mercredi 29 décembre 2010

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (2e partie)

La première partie de cette analyse peut être lue ici.

Chose promise, chose due. Voici (enfin ?) la suite de l'analyse littérale de ce chef-d'œuvre d'Edmond Baudoin. Reprenons donc les choses là où nous les avions laissées, c'est-à-dire en haut de la page 8.

Pages 8 et 9 : Rencontre de Michel et Carol.

Michel et Carol se promènent dans une rue passante. La foule représentée fait écho à celle peinte par Michel aux pages 4 et 5. Michel voit Carol au loin dans la foule et l'interpelle. Les silhouettes de Carol, déjà utilisées page 7, représentent cette fois-ci la surprise, la crainte ressenties par Carol.

La première et la dernière cases de cette double page se répondent : de la même taille (un strip complet), elles représentent toutes deux en leur centre Michel. Mais alors que dans la première case, le fond était occupé par la foule compacte de la rue, celui de la dernière ne représente que quelques traits courbes, sensuels, comme porteurs de la « promesse » que Michel a perçue dans le visage de Carol. Si les sentiments de Carol sont symbolisés par des silhouettes la représentant, ceux de Michel sont ainsi explicités par des modifications dans le décor qui l'environne.

Pages 10 et 11 : Carol après la rencontre.

Ces deux pages sont pleines de contrastes : contraste entre la foule bruyante du métro (la case est saturée d'encre) et le calme du chemin bordé d'arbres (beaucoup de blanc, juste traversé par la silhouette des troncs) ; contraste entre les douces rêveries de Carol (« Elle rêva cette nuit de la mer », « Que le monde est beau / et tanguent les arbres ») et la dure réalité vécue par le marginal réduit à boire le fond de la bouteille qu'il ramasse par terre. Les silhouettes de Carol sont maintenant convoquées pour symboliser le dur et brusque retour de celle-ci à la réalité terre à terre de cette « ville qui [l]'écrase ».

Page 12 : Première séance de pose.

Michel parle d' « étranges rencontres aux détours des chemins de Paris ». Évoque-t-il la rencontre de Carol avec le marginal ? sa propre rencontre avec Carol ? En tout cas ces étranges rencontres sont pour lui le « le pourquoi de "je l'aime" ». Il parle déjà d'un amour possible mais le "je l'aime" n'est pas encore un "je t'aime". Puis, pendant les deux tiers de la page, nous assistons aux premiers essais de portraits de Carol par Michel. Six tentatives sont représentées dans une superbe mise en abyme : la tentative de « peindre la vie » de Michel, personnage, rejoint celle de Baudoin, auteur.

Pages 13 et 14 : Retrouvailles avec un amour ancien.

Carol retrouve « Bill un amour ancien ». L'acte d'amour qui suit est représenté par huit dessins schématiques, détourés, presque identiques, d'un corps à corps idéalisé. La femme y est représentée en position d'ouverture, avec des traits fins et peu d'encre (évoquant la pureté, le don de soi) ; l'homme est dessiné fermé, possessif, en traits gras.

Pages 15 à 17 : Deuxième séance de pose.

Arrivée dans l'atelier, Carol découvre des dessins qu'a réalisés Michel la veille, après son départ : il s'agit en fait des dessins de la page précédente, que le lecteur avait assimilés à la représentation de l'amour entre Carol et Bill. En bas de la page 15, Carol prend la pose... et se place tout naturellement dans le « trou blanc », où Michel disait, en page 5, souhaiter « y dessiner la vie ». Le jeu de trompe-l'œil entre ce qui est, dans le récit, "dessin" ou "réalité" continue ; la frontière entre les deux, entre la vie et l'art, s'estompe encore davantage.

Page 16, la séance de pose se déroule comme la précédente : Carol est représentée successivement six fois. En page 17, au moment où Michel met fin à la séance, les silhouettes de Carol nous montrent une certaine déception de sa part, comme si elle ressentait ce congé temporaire comme un nouveau renvoi. En bas de la page, Michel contemple un des portraits qu'il a réalisé dans la journée et qu'il a punaisé dans le « trou blanc ».

La suite de cette analyse peut être lue ici.

lundi 27 décembre 2010

Histoire de la philosophie occidentale, de Jean-François Revel (1994)

Je viens de terminer l'Histoire de la philosophie occidentale (de Thalès à Kant) de Jean-François Revel. Encore une fois, je suis impressionné par l'intelligence, la clairvoyance et la clarté de cet auteur capital.

Jean-François Revel n'était pas un homme de système. Entre 1957 et 2002, son œuvre a emprunté des chemins variés, de Marcel Proust (Sur Proust) à la gastronomie (Les Plats de saison), de l'histoire de la philosophie à "l'utopie socialiste" (La Grande Parade), de la poésie française (Une Anthologie de la poésie française) au bouddhisme (Le Moine et le Philosophe, écrit avec son fils, moine bouddhiste). Mais jamais il n'a cédé à la tentation des nombreux "-ismes" qui ont fleuri parmi les intellectuels de son temps. À l'heure où tout penseur français se devait de sacrifier au marxisme, au maoïsme, à l'existentialisme ou au structuralisme, il a toujours évité ces œillères intellectuelles. Ce fut d'ailleurs probablement sa plus grande force : Qu'il aborde la philosophie antique, l'œuvre de Descartes ou la vie politique française, il a toujours su garder une indépendance d'esprit et un esprit critique très rarement égalés parmi ses collègues, philosophes, intellectuels ou journalistes. Toute son œuvre est ainsi une merveilleuse leçon pour tout citoyen contemporain.

Cette indépendance à l'égard des courants dominants l'a probablement desservi auprès du public : trop difficile à ranger dans des cases précises, protéiforme, son œuvre n'a pas toujours eu le retentissement qu'elle méritait.

Je me souviens que son Sur Proust m'a fait relire certains passages d'À la Recherche du temps perdu avec un œil neuf. Son regard sur plusieurs décennies de politique dans ses mémoires (Le Voleur dans la maison vide) m'en avait fait découvrir bien des aspects que j'ignorais. Et sa vision de la philosophie (préférence pour les philosophes qui nous aident à comprendre le monde qui nous entoure, plutôt que pour ceux qui s'envolent dans des arrières-mondes métaphysiques éthérés), de Pourquoi des philosophes et La cabale des dévots à son Histoire de la philosophe occidentale m'a toujours paru particulièrement vivifiante.

dimanche 19 décembre 2010

Lint, Acme Novelty Library # 20, de Chris Ware (2010)

Chris Ware est un de ces rares auteurs qui renouvellent la bande dessinée à chaque album. Son livre le plus récent, Lint, le 20ème volume d'Acme Novelty Library, ne faillit pas à la règle.

Chris Ware continue à dépeindre les existences, dans l'ensemble médiocres, de certains de ses contemporains. Toutefois, Jordan Wellington Lint n'est pas comme Jimy Corrigan, personnage central du premier chef d'oeuvre de Chris Ware, un raté complet ; il mène une vie à peu près normale : il se marie, a des enfants, dirige une entreprise. Le bilan global de son existence est cependant plutôt sombre, de mariage raté en relations filiales conflictuelles.

Alors que dans la plupart de ses albums précédents Chris Ware peignait des épisodes choisis de la vie de ses personnages, en dilatant parfois le temps à l'extrême (certains passages de Jimmy Corrigan dilatent de courts moments, des impressions fugitives, sur de longues pages), on suit dans ce nouvel album la vie de ce Jordan Lint de son début à sa fin, de 1958 à 2023.

Traiter les 'temps longs' en bande dessinée est toujours une gageure ; c'est d'ailleurs également le cas pour les autres formes de récits fondées sur une quasi équivalence du temps du récit et de celui de la lecture/vision, comme le théâtre ou le cinéma. Comment par exemple traduire succinctement une phrase telle que celle-ci : "Ses relations avec sa femme se dégradaient lentement avec les années" ? Si une telle évolution peut être résumée en une ligne dans un roman, elle risque de nécessiter dans un film ou une bande dessinée plusieurs scènes étalées sur des années. Relater un récit s'étalant sur plusieurs décennies, la vie d'un individu par exemple, passe donc souvent, dans ces média, par l'accumulation de scènes charnières, avec toujours les risques d'appuyer trop lourdement le trait dans ces moments clés, ou au contraire d'être trop elliptique et trop explicite pour la bonne compréhension du lecteur/spectateur.


Côté bande dessinée, Will Eisner, avec son récit d'un siècle de la vie d'un quartier, Dropsie Avenue, avait tenté une expérience passionnante dans ce domaine ; les frères Hernandez, dans leur Love and Rockets se sont également fait une spécialité de raconter en quelques cases elliptiques de longues périodes de vie. Dans Lint, Chris Ware repousse encore les limites de la bande dessinée dans ce traitement des 'temps longs'.

Il mèle, comme à son habitude des cases de tailles très différentes, de grandes cases avec des personnages en gros plan ou au contraire des vues d'ensemble, comme des arrêts sur image, ou bien des cases miniscules s'enchaînant très vite. Certains mots, certaines images très schématiques, s'intercalent entre les cases, servant de ponctuation, de rimes ou comme moyen pour expliciter certains sentiments. Chaque page représente un épisode, ou un moment, de la vie de Lint. En quelques dessins et quelques mots, Chris Ware nous dépeint les sentiments, les sensations, les désirs de Lint à l'occasion de la mort de sa mère, de son mariage, de la naissance de son fils. Pour cela, il fait preuve d'une inventivité exceptionnelle et toujours renouvelée.

Résumer Lint à cette mise en image d'un 'temps long' serait réducteur. Comme d'habitude, Chris Ware fait preuve à chaque instant d'une imagination impressionante pour nous conter son récit. Des premiers instants de la vie de Lint en vision subjective (procédé certes déjà utilisé bien des fois en bande dessinée, notamment depuis la Rubrique-à-Brac, mais particulièrement à propos dans Lint), aux récits dessinés du fils de Lint, cet Acme Novelty Library est largement à la hauteur des 19 précédents, ce qui n'est pas peu dire...

mardi 14 décembre 2010

Le Désert Rouge, de Michelangelo Antonioni (1964)

Une femme en manteau vert se détache dans la brume sur un paysage de lande semi-désertique. Les seules constructions visibles sont de grandes installations industrielles, souvent des pylônes, et parfois des paquebots. La femme (superbe Monica Vitti) semble ne pas très bien savoir où elle va. On apprendra plus tard qu'elle a récemment été victime d'un accident ; depuis elle a de légers troubles psychologiques, elle est fatiguée, ne sait pas très bien ce qu'elle veut. Son mari peine à la comprendre. Les plans sont lents, souvent silencieux, la caméra prend son temps.

Michelangelo Antonioni aborde dans ce film des thèmes récurrents dans son œuvre : mal-être existentiel, errance, difficulté de communication dans le couple. La modernité est très présente dans ce film. Mais elle est froide et envahissante : les cheminées crachent des fumées jaunes, les radars envahissent la campagne, les appartements aux angles vifs sont trop grands. L'individu, Monica Vitti en premier lieu, peine a trouver sa place dans ce désert moderne.

Et, surtout, les images sont d'une beauté à couper le souffle. Ces paysage arides, baignés de brumes, ces villes dont les rues ne sont parcourues que par de rares passants, pourraient sembler peu cinégéniques. Pourtant, dans son premier film en couleurs, Antonioni joue magnifiquement avec les effets de flou permis par la brume, avec les cadrages, avec des contrastes de couleurs (quelques rares pointes de couleur vive tranchent sur les tons ocres de la brume et des landes). Il tire ainsi de ces situations angoissantes des scènes dont se dégage une poésie rarement atteinte au cinéma.

lundi 13 décembre 2010

Virginia Woolf : La Promenade au phare ou Vers le phare ?

To the lighthouse (1927), de Virginia Woolf est un de mes romans favoris. Mais sa traduction en français, à commencer par celle de son titre, m'a toujours laissé perplexe. En effet ce livre est connu majoritairement en français sous le titre de La Promenade au phare, au détriment du titre Vers le phare, probablement moins fréquent.

Je ne suis pas traducteur (en cas, pas de façon professionnelle). Mais j'ai tendance à penser que, par défaut, il est préférable de coller au plus près du texte original. S'en éloigner peut bien souvent se justifier, mais il faut avoir de bonnes raisons pour le faire. Or, si je vois beaucoup d'excellentes raisons de garder la traduction Vers le phare, la plus proche du titre original, je ne vois aucun argument en faveur de La promenade au phare.

Le premier argument en faveur de Vers le phare est sa proximité avec l'original : même sens, même nombre de mots, même rythme ; et l'on sait à quel point Virginia Woolf était attachée au rythme de sa prose.

Virginia Woolf privilégiait les titres courts pour ses romans : Jacob's room, Mrs. Dalloway, Orlando, The Waves, Flush, The Years, Betwen the acts. À chaque fois, un seul nom (sauf, en toute rigueur, pour Jacob's room) ; pourquoi vouloir en ajouter un second ?

Mais le plus grave, à mon sens, est qu'avec La Promenade au phare, on perd une grande part de la richesse du titre original : Dans To the lighthouse (comme dans Vers le phare), la préposition "To" n'a pas uniquement un sens spatial. Le phare est aussi la cible des regards et l'objectif final (notamment temporel) du roman. Y accoler la "Promenade" en fait un banal but d'excursion, lui retirant son aura, son flou qui fait toute la finesse du titre anglais...

jeudi 9 décembre 2010

Fabrice Neaud et Denis Bajram

Jean-Luc Godard, dans son Introduction à une véritable histoire du cinéma, estime qu'une des forces de la Nouvelle Vague est qu'elle rassemblait des cinéastes qui parlaient de cinéma entre eux. Pour lui, une riche ambiance de discussion et d'émulation a ainsi pu contribuer à l'éclosion d'œuvres remarquables, que ce soit au moment de la Nouvelle Vague, des débuts du néo-réalisme italien ou de l'âge d'or d'Hollywood.

L'histoire de l'art et de la culture compte de nombreux exemples de groupes d'artistes qui, par leur travail en parallèle, leurs échanges, ont favorisé la naissance d'œuvres qui, peut-être, auraient été moins riches si chacun d'entre eux avait travaillé de façon complètement isolée. La naissance du cubisme doit probablement beaucoup aux échanges entre Braque et Picasso, celle de l'impressionnisme aux discussions de Monet, Renoir, Pisarro ou Sisley. Plus près de nous les affinités et les partages d'André Gide avec Roger Martin du Gard, ceux des nouveaux romanciers entre eux, ceux d'Hergé avec E.P. Jacobs, ont très probablement enrichi les œuvres de tous ces artistes.

Si je cherche un cas contemporain d'une telle émulation (pas au sens de compétition, mais au sens de désir d'être à la hauteur de l'autre), j'aurais tendance à citer Fabrice Neaud et Denis Bajram.

Leurs œuvres semblent pourtant éloignées : le premier publie des récits autobiographiques chez Ego comme X, éditeur alternatif, le second dessine des bandes dessinées de science-fiction (genre éminemment « populaire ») chez un éditeur particulièrement « mainstream », Soleil (puis chez une émanation de celui-ci, Quadrants).

Elles sont cependant plus proches que cette approche plus que sommaire ne le laisse penser. Le premier point commun provient des nombreuses influences communes, admirations partagées par ces deux auteurs, d’Alan Moore ou Mark Millar à Marcel Proust, en passant par Katsuhiro Otomo et Jean-Christophe Menu. Le second point commun est l’ambition de leur propos : tous deux, ils transmettent à leurs livres une profondeur, un souffle peu communs à leurs récits et renouvellent puissamment le « genre » dans lesquels ils inscrivent leurs histoires : Fabrice Neaud mène son autobiographie plus loin que la plupart de ses contemporains, notamment dans l’analyse de la difficulté des rapports humains ou dans celle de l’inhospitalité de nos sociétés envers ses membres les plus faibles ; Denis Bajram n’est pas moins radical : la guerre qu’il dépeint dans Universal War One est d’une ampleur rarement imaginée et met en jeu des phénomènes « scientifiques » aux conséquences incalculables.

Ils n'ont jamais caché l'amitié qu'ils ont l'un pour l'autre. Denis Bajram est le modèle d'un personnage des Riches Heures, quatrième volume du Journal de Fabrice Neaud (il s'est d'ailleurs exprimé sur cette 'expérience' ici). De nombreux extraits de ce livre sont repris dans le récent ouvrage consacré à Denis Bajram (Denis Bajram, destructeur d'univers) par Thierry Bellefroid), dont Fabrice Neaud a également écrit la préface. De même, Denis Bajram a fait apparaître son ami dans la peau d'un camarade d'université de Kalish dans Universal War One...

Cette parenté s’est récemment exprimée plus directement dans leur travail lorsqu’ils ont dessiné conjointement l’album Les Trois Christs, sur un scénario de Valérie Mangin. Et je suis curieux de voir si elle s’exprimera dans les récits mainstream de Fabrice Neaud envisagés chez Quadrants, que ce soit dans le domaine des super héros (Europa) ou de la science fiction (Les Transhumains)...

mercredi 1 décembre 2010

Critique de la critique

LivresHebdo a récemment publié une étude sur les grands « prescripteurs », établie après consultation de plus de 400 points de vente. Il en ressort notamment la perte d'influence des grands médias dans le domaine de la prescription d'achat d'œuvres culturelles. J'ai découvert cette étude en lisant le blog de Pierre Assouline, qui semble s'inquiéter de ces résultats (si j'étais mauvaise langue à l'encontre de cet ancien responsable du magazine Lire, je parlerais de réflexe corporatiste).

Mais cette perte d'influence des médias institutionnels (presse écrite, télévision, radio) au profit d'Internet (blog, sites de vente en ligne, forums, etc.) est-elle vraiment grave ? Est-elle même dommageable ?

J'ai découvert Edmond Baudoin en lisant un forum Internet sur la bande dessinée ; Fabrice Neaud en prenant son premier livre par hasard dans une bibliothèque ; Aristophane et Renaud Camus en lisant Fabrice Neaud ; je me suis replongé avec attention dans les romans d'Alain Robbe-Grillet et de Nathalie Sarraute grâce à Renaud Camus ; j'ai découvert Hermann Broch en écoutant Alain Finkielkraut et René Girard en écoutant Jean-Pierre Dupuy.

Ai-je découvert des œuvres qui comptent autant à mes yeux en lisant des critiques dans la presse papier ? La réponse est claire : non. Et ce n'est pas faute de lire régulièrement les grands journaux et magazines français, généralistes ou culturels. De toute façon, la probabilité de découvrir Renaud Camus, Edmond Baudoin, Aristophane ou Lucas Méthé, en lisant les critiques de presse est infime, voire nul. À propos de Renaud Camus, l'ostracisme de la critique est quasiment unanime ; et lorsque, par exception, un de ses ouvrages récents est chroniqué, il s'agit le plus souvent d'une de ses œuvres mineures, essai politique ou récit de voyage. Quel critique a vanté dans ses lignes Du Sens, L'Inauguration de la salle des vents ou L'Amour l'automne, trois chefs-d'œuvre ne connaissant guère d'équivalent dans la littérature francophone contemporaine ? Edmond Baudoin publie, comme Renaud Camus, plusieurs livres par an ; mais, comme dans le cas de Renaud Camus également, ce n'est pas suffisant pour qu'il attire l'attention de la critique, bien qu'il soit considéré comme une référence par toute une génération d'auteurs plus jeunes, qui, eux, ont les faveurs des journalistes. Un exemple récent à ce sujet : Télérama (qui est pourtant un des magazines les plus éclairés en termes de bande dessinée) a récemment publié un article sur les bandes dessinées adaptées de romans ; Edmond Baudoin a publié dans les années 2000 deux adaptations de Fred Vargas, dont une à la rentrée 2010 (Les Quatre Fleuves et Le Marchand d'éponges), une de Charles Perrault (Peau d'Âne), une de Mircea Cartarescu (Travesti). Dans chacun des ses livres, sa façon d'adapter se pliait complètement à l'œuvre originale ; Les Quatre Fleuves est sans doute une des adaptations les plus réussies et les plus innovantes d'un roman policier depuis de nombreuses années. Eh bien Télérama a cité bien des adaptations d'auteurs divers, talentueux pour certains (Baru ou Tardi), moins pour d'autres, mais pas un mot sur Baudoin. De même quelle a été la couverture médiatique d'œuvres, certes atypique, mais ô combien riches, telles que L'Apprenti, de Lucas Méthé, ou Faire semblant c'est mentir, de Dominique Goblet ? Pour le premier, je me souviens de deux ou trois articles dans la presse écrite...

Bien sût, quelques magazines, écrits par des passionnés, souvent éphémères, font parfois exception. On peut citer Les Cahiers du cinéma des futurs cinéastes de la Nouvelle Vague pour le cinéma, L'Indispensable, Les Cahiers de la bande dessinée, au moins à certaines époques, ou The Comics Journal pour la bande dessinée, Muziq pour la musique : j'ai ainsi découvert Cages, de Dave MacKean et Amer Béton, de Taiyou Matsumoto grâce à L'Indispensable, Love & Rockets des frères Hernandez grâce au Comics Journal, David Sylvian ou Joe Henry dans les pages de Muziq. Mais toutes ces publications sont malheureusement bien atypiques.

Je ne pense pas que ces défaillances de la critique relèvent du hasard, de l'exception ou d'un défaut passager de nos critiques actuels. À mon sens, ces insuffisances sont intrinsèquement liées à la vision traditionnelle du journaliste critique. Pour expliquer ceci, voyons quel est son rôle principal : rendre compte de l'actualité du média qu'il suit. Chaque semaine, chaque mois, les pages spécialisées d'un hebdomadaire, d'un mensuel rendent compte de ce qui est sorti depuis la dernière livraison du journal ou magazine.

Cela a forcément les conséquences suivantes :

  • Le critique se concentre sur l'actualité, quel que soit l'intérêt de celle-ci ; en gros que soient publiés six chefs-d'œuvre le même mois ou trois en cinq ans, il disposera peu ou prou du même nombre de pages par semaine. En outre, un auteur exigeant qui publie peu sera forcément défavorisé par rapport à un auteur moyennement talentueux qui publie son roman annuel lors de toutes les rentrées littéraires...

  • Le critique doit rendre compte compte d'une part importante de la production. Il doit donc lire un grand nombre des centaines de romans publiés lors de la rentrée littéraire, des milliers de bandes dessinées sorties chaque années, voir la dizaine de films arrivant chaque semaine sur les écrans. Peut-il ainsi consacrer suffisamment de temps pour apprécier des œuvres exigeantes qui nécessiteraient une attention particulière, plus soutenue ? En outre, à force de lire, voir ou écouter plusieurs centaines d'œuvres nouvelles par an, peut-il juger autrement qu'en relatif ? Il appréciera non plus l'œuvre rare vraiment originale, mais celle qui est légèrement meilleure que le reste de la production. Il aimera le roman qui ressemble aux autres, mais en un peu mieux, le film qui a quelques qualités le distinguant un peu du reste de la production, mais pas trop pour ne pas bouleverser les repères esthétiques. Et, malheureusement, l'œuvre vraiment différente, le roman génial ou le disque extraordinaire verront leurs singularités, ce qui les distingue du commun de la production, traitées comme autant de défauts.

Que résulte-t-il de cet état de fait ? Une concentration excessive sur l'actualité, un manque de recul par rapport au gros de la production et la mise en avant du meilleur du « mainstream » au détriment des œuvres vraiment à part, l'éloge des auteurs talentueux au détriment des auteurs géniaux. J'appellerais cela le syndrome des « Pompiers contre les Impressionnistes ». On cite en effet souvent la fin du XIXème comme une période où les critiques ne juraient que par les peintres académiques du « Salon », parfois qualifiés de peintres « pompiers », alors qu'à la même époque naissait l'impressionnisme, dans un dédain quasi général de la critique. Plus d'un siècle après, alors que Monet triomphe au Grand Palais et que les œuvres de Van Gogh sont présentes partout, des calendriers des postes aux tasses à thé, il est facile de se gausser de ces critiques à courte vue. Mais ne nous leurrons pas : la situation est aujourd'hui la même. De nos jours encore, les Pompiers contemporains tiennent le haut du pavé alors que les Impressionnistes d'aujourd'hui œuvrent dans l'ombre.

Quelle que soit l'époque, la critique privilégie le sommet du mainstream au détriment des auteurs géniaux, Meissonier et Cabanel au détriment de Manet et Monet, Joann Sfar et Christophe Blain au détriment d'Edmond Baudoin et de Fabrice Neaud, Amélie Nothomb et Jean d'Ormesson au détriment de Renaud Camus, Bernard-Henri Lévy et Michel Serres au détriment de René Girard.

Non que les premiers de cette liste n'aient aucun talent. Très loin de moi cette idée ; Meissonier et Cabanel, Joann Sfar et Christophe Blain, Amélie Nothomb et Jean d'Ormesson, Bernard-Henri Lévy et Michel Serres ont du talent. Ils sont peut-être même parmi les meilleurs représentants de leur génération d'auteurs. Mais ils restent dans le peloton, pour passer à une métaphore sportive ; ce sont les meilleurs des auteurs qui ne dérangent pas, les plus doués des artistes qui tracent leur chemin sans trop s'écarter des sentiers défrichés par leurs aînés. Ils n'ont ni le génie ni les capacités d'innovation de Manet ou Monet, Edmond Baudoin ou Fabrice Neaud, Renaud Camus, René Girard...

Alors, comment découvrir les œuvres vraiment marquantes d'hier ou aujourd'hui ? On peut, comme je le suggérais en introduction, s'appuyer sur les avis de personnes qui s'expriment lorsqu'elles ont vraiment une œuvre à défendre, un coup de cœur à partager. Il peut s'agir d'un romancier évoquant les chefs-d'œuvre littéraires qui l'ont marqué, d'un blogueur passionné qui vient de dénicher une nouvelle perle, d'internautes partageant leurs dernières découvertes sur un forum. Bien entendu, cela réclame préalablement d'effectuer un tri, de repérer les cercles, virtuels ou réels, de bon conseil. Mais cela en vaut la peine...