mardi 27 mars 2018

Ailefroide, altitude 3 954, de Jean-Marc Rochette et Olivier Bocquet (2018)

Jean-Marc Rochette a deux passions principales (au moins) dans sa vie : le dessin (et l’art plus généralement) et la montagne. Jusqu’à maintenant, ces deux passions étaient restées relativement séparées dans l’existence de ce Grenoblois d’origine (à part dans un album comme Himalaya Vaudou).

Avec Ailefroide, il associe enfin intimement les deux. Avec l’aide d’Olivier Bocquet, qui l’a aidé à structurer son récit, il nous raconte dans un superbe pavé de près de 300 pages ses années de jeunesse consacrées en grande partie à escalader les sommets des Alpes. Le dessin et l’art sont cependant loin d’être absents de ce récit initiatique puisqu’il s’ouvre sur la contemplation d’un tableau de Soutine au musée des Beaux-Arts de Grenoble et qu’il se referme (ou presque) sur des planches d’Edmond le cochon, premier succès de Jean-Marc Rochette en bande dessinée.

Entre les deux, il est essentiellement question de montagne et d’amitié, et, un peu, en contrepoint, de galères lycéennes et d’incompréhensions familiales. Encore adolescent, Jean-Marc Rochette a attrapé le virus de la montagne et de la grimpe au cours d’une randonnée avec sa mère, subjugué par la beauté de la montagne, comme il avait pu l’être par celle d’un tableau de Soutine. Pendant des années, malgré les dangers et les deuils, ce virus ne l’a pas quitté. En cordée ou en solo, il rêvait de faire sa « liste de courses » et d’ « ouvrir des voies », afin de laisser son nom dans l’histoire de l’alpinisme.

L’auteur connaît de près la montagne, ses beautés et ses risques. Et il la dessine d’une façon unique, très loin des représentations traditionnelles utilisées dans la bande dessinée franco-belge. Il existe en effet de multiples façons de dessiner, et surtout d’encrer, la montagne. Les dessinateurs franco-belges ont l’habitude d’en donner une image relativement douce, voire ouatée. La mise en avant de la neige et des nuages, sur fond de cieux bleus clairs véhiculent ainsi très souvent une représentation douce et apaisante de la montagne, par exemple chez Hergé, même si les sommets de Tintin au Tibet sont présentés comme meurtriers. Rien de tel chez Rochette ; celui-ci met en avant la roche et son côté abrupt ; l’encrage est âpre et sec, les coups de pinceaux sont francs et anguleux. La montagne est belle, certes, mais elle est rude ; elle subjugue, mais elle tue. Elle n’est pas naturellement accueillante, plutôt traîtresse. Elle s’apprivoise avec d’infinies précautions et son abord est loin d’être facile. De même les cieux ne sont pas bleus clairs, parsemés de jolis nuages vaporeux ; ils sont d’un bleu profond, dont la beauté fascine mais dans laquelle on peut chuter sans retour.

Rochette ne se lasse de rappeler ses maîtres en bande dessinée. L’un d’entre eux est Alex Toth, un américain trop méconnu de ce côté de l’Atlantique. Ses principes étaient clairs : simplifier, simplifier, simplifier ; ne garder que l’essentiel. Rochette applique ses préceptes depuis des années. Alors qu’il a débuté il y a des années, notamment dans Edmond le cochon et le premier Transperceneige, avec un style réaliste appliqué et détaillé, son dessin s’épure de plus en plus au fil des ans. Grandes cases, palette de couleurs limitée à dessein, paysages et corps des personnages souvent tracés à grands traits. Au cœur de cet ascétisme, il reste le jeu d’acteurs des personnages, qui met en lumière l’émotion des amitiés viriles et d’une relation filiale compliquée, et l’évidente simplicité de la beauté des sommets.

En conciliant ainsi ses deux passions, le dessin et la montagne, Jean-Marc Rochette nous offre probablement son chef-d’œuvre. Loin de ne s'adresser qu'aux amateurs de montagne, Ailefroide est indispensable à tous les amoureux de la beauté.