60 pages très denses sans jamais lasser le lecteur en est une autre. En s'appuyant sur de nombreux jeux de mots, certes parfois à la limite du vaseux, en interprétant à la lettre les expressions les plus diverses, en faisant appel aux créations les plus exotiques du riche univers du Concombre Masqué, Mandryka parvient à "construire" un récit dans lequel les "rebondissements", le plus souvent inattendus, s'enchaînent sans temps mort. Le tout avec énormément d'humour (parfaitement absurde bien entendu) et quelques références bien pensées aux crises actuelles de notre société. Du grand par un grand monsieur...

P.S. : Cette lecture m'a donné envie de rechercher un peu sur Internet ce qu'il y avait autour du Concombre et je me suis aperçu que le site officiel du Concombre Masqué contient beaucoup d'information et de nombreuses planches... Bretzel liquide ! comme on dit là-bas...

Fabrice Neaud, Galactus et le Comics Journal

À mon grand étonnement, les œuvres de Fabrice Neaud n'ont, sauf quelques exceptions marginales, toujours pas été traduites en anglais (mais celles d'Edmond Baudoin non plus...). Il n'en a pas moins quelques fans outre-Atlantique, et non des moindres puisque le Comics Journal, le magazine de référence aux États-Unis sur la bande dessinée d'auteur, lui consacre régulièrement des articles écrits par de fins connaisseurs.

Le site du magazine a ainsi récemment mis en ligne un article intitulé The Power of Galactus consacré à Fabrice Neaud, au quatrième volume de son Journal, au passage de celui-ci dans lequel Denis disserte longuement, et avec beaucoup de pertinence, à propos des comics Marvel, et à Nu Men, la récente série d'anticipation démarrée par Fabrice Neaud.

L'article est très intéressant. Le rédacteur ne peut dissimuler sa surprise devant l'engouement de Denis et de Fabrice pour certains comics mainstream, d'autant plus que les auteurs qu'ils admirent, John Byrne et Jim Starlin notamment, ne comptent pas parmi les artistes Marvel les plus prisés par les lecteurs du Comics Journal. Ce que Fabrice et Denis apprécient avant tout dans ces comics, comme le rappelle très justement l'article, est l'ambition cosmique, voire métaphysique, de ces récits.

De là, l'article passe à Nu Men, dans lequel il voit une sorte d'adaptation par Fabrice Neaud de ce que celui-ci apprécie dans les comics cités au début de l'article. (Si l'auteur de l'article avait lu Universal War 1, de Denis Bajram, il aurait probablement pu compléter son analyse avec quelques mots sur cette autre grande série...)

Bref, une intéressante analyse américaine sur l'analyse que deux auteurs français ont consacré à des comics américains et sur les traces de cette analyse sur l'œuvre de l'un d'entre eux (pour les liens entre ces deux auteurs, on pourra se reporter à un de mes anciens messages sur ce blog)...

vendredi 12 octobre 2012

Building Stories, Chris Ware (2012), premières impressions

Chaque publication de Chris Ware est importante. Mais lorsqu'il s'agit d'une somme de travaux effectués pendant une période d'une décennie, sa compilation la plus conséquente depuis Jimmy Corrigan, il s'agit d'un événement de tout premier ordre.

Ce recueil contient des planches parues dans différents magazines prestigieux, The New Yorker, The New York Times, McSweeney's Quarterly Concern, auxquelles viennent s'ajouter de nombreuses planches inédites. Soit un total de 260 pages. Certaines d'entre elles avaient déjà été reprises dans les numéros 16 à 19 de l'Acme Novelty Library (le 20ème, Lint étant un récit complet à part, magnifique d'ailleurs). C'est d'ailleurs un fonctionnement classique pour Chris Ware (Jimmy Corrigan, notamment, avait été conçu de façon similaire) : les pages sont initialement publiées en revue, puis compilées une première fois dans les volumes de l'Acme Novelty Library, avant d'être reprises dans un recueil définitif. À chaque fois les pages sont retravaillées, changeant souvent de format.

Une fois n'est pas coutume, parlons un peu de ce recueil en tant qu'objet. Il faut bien admettre que celui-ci est complètement atypique, imposant et plutôt beau. Il s'agit en fait d'un grand coffret (42 cm x 30 cm x 5 cm, 2,8 kg) qui contient 14 objets plus petits. Chacun d'entre eux contient une bande dessinée. Les formats sont variés : de la simple bande de papier au fascicule géant (format de quotidien nord-américain) en passant par une sorte de plateau de jeu ou par des livres cartonnés. Ces différentes bandes dessinées relatent les (més)aventures de deux personnages principaux : une jeune femme unijambiste et une abeille aux formes géométriques ("Branford, the best bee in the world"), digne successeur de Quimby the Mouse. Au-delà de la simple question de format, la lecture est rendue inhabituelle par le fait qu'il n'y a pas d'indication claire quant à l'ordre de lecture des récits (pour certains d'entre eux, simples bandes de papier dessiné des deux cotés, il n'est pas facile de savoir par quel coté en commencer la lecture). Les histoires de la jeune femme couvrent une grande période de temps : nous la suivons étudiante, mariée, puis avec une fille qui grandit à son tour. Le lecteur découvre ces différentes tranches de vie dans le désordre ; il se raccroche donc au récit d'ensemble plus par des éléments qu'il retrouve d'une histoire à l'autre (un ancien copain, une robe confectionnée pour la petite fille), que par une chronologie rigoureuse (peut-on évoquer ici un type de tressage, mécanisme narratif spécifique à la bande dessinée, théorisé par Thierry Groensteen ?).

Nous retrouvons également, bien entendu, les techniques narratives chères à Chris Ware : mises en page extrêmement travaillées, avec alternance de cases minuscules et de grands dessins, importance de la voix off, alternance de passages au texte très dense et de passages entièrement muets, rigueur du dessin, allant parfois presque jusqu'à une certaine abstraction géométrique, grande attention portée aux lettrages et aux couleurs.

J'ai beaucoup parlé de la forme de ce livre jusqu'à maintenant. Mais ne s'agit-il pas d'un exercice de style un peu vain, d'une excentricité servant à l'auteur pour se distinguer ? Pas du tout. Rien n'est jamais vain chez Chris Ware. Car que nous raconte Building Stories, finalement, à travers l'histoire de cette jeune femme ordinaire, menant une vie ordinaire ? Probablement rien d'autre que la simplicité et les petits riens qui composent l'existence de chacun ; rien d'autre que le temps qui passe, la vie qui est rarement à la hauteur de nos attentes, les petites joies et les désillusions du quotidien ; rien d'autre que l'éternelle question du bonheur : est-il possible d'être heureux ? comment ? avec qui ? En se baladant ainsi parmi les différentes tranches de vie relatées par ces objets si divers, un peu comme on pourrait feuilleter un album souvenirs ou retrouver des vieux objets amassés tout au long d'une existence, le lecteur a une impression d'instantanés pris au hasard, d'un kaléidoscope de sensations à la fois futiles et capitales qui construisent peu à peu l'existence telle qu'elle est perçue par la jeune héroïne de Chris Ware. J'ai rarement autant eu, dans une bande dessinée, le sentiment du temps qui passe et des minuscules riens qui composent une vie ordinaire que dans Building Stories...

Je dois avouer que je n'ai pas encore tout lu dans ce bel et étrange objet. Les quelques lignes qui précèdent ne sont donc que des premières impressions (comme l'indiquait d'ailleurs le titre de ce message). Je reviendrai donc très probablement sur cette bande dessinée hors norme dans les prochains jours...

P.S. : Un bref entretien avec Chris Ware (en anglais) est disponible sur le site du Comics Journal.

P.P.S. du 2 novembre 2012 : Je viens de terminer la lecture de Building Stories. Une chronique complète est disponible ici.

lundi 1 octobre 2012

L'Enfance d'Alan, d'Emmanuel Guibert (2012)

For English-speaking readers, an update of this post is available in English here.

Dans La Guerre d'Alan, Emmanuel Guibert avait mis en image les souvenirs de guerre d'Alan Cope, Américain venu se battre en France pendant la Seconde Guerre Mondiale. Au fil de leurs conversations, les deux hommes avaient sympathisé. C'est maintenant l'enfance de cet Alan Cope, décédé depuis, qu'Emmanuel Guibert a transcrit en bande dessinée. Ces souvenirs ne sortent pas réellement de l'ordinaire. Ils ne sont pas inintéressants (la Californie des années 1930 est suffisamment loin de nous pour que ces anecdotes nous semblent très dépaysantes), ne sont pas dépourvus de petites joies et de grands drames (quelle vie n'en est pas remplie ?), ne contiennent pas de péripétie haletantes, ne mettent pas en scène de personnage hors du commun. Nous avons affaire, avec l'enfance d'Alan, a une succession de souvenirs ordinaires, à une succession de tranches de vie sans caractère exceptionnel (à part le drame fermant l'album, sans doute).

La réussite de cet album, elle, n'en est que plus extraordinaire. Il est fantastique de voir comment, à partir d'un matériau si commun, Alan Cope et Emmanuel Guibert sont parvenus à créer une œuvre si riche, sublimant véritablement un quotidien ordinaire en une bande dessinée extraordinaire d'humanisme et de beauté.

Chaque souvenir est raconté de façon très simple, sans pathos et avec juste ce qu'il faut de nostalgie. Le regard porté sur les personnes qui ont croisé la route d'Alan enfant, parents et grands-parents, oncles et cousins, voisins et amis, est toujours bienveillant.

Le plus marquant est l'art avec lequel Emmanuel Guibert agence tout ceci. Deux éléments m'ont particulièrement frappé :
- Tout d'abord, la beauté des dessins. Emmanuel Guibert a toujours fait preuve d'une virtuosité discrète. Il ne la met pas en avant, mais elle lui permet de tout dessiner avec un classicisme irréprochable. Ses techniques d'encrage, si particulières, ajoutent à son dessin un cachet un peu daté, tout à fait en phase avec le récit.
- L'autre aspect si marquant est l'équilibre extrêmement subtil qu'Emmanuel Guibert parvient à trouver entre les textes et les dessins d'une part, entre textes et dessins et virginité de la planche d'autre part. Il alterne voix off et phylactères, textes longs et considérations laconiques, décors détaillés et personnages qui se détachent sur un fond vierge, dessins à peine légendés et mots isolés dans des cases sans dessin. Nous sommes ici au cœur de ce qu'est la bande dessinée (entre autres), à savoir un subtil mélange de texte et d'image. Emmanuel Guibert ne se contente pas d'une vision rebattue de ce mélange ; bien au contraire il cherche à tout instant à trouver le bon équilibre entre texte et dessin, entre noir et blanc, entre lavis et couleurs. Cette recherche incessante est ici invariablement au service du récit, le but étant de mettre le mieux possible en valeur ces tranches de vies, d'en tirer la substantifique moelle, de tirer de ces anecdotes banales des leçons de vie universelles.

L'Enfance d'Alan est donc une exceptionnelle réussite, un exemple marquant de transfiguration d'éléments communs d'un quotidien banal en œuvre extraordinaire.

jeudi 27 septembre 2012

Rôle et utilisation des décors en bande dessinée : de Hergé à Baudoin, de Moebius à Fabrice Neaud

J'ai abordé il y a déjà deux ans le sujet de l'expression corporelle en bande dessinée. J'exprimai alors mon regret de constater que les dessinateurs de bande dessinée utilisent trop rarement les expressions du corps de leurs personnages pour laisser transparaître les émotions et sentiments de ceux-ci.

Une autre potentialité sous-exploitée de la bande dessinée est l'utilisation des décors. En effet, rien n'oblige un dessinateur à se contenter d'une représentation relativement réaliste des décors, ni même à les dessiner avec un style plus ou moins constant. Bien au contraire, en bande dessinée tout est a priori permis et rien n'empêche d'utiliser le décor comme élément expressif à part entière pour soutenir le récit. Je distinguerai aujourd'hui cinq façons distinctes d'utiliser le décor en bande dessinée. Bien entendu cette classification est arbitraire et ces catégories sont souvent poreuses ; cela me permettra cependant de montrer rapidement quelques pistes trop peu utilisées par la majorité des dessinateurs.

Neutralité des décors
C'est notamment l'approche des tenants de la ligne claire : le paysage est dessiné de la façon la plus neutre possible, avec un style toujours identique. Si une telle approche se justifie pleinement chez Hergé et ses disciples, dans la mesure où elle correspond parfaitement à leur credo artistique, elle peut témoigner chez d'autres auteurs d'un manque d'audace et d'ambition.

Usage purement esthétique des décors.
Certains auteurs utilise les paysages pour leurs aspects esthétiques. Druillet fut un auteur marquant de ce point de vue : ses histoires n'avaient parfois ni queue ni tête, étant avant tout le prétexte à dessiner des paysages interplanétaires délirants.

Usage utilitaire
Dans cette approche, le paysage est considéré avant tout pour ce qu'il apporte au récit. Un exemple emblématique en est Jean Giraud, notamment dans le cycle du trésor sudiste : Lorsqu'il souhaite planter le décor des scènes, représenter l'immensité des paysages au milieu desquels les personnages évoluent, il dessine des décors, souvent grandioses, avec beaucoup de minutie. Lorsque le décor a déjà été planté, qu'il souhaite mettre l'accent sur l'action et les péripéties rapides, il omet parfois complètement de dessiner les décors, se contentant d'un simple fond coloré uni (c'est particulièrement vrai dans certaines pages de L'Homme qui valait 500 000 $, notamment, comme on peut le voir dans la page ci-dessus ; le contraste est frappant entre les cases où l'église est dessinée en détails et celles qui n'ont qu'un fond coloré).

Usage rhétorique imagé.
À plusieurs reprises chez Fabrice Neaud, notamment dans le Journal (3), le décor "réel" disparaît complètement pour laisser la place à un décor imaginaire qui vient illustrer l'état d'esprit du narrateur. Ainsi, dans la superbe scène du café en début d'album, lorsque le narrateur et Dominique ont leur première longue conversation, le décor est remplacé par des images de légèreté et de bonheur. Au contraire, lorsque Dominique repousse le narrateur, le décor est cette fois remplacé par un champ de ruines (image ci-dessus).

Usage rhétorique expressionniste.
Je vais reprendre un exemple que j'ai déjà commenté mais dont je ne me lasse pas tant il me semble réussi. Dans Le Portrait, les deux cases reprises ci-dessus occupent toute la largeur de la page. On y voit un des deux personnages principaux, Michel, qui marche dans la rue. Mais la première fois, il est joyeux, on sent la lumière vibrer dans le dessin de la ville, le pinceau s'est fait léger, les traits sont fins, « les rues ressemblaient à des rues et les pigeons à des pigeons » ; la deuxième fois au contraire, Michel est accablé, on ne voit plus le ciel lumineux mais une rue sombre, une file de voitures et des murs tagués, le pinceau s'est fait beaucoup plus lourd et les traits sont épais, « les rues étaient redevenues des égouts à ciel ouvert et les pigeons des rats volants ». Je ne connais pas d'exemple en bande dessinée où le dessin atteint une telle profondeur psychologique.

De nombreux autres exemples, quelques autres classifications sont possibles. Je souhaitais simplement montrer que l'utilisation expressive des décors fait partie des très nombreuses potentialités narratives de la bande dessinée concourant à en faire un art si riche, mais aux possibilités trop souvent sous-exploitées...

mercredi 26 septembre 2012

Love and Rockets: New Stories, n°5, Jaime et Gilbert Hernandez (2012)

Après les sommets atteints par Jaime Hernandez dans les deux précédents numéros de Love and Rockets: New Stories, il lui était forcément difficile de rester au même niveau. Il a donc choisi de nous offrir des récits très différents des précédents. Loin de l'intensité dramatique des retrouvailles contrariées de Maggie et Ray, loi de l'extraordinaire charge émotionnelle du passé de Maggie et de sa famille, Jaime Hernandez adopte ici un ton beaucoup plus léger, change d'approche et, partiellement, de personnages. Il n'est guère question ici de Maggie et Ray, pas du tout de Hopey : Seules quelques pages racontent les relations entre Ray et son ami Doyle (ce récit est traité, comme la plupart du temps lorsqu'une histoire est centrée sur le personnage de Ray, en caméra subjective et en voix off). Les deux principaux récits de ce cinquième Love and Rockets: New Stories racontent les déboires de Viv, alias "Frogmouth" et de Tonta, sa demi-sœur. Viv a déjà souvent croisé les chemins de Maggie et Ray mais Tonta, sauf oubli de ma part (oubli toujours possible tant est riche la galerie de personnages créés par Jaime), est une nouvelle venue. Nous sommes presque ici dans le domaine de la comédie. Les préoccupations de Tonta tourne essentiellement autour de son béguin pour un chanteur d'un groupe de rock local, de ses tentatives pour se faire raccompagner en voiture par le bon garçon et des soirées auxquelles elle participe. Son personnage est résolument caricatural, tant dans son caractère (tête de linotte et excitée) que dans son dessin (Jaime la dessine souvent dans un style résolument "cartoon"). On retrouve un peu le ton de la série lorsqu'elle contait les aventures de Maggie et Hopey tout juste sorties de l'adolescence, jeunes punkettes qui vivaient à fond l'instant présent, sans guère de considération ni pour la plupart des personnes qui les entouraient, ni pour leur propre futur. Ces pages légères, toujours magistralement dessinées, semblent illustrer la volonté de Jaime Hernandez de marquer une pause après l'intense tension dramatique des derniers épisodes. Il effectue ici un pas de côté, délaisse (provisoirement ?) ses personnages principaux, pour s'offrir (et nous offrir) une récréation extrêmement agréable.

Gilbert Hernandez nous épargne, pour une fois, les récits gore (violence et sexe extrêmes) dont il nous a souvent gratifiés depuis quelques années. Il nous ramène à Palomar, cité d'Amérique latine qui avait été le théâtre de ses récits pendant une dizaine d'années, avant qu'il ne fasse émigrer ses personnages aux États-Unis. Nous n'assistons cependant pas à un retour à l’identique, loin de là : les personnages ont vieilli, Pipo a maintenant des cheveux blancs et s'est offert une villa sur les hauteurs du village ; de jeunes personnages découvrent Palomar, comme Killer, petite-fille de Luba, maintenant une belle jeune fille ; Palomar est même devenu un lieu de tournage, où une équipe de cinéma vient réaliser un film qui mêle plusieurs fils narratifs des histoires de Gilbert Hernandez. Comme souvent chez les frères Hernandez, ce récit est beaucoup plus riche qu'il ne semble au premier abord. La confrontation de personnages venant de lieux et d'époques différents, le mélange au sein de ce récit fictionnel d'éléments réels (réels pour ce monde fictionnel) et imaginaires (imaginaires pour ce monde fictionnel) produisent une histoire puissante qui offre de nombreuses occasions de laisser aller son imagination se perdre dans des méandres d'un espace et d'un temps imaginaires, certes, mais si proches de nous...

lundi 24 septembre 2012

Décès de Henry Bauchau (1913-2012)

Henry Bauchau, psychanalyste, poète, dramaturge et romancier belge de langue française, est mort le 21 septembre 2012. Pas forcément très connu du grand public, il jouissait d'une grande reconnaissance d'amateurs éclairés dans le monde entier.

J'ai découvert son œuvre dans les années 1990, lorsqu'un ami m'a offert Antigone. Aborder cette histoire très riche, après les classiques antique de Sophocle et modernes de Jean Anouilh, Jean Cocteau ou Bertold Brecht, notamment, était un défi ambitieux. À mes yeux, ce défi a été relevé avec succès par Henry Bauchau. Sa relecture du mythe atteignait une beauté et une profondeur intemporelles. J'avais été particulièrement marqué par l'art avec lequel Henry Bauchau parvenait à atteindre un lyrisme et une poésie extraordinaires avec un matériel apparemment très simple, en utilisant des phrases courtes et un vocabulaire restreint.

J'ai lu ensuite avec beaucoup de plaisir d'autres œuvres de ce grand écrivain, romans ou volumes de son Journal. Je découvrais une œuvre riche et protéiforme. Les deux traits qui me marquèrent le plus furent un riche humanisme nourri de l'expérience de toute une vie, et notamment d'une pratique psychanalytique de plusieurs années, ainsi qu'une poésie sous-jacente omniprésente. Toute l'oeuvre fait preuve d'une constante attention aux plus faibles, qu'ils soient broyés par le système (Antigone), déficients psychologiquement (L'Enfant Bleu) ou âgés (Passage de la Bonne Graine). Henry Bauchau savait également déceler les expressions artistiques à l'œuvre dans les manifestations humaines les plus humbles et avait une grande foi dans le potentiel de l'art comme moyen de donner plus de sens à toute vie.

Une œuvre à découvrir et redécouvrir, déjà un classique.

mardi 18 septembre 2012

La Grande Odalisque, Alix Senator, Texas Cowboy et autres lectures de rentrée

Après un bilan de quelques-unes de mes lectures estivales dans mon message précédent, voici donc un point sur certaines bandes dessinées publiées cette rentrée...

Jusqu'à aujourd'hui, ce que j'ai lu de mieux en cette rentrée, en termes de bande dessinée, ce sont les pages du Journal Direct (2003-2004) publiées sur le site d'Ego comme X. Je sais, pour l'instant seules huit pages sont disponibles (en espérant la suite rapidement...) ; je sais, Fabrice Neaud lui-même affirme que ces pages sont beaucoup moins exigeantes que celles du Journal proprement dit. Malgré cela, ces quelques pages sont d'excellente qualité et démontrent une fois de plus l'immense talent de Fabrice Neaud.

Soyons clair : La Grande Odalisque, de Bastien Vivès, Florent Ruppert et Jérôme Mulot, est un ouvrage de pur divertissement, hommage à certains dessins animés japonais (Cat's Eye) ou au cinéma d'action. On pouvait se demander ce qu'allait donner cette coopération entre Bastien Vivès, nouvelle coqueluche des média spécialisés, dessinateur virtuose et peintre des émois post-adolescents, et le duo Ruppert & Mulot, lancés par Jean-Christophe Menu comme la relève de l'Association, adeptes d'innovations formelles originales. La Grande Odalisque parvient à conjuguer la capacité de Bastien Vivès à dessiner de charmantes jeunes filles et l'attention aux décors de Ruppert & Mulot, l'humour absurde de ceux-ci et le comique de mœurs de celui-là (notamment lorsque l'une des héroïnes se fait larguer par SMS en plein cambriolage. Cela produit un récit complètement invraisemblable aux péripéties rivalisant de rocambolesque (des vols de tableaux célèbres dans les plus grands musées parisiens à la conquête d'un cartel de drogue mexicain). Le tout est vif, assez plaisant, très léger...

Texas Cowboy, de Lewis Trondheim et Matthieu Bonhomme, permet encore une fois de mettre en valeur le grand talent de dessinateur de Matthieu Bonhomme. Celui-ci n'a pas toujours illustré des scénarios à la hauteur de ce talent (la plus notable exception étant les solides récits imaginés par Fabien Vehlmann pour la série Le Marquis d'Anaon). Le scénario de Lewis Trondheim pour Texas Cowboy, avec des personnages très typés, une accumulation étudiée de poncifs des westerns et sa construction fondée sur de nombreux retours en arrière, est très distrayant.

Les Aigles de sang, premier tome d'Alix Senator, de Valérie Mangin et Thierry Demarez, est une habile déclinaison des aventures d'Alix, personnage créé par Jacques Martin il y a près de 65 ans. Valérie Mangin nous offre un scénario astucieux mêlant d'anciens éléments de la série à des événements historiques ayant secoué le règne d'Auguste. À mon avis, le meilleur Alix depuis que Jacques Martin avait arrêté de dessiner la série (ce qui n'est pas forcément très difficile, il faut bien le dire).

Cette rentrée voit également les débuts attendus de l'Apocalypse, nouvelle structure éditoriale de Jean-Christophe Menu, après son départ de l'Association. J'ai feuilleté très rapidement le premier livre publié par ce nouvel éditeur, Susceptible, par Geneviève Castrée. Il s'agit de tranches de vie autobiographiques d'une trentenaire québécoise et cela m'a semblé pas mal du tout. J'attends les prochains livres avec impatience, tout spécialement Meta Mune comix, recueil n° 23, de Jean-Christophe Menu, annoncé en novembre 2012.

J'ai reçu hier le cinquième numéro de Love and Rockets: New Series, des frères Hernandez. je vous en parlerai sans aucun doute plus longuement dès que je l'aurai lu, ce qui ne saurait tarder. Pepito, de Luciano Bottaro, m'attend également, depuis quelques jours, sur ma table de nuit.

Enfin, dans les prochaines semaines, j'attends avec une très grande impatience Building Stories de l'immense Chris Ware (annoncé en octobre 2012), ainsi que les prochains livres d'Edmond Baudoin (dont l'un, consacré à Salvador Dali, est annoncé pour début novembre 2012).

lundi 17 septembre 2012

Barbarella, Kamui-Den, Au Travail, bilan des lectures estivales

La rentrée est déjà bien avancée mais tant pis, je ne peux résister à l'envie de partager avec vous quelques lectures estivales.

Commençons par quelques livres qui ne sont pas forcément d'actualité (à moins d'estimer que les chefs-d’œuvres sont toujours d'actualité...) : J'ai profite de l'été pour relire les trois premiers tomes de Barbarella. Je ne m'en lasse décidément pas. À chaque fois je suis stupéfait par l'art de Jean-Claude Forest, l'inventivité apparemment sans limite des péripéties (si l'imagination a été quelque part au pouvoir a la fin des années 1960, c'est bien dans l'univers de Barbarella), la poésie des textes, la liberté et la beauté des dessins... Et dire que ces chefs-d'œuvre sont épuises depuis des années en France ! (Heureusement que l'Association a au moins réédité les trois Hypocrite et Mystérieuse, matin, midi et soir, autres chefs-d'œuvre de Forest.)

Ta Mère la Pute est un poignant témoignage sur la vie dans une "cité" et, plus généralement sur l'absurdité et la fragilité de toute vie humaine

J'ai déjà écrit, longuement (ici et , voire ici pour les anglophones), le bien que je pensais de Kamui-Den. Mon enthousiasme n'a pas diminué a la lecture du quatrième et dernier tome, au bout de 6 000 pages passionnantes. Cette superbe saga s'achève dans les cris et les larmes, la révolte et le sang. Au fond, ce n'est pas très étonnant dans la mesure où l'auteur cherche avant tout a montrer l'injustice et le caractère oppressif du système social de l'époque. Je connais extrêmement peu d’œuvres (à part peut-être La Porte du Paradis, de Michael Cimino, au cinéma, ou Germinal, d'Émile Zola, en littérature) qui parviennent ainsi à critiquer un système social en mettant en scène une galerie nombreuse de personnages doués d'une personnalité a la fois individuellement et collectivement. Bref une épopée sociale absolument unique.

Au Travail, d'Olivier Josso, a bénéficie d'un excellent accueil critique. Il a été beaucoup écrit qu'il renouvelait l'autobiographie en bande dessinée. Si c'est le cas, ce n'est pas au niveau du récit ; la trame d'Au Travail est très classique : angoisses enfantines, perte d'un parent, redécouverte de souvenirs longtemps enfouis lorsqu'il faut trier l'habitation d'une grand-mère qui vient de disparaitre... L'originalité vient bien davantage de la forme. Le narrateur était, depuis ses plus jeunes, très amateur de bande dessinée. Tout le livre reprend des dessins de classiques franco-belges, Lucky Luke, Astérix et, surtout, La Mauvaise Tête, d'André Franquin, et en offre une relecture très personnelle. Le papier orange (souvenir de celui qu'Olivier Josso utilisait dans son enfance, l'omission fréquente des bordures des cases, un dessin souvent flou (comme pour faire percevoir l'effacement progressif de la mémoire), parfois a la limite de l'abstraction, contribuent également a faire d'Au Travail une œuvre autobiographique originale et attachante.

L'été est vraiment fini. Je vous retrouve donc dans quelques jours pour évoquer quelques lectures de la rentrée...

mardi 4 septembre 2012

Le retour du Journal de Fabrice Neaud : Blog en ligne "Journal direct (2003-2004)"

Depuis une bonne dizaine d'années, Fabrice Neaud avait entrepris de dessiner un « Journal direct ». Plusieurs dizaines de pages étaient prêtes. Mais il gardait tout dans ses cartons.

Et aujourd'hui, quelle heureuse surprise ! Ego comme X met enfin en ligne (après l'avoir évoqué) des extraits du Journal direct des années 2003-2004, parmi ses autres blogs dessinés (dont j'ai déjà parlé ici, ici ou ). Depuis 2002 et la publication des Riches heures, quatrième volume de son Journal, Fabrice Neaud ne livre des extraits de celui-ci qu'avec parcimonie : quelques récits de une à cinq pages dans des magazines, 12 pages dans le neaud squarzoni mussat publié pour les 10 ans d'Ego comme X, quelques courts reportages dans Beaux Arts Magazine en 2005, 20 pages dans le collectif Japon la même année, 58 nouvelles pages dans l'édition augmentée du Journal (3) en 2010... La publication de pages inédites du Journal sont donc un événement. Pour cette première livraison (il est annoncé une livraison par semaine), nous découvrons 8 pages datées de juillet 2003. Soit 7 ans après les riches heures heures, 5 ans après de le début de Émile – du printemps 1998 à aujourd'hui (histoire en cours), un an avant le passage publié dans Japon. L'histoire avec Antoine/Émile est alors en cours...

Que signifie « Journal direct » pour Fabrice Neaud ? 40 pages d'une « Première tentative de journal direct » avaient été publiées dans le cinquième numéro de la revue Ego comme X en 1997. Alors que les quatre volumes du Journal ont été dessinées des années après les faits, ce qui a souvent permis de créer un découpage de la vie du narrateur en épisodes relativement délimités, avec des « péripéties » et un rythme très savamment dosés, le « Journal direct » est, d'après ce que j'ai compris, dessiné au plus près des faits racontés. L'auteur est donc immergé dans son récit et n'est pas en mesure de prévoir les événements futurs de la vie du narrateur. Il n'est pas question cependant pour Fabrice Neaud de livrer des pages insuffisamment travaillées. Pas de pages griffonnées à la va-vite dans un carnet ici...

Qu'avons-nous, plus précisément, dans ces huit premières pages ? Du très bon, comme il fallait s'y attendre avec Fabrice Neaud. De beaux dessins, navigant entre réalisme et caricature, le récit de virées diurnes ou nocturnes, quelques réflexions sur la littérature (Léon Bloy) et la société contemporaine, un superbe portrait d'Antoine... J'attends la suite avec beaucoup d'impatience !

jeudi 30 août 2012

Pour en finir avec le travail, de Xavier Patier (1992)

Cet été, je me suis replongé dans un court essai vivifiant, Pour en finir avec le travail, de Xaxier Patier. C'était doublement d'actualité, en cette saison de vacances et en cette période de hausse continue du chômage...

Par certains aspects, et malgré d’importantes différences entre ces deux livres et entre ces deux auteurs, cela m'a fait penser à un essai de Renaud Camus consacré à un sujet similaire, Qu'il n'y a pas de problème de l'emploi, publié en 1994.

Il ne s'agit pas d'essais sociologiques solidement étayés scientifiquement, avec force diagrammes et tableaux statistiques, ni de bases pour des programmes politiques (Renaud Camus ne s'était pas encore lancé ouvertement dans une carrière politique discutable). Ces courts essais contiennent quelques idées souvent paradoxales voire provocantes, presque toujours enrichissantes, sur le travail tel qu'il est considéré dans notre société contemporaine. Que l'on ne se méprenne pas : ni Xavier Patier, ni Renaud Camus ne font l'éloge de la paresse ou du ne rien faire. Ils déplorent en revanche la sacralisation du travail (principalement sous sa forme salariée) et la dévalorisation de toute activité non rémunérée, quel que soit l'apport de celle-ci à l'individu ou à la société ; ils protestent contre le dogme du « Hors du travail salarié, point de salut » qui met au ban de la société les chômeurs, voire les femmes au foyer et les retraités (ceux-ci étant tolérés comme consommateurs parfois relativement nantis). Xaxier Patier commence par s'interroger sur l'utilisation qui a été faite des gains de productivité énormes effectués depuis des décennies. En s'appuyant sur quelques anecdotes truculentes et instructives, il critique quelques tendances de la société française qui, notamment en imitant avec trop peu de recul certains modèles étrangers, ont fait évoluer les notions de travail et de loisir pour les encadrer dans des limites rigides et peu épanouissantes pour chaque individu.

Cet essai ne révolutionne pas forcément la métaphysique du travail, il n'apporte pas de solutions immédiates au problème du chômage. Mais, grâce à ses questions bien posées, par ses mises en perspective historiques, à l'aide de ses paradoxes assumés, il permet de réfléchir sur de nouvelles bases à un sujet compliqué et d'une importance capitale pour notre société, celui de l'occupation de chacun de ses membres.