mardi 27 décembre 2011

Kamui-Den, tome 3, de Shirato Sanpei (1967-1969)

J'ai déjà écrit beaucoup de bien de Kamui Den, après la lecture du premier volume de cette série de quatre. J'avais évoqué différentes qualités de cette somme romanesque : l'aspect épique, la technique narrative originale et riche en digressions, enfin le dessin fantastique, couvrant un vaste panel de registres, de vastes paysages enchanteurs à des scènes de combat effrénées...

Mais cela ne suffit nullement pour donner la réelle mesure du talent de Shirato Sanpei. Après la lecture du troisième volume, que je viens d'achever, je souhaite insister sur un point qui m'a encore fortement marqué dans cet avant-dernier tome. Avant même de raconter des récits palpitants, de mettre en scène des personnages attachants, l'auteur cherche à dénoncer un système social, celui mis en place par les shoguns à l'époque Edo (1603-1868), et, plus largement, à mettre en lumière les mécanismes d'oppression en vigueur à cette époque comme à bien d'autres...

Je ne suis pas spécialiste de l'histoire de cette période mais la peinture qui en est faite me paraît tout à fait vraisemblable. En suivant des personnages représentatifs de toutes les classes sociales du Japon rural d'alors, parias, paysans, marchands, rônins et seigneurs féodaux, Shirato Sanpei parvient à nous dépeindre l'ensemble du système social de façon très convaincante. On découvre ainsi les devoirs et les fardeaux de chacune de ces classes et l'habilité avec laquelle les dirigeants parviennent à maintenir en place un statu quo pourtant injuste et écrasant pour la majeure partie de la population. L'antagonisme soigneusement entretenu entre les paysans et les parias, l'obligation faite aux seigneurs féodaux de résider un an sur deux à Edo (ce qui les détachait de leurs terres et les forçait à dépenser une part importante des revenus de leurs domaines à Edo) font ainsi partie des moyens mis en place par les dirigeants pour conserver leur emprise sur leur peuple, à tous les échelons. On observe néanmoins la montée en puissance de la bourgeoisie, qui dispose du pouvoir du commerce et de l'argent, selon des phénomènes apparemment similaires à ceux existant en France avant la Révolution. Dans ce troisième volume, on continue à suivre les développements des techniques agricoles de l'époque et on assiste à une crise économique grave dans le fief de Hioki : en quasi banqueroute, le seigneur décide d'émettre sa propre monnaie, qui n'est plus convertible avec celle du shogunat, ce qui conduit à de tragiques épisodes d'inflation galopante...

Cette œuvre monumentale nous permet donc d'avoir une vue d'ensemble des mécanismes socio-économiques existant à l'époque, souvent très proches de ceux en vigueur actuellement... Je connais très peu d’œuvres embrassant ainsi, et avec une telle réussite, l'ensemble d'une société pour en critiquer les travers et en mettre en lumière les phénomènes d'oppression. En fait je ne vois guère que la saga des Rougon-Macquart, d'Émile Zola, pour nous procurer une telle vision. Kamui-Den est décidément une fresque très réussie esthétiquement et sur le plan narratif et un outil de réflexion extrêmement riche sur les aspects oppressifs des sociétés d'alors et d'aujourd'hui.

Prébublication de Nu Men, de Fabrice Neaud, dans L'Immanquable

J'ai pu acheter hier la livraison de janvier de L'Immanquable. Non que je sois familier de cette revue mais ce numéro contient la première moitié de Guerre Urbaine, premier tome de Nu Men, de Fabrice Neaud, accompagnée de deux pages d'entretien.

Qu'en dire après cette lecture partielle de ce nouvel album ? Le ton est donné dès les premières pages : anticipation, complot, grand spectacle, nous sommes loin du Journal (en apparence tout du moins...) et l'avenir selon Fabrice Neaud ne semble guère riant. Comme l'auteur le dit lui-même dans l'entretien précédant ces pages, le récit est dense : en quelques pages le contexte géopolitique est décrit par touches successives, les personnages sont présentés, l'intrigue est amorcée... Certaines scènes sont splendides, notamment le panoramique de la ville en pleine page avec les émeutes au premier plan (planche 7), l'effondrement d'une tour en planche 14 ou une vue de la cathédrale Saint-Pierre d'Urstaadt en planche 20 (cathédrale idéale que Fabrice Neaud peaufine depuis des années...).

La suite à la fin du mois de janvier, au moment de la parution du prochain numéro de L'Immanquable ou de la sortie de l'album.

mercredi 14 décembre 2011

Entretien avec Loïc Néhou (éditions Ego comme X)

Loïc Néhou, responsable des éditions Ego comme X, a accepté de répondre à mes questions. Voici le compte rendu de nos échanges.

Sébastien Soleille : Vous avez lancé des modes de vente par Internet innovants : tout d’abord, en juin 2010, le doublement des droits d’auteurs pour les ouvrages achetés sur votre site puis, en janvier 2011, l’impression de livres à la demande. Au bout de plusieurs mois, quel bilan pouvez-vous tirez de ces initiatives ?

Loïc Néhou : Je suis très satisfait de ce procédé d'impression à la demande. Il apporte une vraie souplesse d'action pour la publication de certains ouvrages tout en évitant le gaspillage (cf. le pilon des invendus en circuit classique...).

Et je pense qu'aucun auteur n'ait eu à se plaindre de percevoir des droits doubles ! Concernant ce dernier point, certains commentaires évoquaient une démarche d'édition "équitable", d'autres prétendaient que je "mettais en péril la chaîne du livre" (sic) - ceux-là ont sans doute oublié que sans auteur correctement rémunéré, cette fameuse "chaîne du livre" n'existerait pas !

S. Soleille : Cela a-t-il accru la part de vos livres vendus par Internet ?

L. Néhou : Oui, en effet, les ventes par internet ont été doublées. Je constate notamment qu'on vend ainsi plus de titres du fond...

S. Soleille : Vos livres sont surtout présents dans quelques bonnes librairies spécialisées, et encore sont-ils souvent noyés au milieu du flot incessant de nouveautés. Pensez-vous que ces initiatives de vente permettent une meilleure exposition de vos ouvrages ?

L. Néhou : Certainement. La vente sur internet est une sorte de "complément de service" pour les lecteurs désireux de se procurer nos ouvrages (s'ils n'ont pas de bonne librairie à portée de chez eux, pouvant leur proposer les quelques soixante-dix titres de notre catalogue... comme il ne vous a pas échappé que c'est parfois le cas !).

S. Soleille : Dans cette collection de livres à la demande, vous avez envisagé (dans un entretien de juin 2011) de publier vous-même des traductions en anglais de certains de vos albums (notamment des livres de Fabrice Neaud). Ce projet est-il toujours d’actualité ? Si oui, où en est-il ? Est-ce un projet qu’Ego comme X mènerait seul ou en partenariat avec des éditeurs anglo-saxons ?

L. Néhou : Nous recevons régulièrement des propositions de traductions, notamment pour le Journal, qui ne vont souvent pas jusqu'à la publication réelle. Un x-ième éditeur américain et un canadien semblent en ce moment intéressés par l'œuvre de Fabrice Neaud mais si cela ne devait pas être suivi des faits, nous avons en effet pris la résolution de le publier nous-même. En revanche les transactions pour une publication du Journal au Brésil semblent, elles, assez avancées et celle-ci devrait vraisemblablement voir le jour en 2012...

S. Soleille : Ego comme X est spécialisé en littérature et bande dessinée autobiographiques. Le paysage francophone de la bande dessinée autobiographique a beaucoup évolué depuis le milieu des années 1990 et la création d’Ego comme X : En 1994, publier de l'autobiographie était novateur dans le monde de la bande dessinée francophone et Ego comme X était un des rares éditeurs à le faire ; plus de 15 ans après, c'est quasiment devenu un genre, ou une mode, et les récits de voyage ou les « blogs BD » sont légion. Comment considérez-vous cette évolution et quelle peut être la place d'Ego comme X au milieu de cette multiplication de récits du moi en bande dessinée chez des éditeurs différents et nombreux ?

L. Néhou : En effet, le paysage a considérablement changé et il est légitime de se poser la question de l'utilité d'une structure qui avait contribué à ouvrir cette voie en bande dessinée... Là, j'aurais envie de citer Fabrice Neaud dans sa préface à la réédition du Journal (1) et (2) en un volume :

« Le contexte de la bande dessinée et ses contenus ont bien changé depuis 1996, date de la parution du premier tome. Je m’en suis ouvert de nombreuses fois depuis cette date : enthousiaste sur ses promesses jusqu’aux alentours de 2002-2005, beaucoup plus nuancé depuis jusqu’à en être assez atterré aujourd’hui, surtout concernant l’autobiographie, que j’ai fini par qualifier de « light », voire de totalement indigente... »

Il va même plus loin à la fin de son texte... (sic !) et je suis de son avis. Étant, en effet, assez affligé par la production actuelle de bande dessinée dans ce domaine, qui se limite majoritairement à raconter combien l'auteur est lui-même inintéressant ou encore y aller chacun de son petit traumatisme, « sa petite expérience de merde », comme dit Christine Angot... : comme il est merveilleux d'être mère... cette maladie rare qui est la mienne... j'ai passé mon enfance dans un pays étranger [...].

Au regard de cette pléthore d'œuvres calamiteuses, il est évident que le découragement peut prendre à songer qu'on a peut-être contribué à cet envahissement. Donc, au milieu de ce marigot, il convient de continuer à être aussi vigilant que possible sur ce que l'on publie et peut-être - du coup ! - publier moins... Tant de livres ne sont pas indispensables. Je ne sais plus qui disait : « Un éditeur se définit par ce qu'il publie mais aussi et surtout par ce qu'il ne publie pas. » Ô combien, je puis le rejoindre sur ce point...

S. Soleille : Vous avez publié quelques mangas marquants et originaux (L'Homme sans talent, Dans la prison). Comptez-vous renouveler l'expérience ?

L. Néhou : Je ne sais pas, c'est possible... ce sera en fonction de la nécessité. Quand nous avons publié ces deux titres, nous proposions ainsi au public français les premiers Mangas d'Auteur (et pour Yoshiharu Tsuge c'est même - et reste à ce jour - sa seule traduction existante au monde !). Depuis - suivant le mouvement - bien d'autres éditeurs de tous acabits s'y sont mis... Pas la peine de leur ré-emboîter le pas.

S. Soleille : Alors que de nombreux éditeurs jouent la surenchère et multiplie les parutions, vous publiez peu de livres : Vos dernières nouveautés ont plus d’un an ; début 2011 vous avez sorti deux rééditions, dont une augmentée, uniquement en vente en ligne. Pourquoi publiez-vous si peu ? Est-ce par manque de moyens, financiers ou humains ? ou parce que l’on ne vous propose pas d’autres projets qui vous paraissent suffisamment bons pour être édités ?

L. Néhou : Les trois mon colonel. Nous n'avons toujours publié que 5 à 8 (grand maximum) titres par an. Cette année encore... : Les Sœurs Zabîme, Palaces augmenté (deux livres « à la demande ») et Tôkyô est mon jardin, Journal (1-2), Journal (4), ainsi que les deux coffrets Journal et Love Hotel/Tôkyô est mon jardin (ces cinq articles, eux, en librairie). Les rééditions il convient à un moment d'y procéder, et bien sûr comme nos moyens financiers restent les mêmes et toujours aussi modestes, il faut alors faire un choix entre ces dernières et des nouveautés. On a beau repousser les rééditions nécessaires, à un moment il faut s'y coller ! Ce sont aussi les circonstances qui l'imposent parfois... Frédéric Boilet et Benoît Peeters m'ont proposé cette année de reprendre au catalogue d'ego comme x Tôkyô est mon jardin (que je me désolais depuis longtemps de voir encore chez Casterman); un titre qui y avait toute sa place, puisque composant un diptyque avec Love Hotel. Et il fallait, évidemment, continuer à tenir disponible le Journal... Alors voilà. D'autre part, en effet, la maigre ressource humaine disponible fixe depuis longtemps ces quantités. Il y a peu de chances que vous voyiez jamais plus de titres paraître chez Ego comme x, c'est ainsi. Par ailleurs il est vrai que les propositions ne sont pas bien folichonnes. Il règne actuellement une sorte de consensus mou pour produire des ouvrages tièdes, bienvenus, attendus... sans réelle intensité ni nécessité aucune. Enfin, je pense que de jeunes auteurs "indignés" sauront bientôt réveiller tout ça !...


S. Soleille : Vous venez d'annoncer trois futures nouveautés, deux albums de Karl Stevens, un de Jeffrey Brown. Pouvez-vous nous en dire quelques mots ?...

L. Néhou : Pour résumer ces trois livres on pourrait dire : « le tout avec le presque rien ». Jeffrey Brown, tout comme Karl Stevens, sont des capteurs du quotidien, ils le prélèvent et le refaçonnent pour en faire des œuvres de l'infime. Voir comme ce dernier, notamment, détaille ses pages pour juste raconter un tout petit moment. Il doit certainement passer mille fois plus de temps à les dessiner qu'à les vivre ! En ce sens, c'est une sorte d'Opalka débordé. Opalka qui passait son temps de vie à œuvrer pour occuper totalement l'un avec l'autre et réciproquement. Là, Karl Stevens - comme Fabrice Neaud, dont Karl reconnaît l'influence, d'ailleurs - n'aura jamais assez de sa vie pour la raconter... Jeffrey Brown et Karl Stevens sont de parfaits contre-exemples de ce que je dénonçais plus haut. Ils transcendent - de deux manières très différentes - le temps de vie (oui, disons qu'il y a du Proust là dedans...). C'est une sorte de mise en œuvre parfaite du pharmakon, comme le définit Bernard Stiegler.

S. Soleille : Merci beaucoup pour toutes ces réponses...

Entretien réalisé par courriels entre le 13/10/2011 et le 14/12/2011.

mardi 13 décembre 2011

Quoi !, par divers piliers de l'Association (2011)

Passons sur le titre, que je ne trouve pas très bon. Cet ouvrage avait été annoncé depuis quelques mois comme une histoire de L'Association par certains de ses fondateurs. Il avait initialement été prévu chez Shampoing, la collection dirigée par Lewis Trondheim chez Delcourt. Il est revenu à L'Association après le retour de la plupart de ses fondateurs.

Plus que d'une histoire de L'Association, éditeur de bande dessinée phare parmi ceux qui furent appelés les indépendants, il s'agit en fait du récit de la crise récente de L'Association, qui a conduit au retour des fondateurs partis au milieu des années 1990, Lewis Trondheim, David B, Killofer, Stanislas (reparti depuis) et au départ de Jean-Christophe Menu. Ce recueil compile donc des récits courts de la plupart des fondateurs (Lewis Trondheim, David B, Killofer, Stanislas, même Mokeït, mais pas Jean-Christophe Menu ni Mattt Konture) et de quelques piliers ou compagnons de route de cette aventure éditoriale : Charles Berbérian, Jean-Louis Gauthey, Jean-Yves Duhoo, etc. La plupart de ces récits couvrent essentiellement trois moments de la vie de L'Association : sa création au début des années 1990, la première crise qui vit le départ de la plupart des fondateurs au milieu des années 2000 et la crise récente qui provoqua leur retour et le départ de Jean-Christophe Menu. Nous avons donc plusieurs versions de ces péripéties, chacun les relatant avec sa sensibilité propre. Un point commun se dégage des souvenirs des fondateurs : tout semble tourner autour de la personne de Jean-Christophe Menu. J'ai eu peur un moment de lire un portrait purement à charge de celui-ci. Ce n'est heureusement pas le cas et l'image de lui qui ressort de cette lecture est plus nuancée que ce que je craignais. Il est impressionant de voir à quel point il a pu marquer ceux qui l'ont approché, avec son charisme et son égocentrisme, son ambition et ses difficultés, parfois, à communiquer...

Ce livre constitue donc un témoignage instructif sur une belle aventure éditoriale et sur les questions personnelles qui ont causé à la fois sa naissance et sa crise. En plus de son intérêt documentaire, plusieurs auteurs de cette compilation, David B et Killofer en tête parviennent, avec leur talent habituel, à dessiner des pages intrinsèquement très réussies.

Bref, un passionnant recueil de témoignages contenant quelques belles pages de bande dessinée...

jeudi 8 décembre 2011

Début de la campagne de promotion pour Nu Men, de Fabrice Neaud

L'activité éditoriale de Fabrice Neaud n'a pas été aussi riche que ces jours-ci depuis des années. Au moins depuis 2002, en fait, date de la publication des Riches Heures, quatrième tome de son magistral Journal.

Les éditions Ego comme X rééditent les deux premiers tomes du Journal en un seul volume et l'intégrale des quatre tomes en un coffret. En termes de contenu, rien de vraiment nouveau (si ce n'est une préface écrite par Fabrice Neaud pour les tomes 1 et 2, que j'ai déjà évoquée sur ce blog) mais une bonne occasion, pour ceux qui ne les ont pas encore, d'acquérir ces chefs-d’œuvre.

Dans un autre registre, Quadrants a lancé la campagne de promotion de Guerre Urbaine, premier tome de Nu Men, la nouvelle série de Fabrice Neaud, dont la sortie est annoncée pour le 25 janvier 2012. Un entretien avec l'auteur, complété de quatre planches, est paru dans le dernier numéro de Casemate et une prépublication en deux livraisons est prévue à partir du prochain numéro de L'Immanquable. Que dire pour l'instant, à la lecture des quatre pages publiées dans Casemate ? Nu Men s'annonce comme un récit d'anticipation dense. En 2050 le monde que nous connaissons a beaucoup changé, et pas forcément en mieux... L'arrivée de Fabrice Neaud dans un registre qu'on ne lui connaissait pas (même si l'on savait que ses premières tentatives de bande dessinée relevaient déjà de la science-fiction - voir le Journal (1) - et qu'il apprécie énormément les comics de super-héros - voir le Journal (4)) semble bien se dérouler. Les scènes à grand spectacle (paysages grandioses ou ville sinistrée) sont très esthétiques et les couleurs, réalisées par Jérôme Maffre, sont réussies. J'attends la suite avec impatience.

dimanche 4 décembre 2011

La fin du Journal de Fabrice Neaud ? et des nouveautés sur le site d'Ego comme X

Les éditions Ego comme X continuent à enrichir leur site Internet. depuis quelques jours est ainsi disponible en ligne la fin du récit Spirou et Fantasio au musée des pipes de François Henninger et Lucas Méthé. Treize pages vives et loufoques, dans la lignée du Spirou de Jijé. On retrouve donc avec beaucoup de plaisir un Fantasio fantaisiste, un Spip râleur et un Spirou gamin...

Ce n'est pas tout. Cet éditeur nous annonce trois nouveaux albums, The Lodger et Whatever, de Karl Stevens, et Little things de Jeffrey Brown. Événement rare pour cet éditeur au catalogue de qualité mais restreint...

En continuant à surfer sur ce site, on peut découvrir la préface écrite par Fabrice Neaud pour la réédition en un seul volume des deux premiers tomes de son Journal. Ce texte est peu enthousiasmant mais passionnant. Fabrice Neaud y reprend ce qu'il a déjà avancé à plusieurs reprises, notamment dans son entretien croisé avec Jean-Christophe Menu dans la troisième livraison de L'Éprouvette ou dans un entretien avec votre serviteur. En gros, la privatisation du réel, la judiciarisation de notre société rendent impossible la publication aujourd'hui d'une autobiographie de qualité en bande dessinée (sujet que j'avais abordé il y a quelques mois sur ce blog, avec certes moins de talent et d'autorité).

Dans la mesure où Fabrice Neaud ne souhaite ni prendre de très gros risques judiciaires, ni revoir fortement à la baisse l'ambition artistique de son Journal, il estime aujourd'hui que le volume 5 de celui-ci risque bien de ne jamais paraître... Le coffret regroupant les quatre volumes du Journal, en librairie dans quelques jours, constituera-t-il donc l'intégrale de cette œuvre phare des années 1990-2000 ?

samedi 3 décembre 2011

Le Samouraï Bambou, de Matsumoto Taiyo et Eifuku Issei, volumes 1 à 3 (2009-2010)

L'histoire du Samouraï Bambou n'est pas très originale : dans le Japon de l'époque d'Edo, Soîchirô Senô, un ronin, samouraï sans maître, s'installe dans un quartier populaire. Bien que virtuose du sabre, il a renoncé à la violence et est devenu professeur. Il a même troqué son arme contre un sabre en bambou (c'est d'ailleurs la principale originalité de l'histoire, qui donne son titre à la série). Les anciens maîtres de son père cherchent à le tuer et envoyent un assassin à ses trousses. Je dois avouer que je ne suis pas réellement convaincu par le scénario de cette série : il manque de surprises et tire en longueur à mon goût.

Pourquoi donc en parlé-je aujourd'hui dans ce cas ? Parce qu'il est dessiné par Taiyo Matsumoto, auteur de Amer Béton, Ping Pong ou Number 5, ici au mieux de sa forme. Ce dessinateur exceptionnel a toujours privilégié l'expressivité plutôt que le réalisme académique. Cet expressionnisme a pu donner l'impression, parfois, d'un manque de fini, d'un laisser aller apparent, notamment dans Number 5. Ce n'est plus du tout le cas dans Le Samouraï Bambou, où le dessin de Taiyo Matsumoto trouve un équilibre somptueux. Les personnages sont encore moins réalistes que d'habitude, leurs traits sont déformés, leurs yeux se baladent même parfois hors de leur visage. Les perspectives, les angles de vue, les proportions se déforment allégrement, au service d'une plus grande expressivité, tout particulièrement dans les scènes de combat nocturnes ou les passages oniriques. Nous retrouvons également les mises en page éclatées chères à l'auteur, avec leurs lignes de force diagonales. Dans cette nouvelle série, Taiyo Matsumoto parvient à allier à cet expressionnisme un art de l'équilibre, entre réalisme et déformations, entre noir et blanc, entre saturation et grandes cases aérées, entre mouvement et repos, qui débouche sur des pages absolument somptueuses graphiquement. (En plus, Taiyo Matsumoto dessine magnifiquement les chats qui viennent commenter l'action, ce qui ne gâte rien.)

Bref, à défaut d'un récit palpitant, Taiyo Matsumoto nous offre dans Le Samouraï Bambou un vrai régal visuel.

lundi 21 novembre 2011

Documentaire télévisuel sur Mattt Konture

Je viens de découvrir un documentaire télévisuel très intéressant consacré à Mattt Konture. Il dure 52 minutes et a été diffusé par France 3 Midi Pyrénées. Il est maintenant visible en ligne ici. Y sont notamment interviewés, en plus de Mattt Konture lui-même, Jean-Christophe Menu, Killofer et Pacôme Thiellement. On peut même y entendre des extraits de la musique de Matt Konture, ce qui a assouvi chez moi une curiosité déjà ancienne : il parle tellement dans ses comics de sa musique...

Un documentaire très instructif qui met bien l’œuvre de ce grand auteur en valeur.

mardi 15 novembre 2011

MetaMaus, d'Art Spiegelman (2011)

25 ans après la sortie du premier volume de Maus chez Pantheon, Art Spiegelman revient sur son œuvre majeure. Ce qui aurait pu ne constituer qu'un coup marketing pour profiter de 25e anniversaire est en fait un projet passionnant à plus d'un titre intitulé MetaMaus. La genèse de Maus est déjà en soi un sujet intéressant. Comment Art Spiegelman, cet auteur de bande dessinée érudit et underground, qui n'avait publié que des récits courts (rarement plus de quatre pages), très intellectuels et destinés à un public plus que restreint s'est-il lancé dans ce projet de longue haleine qui rencontra un sujet si fulgurant et si important (le prix Pulitzer attribué à une bande dessinée !) ?

Le livre MetaMaus permet de revenir en détails sur cette création. En trois principaux chapitres sous forme d'entretiens, "Why the Holocaust?", "Why Mice?" et "Why Comics?", Art Spiegelman retrace ses motivations, ses doutes, ses repentirs et ses réussites.

La première partie revient donc sur l’Holocauste et le traitement qu’en a fait Art Spiegelman dans Maus. La seconde partie aborde la principale métaphore du livre : l’assimilation de chaque groupe national ou racial à des animaux (les juifs représentés sous l’apparence de souris, les nazis sous celle de chats, les Polonais sous celle de cochons, etc.). La troisième est celle qui m’a le plus intéressé : Art Spiegelman y détaille comment il a transcrit le récit de son père en bande dessinée ; il revient sur ses influences, sur ses premières expériences en bande dessinée (que l’on a pu découvrir récemment dans le recueil Breakdowns : Portrait of the Artist as a young %@*!) et sur les nombreux moyens propres à ce medium qu’il a mis en œuvre dans son livre pour relater l’histoire de sa famille. Art Spiegelman connaît bien l’histoire de son médium, il a beaucoup réfléchi aux potentialités et aux limites de celui-ci et connaître son opinion sur tous ces sujets est passionnant, d’autant plus que l’ouvrage est richement illustré.

En plus du livre qui transcrit principalement quelques heures d’entretien avec Art Spiegelman, le projet MetaMaus propose également un DVD (il paraît que ce DVD reprend et complète un CD-ROM, diffusé dans les années 1990, que je ne connais pas), qui, à ma connaissance, nous offre quelque chose d’inédit dans le monde de la bande dessinée : il comprend de nombreux documents audiovisuels (entretiens avec l’auteur notamment), des articles d’Art Spiegelman ou des critiques parues lors de la publication de Maus, ainsi que d’autres que documents venant enrichir la connaissance du contexte de l’historie de la famille Spiegelman. Mais, surtout, il offre une version intégrale de Maus dans laquelle, pour chaque page et pour la plupart des cases, il est possible, par un simple clic, d’accéder à tous les documents ayant servi à la création de cette page et à tous les travaux préparatoires (esquisses, essais de dialogue, dessins préparatoires, soit quelques 400 pages de carnet et 7 500 dessins préparatoires) ayant précédé la page ou le dessin définitif. Art Spiegelman est un auteur intellectuel plus qu’intuitif : dans Maus, tout est mûrement pensé, longuement mûri. Les mises en page sont travaillées au fil de nombreuses esquisses, le moindre dessin est repris plusieurs fois avant d’être mis au propre. Art Spiegelman dispose donc d’une quantité impressionnante de documents permettant de suivre l’évolution du processus créatif à l’œuvre lors de l’écriture de Maus. Tous les atermoiements, toutes les hésitations peuvent être découverts en quelques clics.

Jamais il n’avait été possible d’aller si loin dans la connaissance de la genèse d’une bande dessinée. Cela m’ a donné une excellente occasion de me replonger dans cette œuvre réellement à part qu’est Maus.

dimanche 13 novembre 2011

Le goût du Paradis, de Nine Antico (2008)

Depuis des années les éditions Ego comme X font découvrir de jeunes auteurs, débutants ou presque, souvent fort talentueux, en publiant leurs premières œuvres autobiographiques. Au milieu des années 1990, il y eut Fabrice Neaud, bien sûr, Xavier Mussat, Frédéric Poincelet... Plus récemment ce fut le tour de Matthieu Blanchin, Simon Hureau, Lucas Méthé. Ce qui constitue déjà un superbe catalogue. En 2008, ce fut le tour d'une nouvelle venue, Nine Antico.

Dans Le goût du Paradis, elle nous relate en une centaine de pages quelques tranches de vie de sa pré-adolescence et son adolescence. Jeune "fille à papa", blanche, dans une banlieue du "9-3", elle connaît les difficultés à s'intégrer dans un groupe, un milieu familial perçu comme médiocre (les repas familiaux du dimanche...), les premiers émois sentimentaux... Tout cela serait extrêmement classique si c'était raconté par un garçon. Le développement de l'autobiographie, entre autres facteurs, a contribué à l'éclosion d'auteurs de bande dessinée femmes, ce qui permet d'élargir le champ des récits. Nine Antico nous fait découvrir tous ces moments si classiques avec beaucoup de sensibilité et un trait vif et très personnel, avec ce qu'il faut de naïveté parfois, d'émotion souvent, de désenchantement fréquemment et d'humour de temps en temps.

mercredi 9 novembre 2011

L'Abbé, d'Edmond Baudoin (1994-2011)

Altercomics et l'Acnav ont la bonne idée de rééditer l'album consacré par Edmond Baudoin à l'Abbé Pierre. Initialement paru en 1994 sous le titre Le Défi, il ressort cette année sous le titre L'Abbé.

Edmond Baudoin étant un athée, en rien porté sur la religion, la rencontre entre le dessinateur et le prêtre fondateur d'Emmaüs n'allait pas de soi. Ce livre ne cherche pas à résumer la vie de l'abbé Pierre, ni de relater l'un ou l'autre épisode marquant de sa riche existence (comme a pu le faire, très bien, le film Hiver 54).

Il s'agit simplement du récit d'une rencontre entre deux personnalités très différentes. Le dessinateur, qui ne croit pas au surnaturel, est impressionné par ce prêtre qui tire son inlassable énergie de la prière. Il est admiratif devant la sagesse et la bonté de cet abbé. Et, pendant la quarantaine de pages de l'album, en alternant habilement moments d'échanges avec l'abbé Pierre et mise en scène de l'auteur et de ses réflexions sur ce personnage hors du commun, il met tout son art pour faire partager au lecteur son admiration...

lundi 7 novembre 2011

Chroniques de Jérusalem, de Guy Delisle (2011)

Je ne pense pas que le genre du reportage, ou des chroniques de voyage, permette de déboucher sur des chefs-d’œuvre, que ce soit en littérature ou en bande dessinée : trop anecdotique, trop daté. Mais il peut donner naissance à des livres agréables à lire et fort instructifs. Les Chroniques de Jérusalem, de Guy Delisle, me semblent appartenir à cette catégorie.

On retrouve dans ce nouvel opus les qualités des précédents albums de Delisle (Schenzhen ou PyongYang notamment) : un dessin simple et très plaisant, un sens de l'observation qui sait bien percevoir une certaine absurdité dans les situations que l'auteur rencontre, un humour léger qui amène un peu de légèreté aux événements pourtant graves qu'il traverse. Dans ce nouvel album le narrateur suit sa campagne, travaillant pour MSF, à Jérusalem. Là ils découvrent les différentes communautés cohabitant dans la ville trois fois sainte ; les démarches kafkaïennes pour traverser les nombreusx frontières, limites et autres check-points ; la violence soudaine de l'armée israélienne lors de l'opération Plomb durci. Au milieu de tout cela, Guy Delisle nous montre comment s'adaptent les ONG et les expatriés, navigant entre les heurts violents entre communautés et les petites difficultés de l'existence quotidienne. Ce livre ne permettra sans doute pas de comprendre beaucoup plus clairement les enjeux du conflit israëlo-arabe mais il en donne un éclairage tout autre que celui auxquels les médias nous ont habitué, intimiste et attachant.

samedi 5 novembre 2011

Une Vie Chinoise, de P. Ôtié et Kunwu Li (2009-2011)

Je parlais il y a quelques jours d’autobiographie en bande dessinée. Je ne considère pas Une Vie en Chine comme un chef-d’œuvre du genre mais c’est un excellent témoignage en image. Il s’agit du récit de la vie de Kunwu Li, dessinateur chinois, et de sa famille, depuis le milieu du XXe siècle. P. Ôtié a discuté avec Kunwu Li de la vie de celui-ci et en a tiré un scénario que Kunwu Li a dessiné. L’exercice est réussi : le récit est fluide et clair (alors que la situation du pays ne l’est pas du tout…) et le dessin, dont l’origine chinoise est relativement marquée, est très agréable. Le trait et certains paysages en perspective aérienne, notamment, rappellent un peu (au moins à mes yeux de béotien dans ce domaine) la peinture traditionnelle chinoise, ce qui n'est pas pour me déplaire. On suit les tribulations du père de famille, issu d'une famille bourgeoise rallié au Parti, qui participe à la prise du pouvoir par les communistes mais dont la vie est bouleversée par la Révolution culturelle ; on découvre les péripéties vécues par sa famille, notamment par son fils, Kunwu Li, dessinateur élevé dans le culte de Mao et abordant l'âge mur dans un monde qui vit au rythme de l'accumulation de richesses.

La grande réussite de cette trilogie (Le Temps du père, Le Temps du Parti, Le temps de l'argent) est de parvenir à expliquer à des lecteurs occidentaux un peu de la complexité de l’expérience chinoise de ce dernier demi-siècle.

J'avais déjà lu quelques histoires de la Chine ou des récits couvrant cette période. À chaque fois, bien des éléments m'étaient restés obscurs. Comment appréhender l'évolution si rapide de ce pays, passant en quelques décennies d'une culture traditionnelle plurimillénaire à un régime révolutionnaire faisant délibérément table rase du passé puis à un système au capitalisme débridé ? Comment les individus moyens ont pu traverser des périodes si variées ? dans quelle mesure ont-ils pu s'adapter ? Deux énigmes, principalement, me restaient impénétrables : comment Mao avait-il pu garder une telle aura après ses errements du Grand bond en avant et de la Révolution culturelle et des morts innombrables qui en en découlé ? Et comment imaginer ce que fut la Révolution culturelle ? Une révolution complète et éminemment paradoxale puisqu’elle a renversé le pouvoir en place à tous les échelons, alors qu'elle était lancée par Mao lui-même, dirigeant suprême du pays disposant peu ou prou de tous les pouvoirs ? Qu'avaient vécu ceux qui avaient traversé ces bouleversements sans équivalent connu dans l'Histoire ?

Je ne prétends nullement avoir tout compris après avoir lu ce témoignage. Et il est clair qu'il s'agit du récit d'une personne, qui, même en cherchant à raconter sa vie avec le plus d'objectivité possible, y a forcément introduit une vision subjective. Il n'empêche, Une Vie Chinoise m'a permis de comprendre un peu moins mal ce qu'ont vécu certains Chinois pendant ces décennies passionnantes et extraordinaires. Et, de ce point de vue, c'est une grande réussite.

Un article intéressant sur L'Association

Les récentes péripéties qui ont secoué L'Association sont complexes. J'en ai parlé sur ce blog à plusieurs reprises (ici, ici ou encore , notamment) mais je n'affirme pas avoir tout compris aux divers rebondissements.

Or je viens de découvrir l'article le plus clair sur ce sujet que j'ai pu lire jusqu'à maintenant. À ma grande surprise, il s'agit d'un article anglophone, disponible sur le site du Comics Journal. Comme quoi, parfois un peu de recul ne fait pas de mal...

mardi 1 novembre 2011

Où est donc passée l'autobiographie en bande dessinée ?

En une dizaine d'années, entre 1993 et 2003, l'autobiographie a permis à la bande dessinée francophone de nous offrir quelques chefs-d’œuvre exceptionnels. Lewis Trondheim dessinait les six volumes de son comics autobiographique, Approximate Continuum Comics, chez Cornelius en 1993 et 1994, puis les regroupait en recueil, dans Approximativement, en 1995. Dupuy et Berbérian publiait leur Journal d'un album en 1994. Livret de Phamille, de Jean-Christophe Menu, sortait l'année suivante, en 1995. Edmond Baudoin livrait son Éloge de la poussière en 1995 et Terrains Vagues l'année d'après. Fabrice Neaud nous offrait quatre volumes de son Journal entre 1996 et 2002. Xavier Mussat nous parlait de sa Sainte Famille en 2002. Les six tomes de L’Ascension du Haut Mal, de David B, étaient publiés entre 1997 et 2003. Mattt Konture sortait Printemps Automnes en 1993 puis les cinq premiers volumes de son Auto-psy d'un mort-vivant entre 1990 et 2001.

Malheureusement, ce qui a pu être considéré à l'époque comme un renouveau de la bande dessinée francophone s'est révélé plutôt de l'ordre du feu de paille. Les Approximate Continuum Comics se sont transformés en Petits Riens, décidément bien trop légers. Le Journal d'un album n'eut pas vraiment de successeur (même si le Hanté du seul Philippe Dupuy est loin d'être dénué de qualités) et Dupuy et Berbérian préfèrent maintenant se moquer des bobos. Jean-Christophe Menu, notamment à cause de problèmes juridiques liés à son divorce, n'a pas donné à son Livret de Phamille la suite qu'il avait prévu. Nous attendons encore les volumes suivants du Journal de Fabrice Neaud, qui se consacre actuellement à une série d'anticipation (premier tome annoncé pour janvier 2012), ainsi que la suite de l’œuvre de Xavier Mussat. Depuis L’Ascension du Haut Mal, David B ne se consacre à l’autobiographie qu'incidemment.

Cela ne signifie nullement que les albums plus récents de ces auteurs, non autobiographiques, aient forcément moins d'intérêt. Ces dessinateurs ont pu souhaité passer à autre chose, soit qu'ils estiment avoir fait le tour de ce qu'ils avaient à raconter de leur vie (c'est probablement le cas de David B, par exemple), soit que les difficultés rencontrées avec leur entourage représenté dans leurs œuvres autobiographiques les aient plus ou moins forcé à s'arrêter (cela a pu jouer dans le cas de Fabrice Neaud ou de Jean-Christophe Menu, notamment).

Certes, Mattt Konture a continué son Auto-psy d'un mort-vivant, mais à un rythme bien ralenti. Certes, Edmond Baudoin continue à publier des récits autobiographiques mais il a toujours eu des rapports compliqués avec le récit du moi et l'autofiction : lorsqu'il parle à la première personne, c'est souvent pour raconter la vie d'une tierce personne (son grand-père dans Couma Aco, sa mère dans Éloge de la poussière), pour des carnets de voyage (les plus récents étant Le Parfum des olives ou Viva la vida) ou dans des récits plus ou moins oniriques (Le Chant des baleines) ; c'est sans doute dans des récits à la troisième personne, dans lesquels il arbore un masque, qu'il se livre le plus, comme dans Le Portrait ou L'Arleri.

Les chefs-d’œuvre cités plus haut ont-ils une descendance dans l’œuvre d'autres auteurs ? Pas réellement (on peut bien entendu citer quelques exceptions, comme Lucas Méthé, par exemple, mais elles restent bien rares). L'autobiographie des auteurs que j'ai évoqués ici a eu deux types de successeurs :

  • Des recueils de courts billets, dans la lignée des Petits Riens de Lewis Trondheim ou des Notes de Boulet, d'une part. Tranches de vie calquées sur les blogs, elles mettent en scène majoritairement des trentenaires, fans de jeux vidéo et de Star War pour les hommes, accro au shopping et aux chatons pour les femmes. Il s'agit le plus souvent, par des clins d’œil appuyés aux lecteurs, de leur arracher un sourire en leur rappelant les petits tracas de leur propre vie quotidienne. Cela peut être amusant, cela manque souvent de souffle.

  • Des carnets de voyage ou des reportages en bande dessinée, d'autre part. Même dessinés par des auteurs talentueux (Guy Delisle par exemple), voire géniaux (encore et toujours Baudoin), ils restent le plus souvent au niveau de l'événement, voire de l'anecdote. À la décharge des auteurs, on peut remarquer que même en littérature, le reportage ou le récit de voyage a produit des livres intéressants mais bien peu de chefs-d’œuvre, même comme de grands noms, comme André Gide notamment (ses retours du Tchad ou d'URSS sont très agréables à lire et sont de passionnants témoignages mais restent bien forts que ses grands romans et récits ou que son Journal), se sont emparés de ce genre.

lundi 24 octobre 2011

La Face Cachée du Z, Spirou tome 52, de Vehlmann et Yoann (2011)

Disons-le tout net : J'ai trouvé que le 52e tome des aventures de Spirou, La Face Cachée du Z, était un excellent album de détente. Le premier élément qui m'a séduit dans cet album, comme dans le précédent, est le dessin de Yoann. Celui-ci parvient à une bonne synthèse de l'ancien et du moderne. Si j’osais (bon, d'accord, j'ose) cela ressemble à du Franquin mâtiné de Blutch et de Winscluss, un mélange de dessin franco-belge traditionnel et de "nouvelle bande dessinée" ; il allie fidélité aux canons du genre, sens du mouvement et modernité du trait.

Le scénario de Vehlmann atteint un équilibre similaire. Tous les personnages récurrents sont parfaitement "dans leur rôle", de Champignac en vieux sage à Zorglub en savant fou, tiraillé entre désir de puissance et souhait de bien faire, encore obsédé par la Lune ; de Fantasio, journaliste en mal de scoop et inventeur loufoque, à Spip, animal de compagnie rebelle ; et, bien sûr, Spirou, sans peur et sans reproche, toujours prêt à rendre service ou à risquer sa vie pour sauver celle de Spip. Dans ce cadre clairement défini, péripéties et gags s'enchaînent. Spip râle, Fantasio cherche un scoop, Zorglub et Champignac s'opposent, de truculents seconds rôles font leur apparition. Pas de nostalgie exacerbée, l'histoire s'inscrit dans le présent : les personnages sont sexués (à part peut-être Spirou, éternel adolescent), des allusions sont faites aux conflits armés les plus récents. Certes les auteurs jouent clairement la carte de l'humour et du second degré, au détriment du suspense. Et l'album est un peu court (il n'a que 48 pages, alors que Les Géants Pétrifiés en comptaient 62 et Alerte aux Zorkons 56). Mais les deux auteurs nous offrent un très agréable moment de lecture.

dimanche 23 octobre 2011

Love & Rockets: New Stories, n° 4, "And Then Reality Kicks In" de Gilbert Hernandez (2011)

Après la longue digression du message précédent sur le dialogue en bande dessinée, revenons à Gilbert Hernandez. J'avais un peu décroché de sa production récente ; ses récits me plaisaient moins depuis qu'il s'était complètement éloigné de Palomar et des personnages qui gravitaient autour, pour se complaire dans des récits de pseudo-série B gores : probablement trop de sexe et de sang pour moi.

Rien de tout cela dans And Then Reality Kicks In. Deux personnages, à la trentaine bien avancée, discutent. Il s'agit de Fritz, ancienne psychanalyste et actuellement star de cinéma de série B, la sœur de Luba, personnage principal de la saga Palomar, et d'un homme que je ne connais pas. Ils ont déjà dépassé l'âge des illusions de jeunesse et sont relativement désabusés. Pas malheureux, cependant. Ils prennent leur vie comme elle vient et essaient d'en profiter. Et nous les voyons discuter.

Pendant les 15 pages du récit, nous lisons donc un dialogue entre deux trentenaires qui s'interrogent, plus ou moins explicitement, sur le sens de l'existence. À la difficulté, dont j'ai parlé dans mon message précédent, de mettre en scène de façon intéressante un dialogue en bande dessinée s'ajoute le défi de ne pas lasser avec des questions existentielles, somme toute très classiques et sans réelle réponse. En variant les mouvements des personnages, leur expressions, leurs mimiques, Gilbert Hernandez parvient littéralement à donner du corps, donner de la chair à leur interrogations abstraites. D'un léger sautillement de Fritz, qui montre notamment l'énergie qu'elle conserve, à un croisement de bras, mettant en lumière une réflexion légèrement désabusée, les propos sont enrichis constamment pas les mouvements corporels. Et nous assistons à une dialogue d'une grande force émotionnelle entre deux personnages qui nous deviennent rapidement très proches.

Le dialogue en bande dessinée

Dans mon message précédent, je ne vous ai parlé que des récits dessinés par Jaime hernandez dans le dernier Love and Rockets: New Stories. Je souhaite vous entretenir également de And Then Reality Kicks In, une des deux histoires dessinées par Gilbert. Mais avant de parler de celle-ci, je vais aborder de façon plus générale le dialogue en bande dessinée.

Les passages dialogués ont souvent posé des difficultés aux auteurs de bande dessinée. D'une façon générale il s'agit de moments du récit pendant lesquels l'essentiel des informations passe par le texte des échanges verbaux. Dans de nombreux cas, le dessin peut apparaître comme superfétatoire. Il ne servirait guère qu'à alléger les pages pour ne pas subir des cases surchargées de phylactères démesurés. Plusieurs approches peuvent être adoptées par les auteurs pour traiter les dialogues :

1) Une approche "ligne claire" : Pour ne pas détourner l'attention du lecteur, les protagonistes du dialogue sont dessinés à l'identique tout au long du passage. Dans de tels cas, Hergé avait cependant tendance à ajouter au dessin un contrepoint humoristique, pour éviter la monotonie (nous en avons un exemple marquant en page 10 de Tintin au Tibet : Tintin et le capitaine discutent pendant 7 cases consécutives avec un fonctionnaire indien ; l'angle de vue est identique dans ces 7 cases mais le fonctionnaire joue avec un élastique qui finit par lui claquer à la figure).

2) À l'inverse, l'auteur peut décider, pour éviter toute lassitude du lecteur, de varier les angles de vue et de ne jamais dessiner deux fois les personnages avec le même cadrage pendant toute la scène de dialogue (c'est par exemple ce que choisissait de faire Maurice Tilleux). Le risque est d'aboutir à une démonstration de virtuosité avec des choix de cadrage exotiques.

Longtemps la plupart des auteurs se cantonnaient à cette alternative. Edmond Baudoin a apporté une solution innovante dans Les Quatre Fleuves : confronté à de longs passages dialogués, hérités du texte de Fred Vargas dont il était parti, il écrivait les textes dialogués sur une pleine page et ne dessinait les visages des personnages que lorsque ceux-ci changeaient d'expression.

De façon moins isolée, l'accent plus prononcé porté sur la psychologie des personnages dans certaines bandes dessinées contemporaines a poussé quelques auteurs à utiliser les dessins des passages dialogués comme des moyens d'apporter des indications sur l'état d'esprit implicite des personnages, en contrepoint de leurs discours explicités dans les phylactères (j'en ai déjà un peu parlé dans mon message "De l'expression corporelle en bande dessinée... "). L'exemple ci-dessous, tiré du 2e volume du Journal de Fabrice Neaud, me semble particulièrement marquant de ce point de vue : On sent tout le malaise personnel que ressent l'employée chargée de transmettre son message officiel, froid et sans âme.

Voilà pour les généralités. Dans mon prochain message, je vous dirai en quoi les planches de Gilbert Hernandez renouvellent la façon d'aborder le dialogue en bande dessinée...

vendredi 21 octobre 2011

Love & Rockets: New Stories, n° 4, Jaime Hernandez (2011)

« Comme à chaque fois, c'est une réussite artistique connaissant peu d'équivalent dans la bande dessinée contemporaine. » Voilà ce que j'écrivais, à l'automne dernier, pour saluer le troisième numéro de Love and Rockets: New Stories. Comme chaque année à la même période les frères Hernandez viennent de sortir le volume annuel, le numéro 4 donc, de leur périodique. Et je peux reprendre ma phrase de l'année dernière : Encore une fois, Gilbert et Jaime Hernandez ont publié un album remarquable.

Je pourrais reprendre bien d'autres choses de ma chronique de l'année dernière, notamment pour parler des quatre récits de Jaime, d'autant plus que ceux-ci sont la suite, ou au moins la continuation, des récits qu'il a publiés dans le volume 3 : Les parties 3 à 5 de The Love Bunglers poursuivent le récit des retrouvailles entre Maggie et Ray ; Return for me relate, après Browntown un autre épisode marquant de l'adolescence de Maggie. Je peux donc écrire, comme en 2010, qu'il s'agit d'un 'soap opera' extrêmement bien mené (n'hésitez pas à préparer des mouchoirs), aux ellipses parfaitement amenées (le récit se déroule à deux, voire trois, époques relativement espacées dans le temps), avec une grande maîtrise de l'euphémisme dans le récit, et un dessin aux noirs et blancs précis.

Jaime Hernandez continue, au fil des années à tisser la toile de son récit. Les personnages sont communs mais extrêmement attachants, les péripéties ne sortent pas réellement de l'ordinaire. Mais sa maîtrise du récit est telle qu'il nous livre une histoire à la puissance émotionnelle rarissime en bande dessinée. Que dire de plus ? Aujourd'hui, je ne sais pas trop. Vous pouvez également vous reporter à la critique du Comics Journal, plus détaillée et probablement encore plus élogieuse que la mienne...

Je pourrais commenter bien des choses plus en détails : le leitmotiv du téléphone portable, qui en vient à symboliser partiellement la relation entre Maggie et Ray ; les relations entre Maggie, déjà entre deux âges, et Angel, sa colocataire, qui, elle, débute sa vie adulte (elle entre à l'université, se lance dans ses premières aventures amoureuses post-adolescentes), etc. Je me contenterai de reproduire ci-dessous les deux pages qui constituent en quelque sorte le sommet de The Love Bunglers : Dans ces deux pages, en regard l'une de l'autre dans l'album, est retracée toute l'histoire de Maggie et Ray ; tout au long de leur vie, qu'ils soient proches ou moin proches, ils ont échangé des regards. Certaines scènes rappelleront des souvenirs marquants aux lecteurs assidus de Love and Rockets mais là n'est pas le plus important. Jaime Hernandez nous montre encore une fois à quel point il est capable (comme son frère Gilbert d'ailleurs) de condenser en quelques cases des trames narratives complexes.


Ce volume conclut The Love Bunglers mais représente également un aboutissement de presque toute la saga de Maggie : professionnellement, sentimentalement, notre héroïne parvient dans ce récit à rassembler des fils épars depuis près de 20 ans. Que va donc nous offrir Jaime Hernandez l'année prochaine ? J'ai hâte de le découvrir.

dimanche 16 octobre 2011

Nouveauté annoncée également pour Chris Ware

Contrairement à ce que j'écrivais hier, il semblerait que le prochain livre de Chris Ware soit annoncé également. J'ai en effet lu ce matin sur Internet (merci Rusty Brown, même si je ne sais pas d'où vient l'information originale) qu'une compilation de 260 pages des Building Stories était prévue pour l'automne 2012. Ce que j'ai lu jusqu'à maintenant des Building Stories m'a beaucoup plu. Chris Ware continue à y parfaire son art de la composition et son talent pour raconter des vies entières en quelques cases.

Bon, il va falloir patienter encore un an mais cela vaut réellement le coup...

samedi 15 octobre 2011

Nouveautés annoncées pour Fabrice Neaud et Renaud Camus

Il vient d'être annoncé la publication prochaine de deux livres que j'attends avec beaucoup d'impatience.

Le dernier album dessiné par Fabrice Neaud, Alex et la vie d'après, date de 2008 ; son dernier livre en tant qu'auteur complet est le quatrième volume de son Journal, Les Riches Heures, sorti en 2002. Certes, il a publié une version augmentée du Volume 3 avec 50 pages inédites en 2010 mais cela reste peu. Autant dire que j'attends avec beaucoup d'enthousiasme la sortie du premier tome de sa nouvelle série. Plus question d'autobiographie ici ; il s'agira d'une série d'anticipation, Nu Men, découpée en tomes 48CC (48 pages cartonné en couleurs). Le premier tome, Guerre Urbaine, dont certaines planches furent exposées à Angoulême en 2010, est entièrement dessiné et est actuellement en cours de colorisation. Sa sortie est prévue pour janvier 2012...

Je considère les Églogues comme l'un des sommets de l’œuvre de Renaud Camus et l'une des œuvres les plus riches et les plus innovantes de la littérature francophone de ces cinquante dernières années. Il s'agit d'une série de sept volumes dont le cinquième, L'Amour l'automne, troisième tome de Travers, est sorti en 2007. Cet ouvrage atteignait une richesse, une beauté et une poésie incroyables. Vous comprendrez donc pourquoi j'ai hâte de découvrir Travers, coda, index et divers, dernier volume de Travers et avant-dernier tome des Églogues, annoncé pour novembre 2011.

En revanche, toujours rien d'annoncé comme nouveauté pour Chris Ware... Mais il ne faut pas être trop exigeant non plus...

mercredi 12 octobre 2011

Points de repère, tomes 2 et 3, de Pierre Boulez (2005)

De même que rien ne vaut un bon écrivain pour parler du roman (L’Art du roman de Milan Kundera est un des livres les plus riches que je connaisse sur la littérature romanesque, avec Mensonge Romantique et Vérité Romanesque de René Girard, bien sûr, mais ce dernier a un propos beaucoup plus ciblé), rien ne surpasse un bon musicien pour introduire à la musique (j’ai déjà décrit, ici ou , ce que je pensais des critiques professionnels).


Pierre Boulez a écrit des choses passionnantes sur la musique. Son point de vue s’est développé et a été nourri par sa triple expérience de compositeur, de chef d’orchestre (à la fois dans le choix des œuvres et dans leur exécution) et de leader d’opinion (en tant que polémiste ou que fondateur de l’Ircam, notamment).

Son domaine de prédilection est clairement délimité : il s’agit des quelques musiciens qui, du deuxième quart du XIXe siècle (le premier musicien, chronologiquement, à attirer véritablement son attention est Berlioz, si l’on omet quelques allusions à Bach et à Beethoven) à la seconde moitié du XXe, ont nettement innové, apportant à la musique savante occidentale, chacun à leur manière, des éléments véritablement nouveaux par rapport à leurs prédécesseurs (de Berlioz et ses innovations d’orchestration et de rythme aux découvertes les plus savantes des compositeurs de l’Ircam). Il n’accorde presque pas une ligne, si ce n’est au détour d’une réflexion lapidaire, aux nombreux musiciens, parfois fort talentueux pourtant, qui se sont contentés d’approfondir les chemins défrichés par d’autres. Qui donc figure dans ce panthéon ? Berlioz, cela a déjà été dit, Wagner, Mahler, Debussy, Schoenberg, Berg et Webern (la seconde trinité viennoise), Bartók, Stravinsky, Stockhausen, Messiaen, Ligetti, Berio ; dans une moindre mesure Liszt, Ravel, Varèse et quelques autres. Il est donc sélectif, très sélectif.

Ses textes sont courts, écrits dans une langue claire et concise. On peut distinguer trois grands thèmes, parfois enchevêtrés : les grands compositeurs, les grands enjeux de la composition musicale depuis environ 150 ans et la direction d’orchestre. À chaque fois, il parvient en quelques pages à mettre en avant les grandes problématiques du sujet abordé et à proposer ses solutions. Celles-ci, vivifiées par sa très riche expérience, sont, à la lecture, toutes très enrichissantes et, pour nombre d'entre elles, très convaincantes.

Je n’adhère pas à tout (il y a en outre bien des thèmes que je maîtrise beaucoup trop peu pour avoir un avis à leur sujet) mais deux points m’interpellent tout particulièrement.

En premier lieu, son refus absolu de la répétition (refus qu’il partage avec toute une génération de musiciens ayant été nourris dans les années 1940 et 1950 aux exigences du sérialisme). Schoenberg recommandait à ses élèves de ne pas inclure dans leurs partitions de passages qui auraient pu être écrites par le copiste. Certes, la reprise à l’identique a sans doute trop souvent été employée comme une facilité d’écriture. Mais la répétition ne peut-elle avoir parfois, dans certains cas précis, une utilité rhétorique (création d’un effet de transe, rassurant retour à un thème connu après d’aventureux développements, etc.) ?


Ce qui me frappe cependant encore bien davantage est son inintérêt profond pour toute formation d’improvisation (même s’il ne récuse pas toute utilisation du hasard, ce qui est très différent). Pour lui, ce mode de création musicale semble ne pouvoir avoir aucun intérêt artistique. Je n’entrerai pas dans de savantes considérations sur la nature du phénomène (l’improvisation peut-elle parfois être considérée comme de la composition instantanée ou est-ce un mode de création radicalement différent ?). Je reste perplexe devant un tel manque de considération. Lorsque j’écoute In a Silent Way, de Miles Davis, A Love Supreme, de John Coltrane, ou un raga improvisé par Hariprada Charausia, entre autres, je suis convaincu que l’improvisation donne parfois naissance à des morceaux superbes et probablement irréductibles à un acte de composition plus réfléchi. Pierre Boulez a cherché à récapituler ou à ouvrir de nombreux horizons nouveaux à la musique savante occidentale mais l’horizon mystérieux de l’improvisation lui resta toujours hermétique...

mardi 11 octobre 2011

Le festival des jardins de Chaumont-sur-Loire, la sacralisation des œuvres d’art et l’hypertrophie conceptuelle des commentaires

Chaumont-sur-Loire n’est probablement pas le plus beau ni le plus prestigieux des châteaux de la Loire. Une idée originale a cependant été développée pour en augmenter les attraits : depuis une vingtaine d'années, le parc de ce château accueille un festival annuel de jardins. Tous les ans, des artistes internationaux proposent des créations originales : le visiteur découvre ainsi plusieurs dizaines d’enclos de quelques mètres carrés chacun, contenant des jardins aux concepts originaux. À ces créations éphémères, il faut ajouter quelques œuvres pérennes dans les jardins permanents du parc du château. J’ai découvert ce festival pour la première fois cette année et je l’ai énormément apprécié : les quelques heures de promenade dans le parc permanent et dans les jardins temporaires constituent une expérience unique et très agréable : tous les quelques mètres, l’on découvre de nouvelles œuvres intégrées dans le paysage, l’on se retrouve dans un cadre totalement différent, où plantes et structures nous invitent à la contemplation la plupart du temps, à la rêverie souvent, à la réflexion parfois.

Deux éléments m’ont toutefois gêné lors de cette visite. Ils m’ont d’autant plus agacé qu’ils représentent, à mes yeux, deux travers particulièrement récurrents de l’art contemporain (en France tout au moins).

Les œuvres présentes dans les jardins cherchent la plupart du temps à s’intégrer dans leur milieu : nous voyons ainsi des plates-formes en bois, des cabanes, etc. Malheureusement, puisqu’il s’agit ici d’œuvres d’Art avec un grand A, il n’est pas possible de les toucher. Alors que ces œuvres ludiques présentes dans un jardin pourraient permettre au visiteur de s’approcher au plus près d’une œuvre d’art, de se familiariser, de se réapproprier en quelque sorte une partie de l’art contemporain, nous restons sur le schéma de la sacralisation de l’œuvre d’Art : celle-ci est un objet hors du commun, résolument « à part », que le commun des mortels ne peut approcher, alors que tout inviterait (sa fonction apparente, sa proximité, ses matériaux) à la toucher, à s’en servir.

Les jardins et les œuvres exposées sont tous accompagnés d’un panneau offrant à la lecture un texte explicatif. Un conseil : si vous voulez profiter des œuvres, ne lisez pas ces textes ! Plus d’une fois, leurs concepts abscons et tirés par les cheveux, leur métaphysique de bazar, leurs liens trop vagues et trop lointains avec les œuvres exposées, m’ont – presque – gâché la vision de celles-ci. Nous sommes ici, comme trop souvent, dans une optique stérile où la valeur des œuvres est estimée davantage en fonction de la longueur des exégèses savantes qu’elles permettent que de leur valeurs esthétique intrinsèque. Comme s’il ne pouvait s’agir d’une relation personnelle entre l’œuvre et le spectateur, mais qu’il fallait nécessairement passer par une complexe explicitation de concepts – plus ou moins – fumeuse pour apprécier une œuvre.

La sacralisation des œuvres et l’hypertrophie conceptuelle des analyses n’est pas propre au festival des jardins de Chaumont, loin s’en faut. Je les remarque trop souvent lorsque je m'intéresse à l'art contemporain et ne peux m'empêcher de penser qu'elles constituent un des obstacles majeurs à unemeilleure découverte des œuvres d'art actuelles par le grand public curieux...

dimanche 2 octobre 2011

(vue d'artiste), de Francis Masse (2011)

La carrière de Francis Masse dans la bande dessinée a quelque chose de fulgurant : brève mais intense.

Dans les années 1970 et 1980, les histoires courtes et absurdes de Francis Masse étaient publiées dans toutes les meilleures revues de bande dessinée ‘underground’ : l’Écho des Savanes (celui de Mandryka, qui n’a pas pratiquement rien à voir avec le revue actuelle du même nom), Métal Hurlant, Fluide Glacial, etc. On pouvait même lire ses pages de l’autre côté de l’Atlantique, dans la prestigieuse revue Raw d’Art Spiegelman et Françoise Mouly... L’humour si spécifique de Francis Masse, avec une bonne dose de ‘nonsense’, des ressorts comiques variés, allant des gags muets en une planche en récits plus longs saturés de texte, le dessin en noir et blanc mélangeant ‘gros nez’ contemporains et citations de gravures anciennes (ah, le charme de la "Venise sèche" des Deux du balcon), faisait merveille. Dans les années 1980, cet auteur hors norme s’est stabilisé, éditorialement parlant : il avait trouvé en À suivre un havre accueillant pour ses planches hors normes. Il y a publié en prépublication un de ses plus grands chefs-d’œuvre, Les Deux du balcon (imaginez un couple de Laurel et Hardy dissertant de mécanique quantique et de théorie de l’évolution ou de météorologie planétaire dans une pseudo-Venise de gravure…), La mare aux pirates et de nombreux récits courts. À la fin des années 1990, probablement lassé par l’incompréhension qu’il rencontrait hors d’un cercle réduit d’admirateurs, Francis Masse arrêtait la bande dessinée... En 2007, nous eûmes droit à une bonne surprise : ses récits inédits publiés dans À Suivre furent enfin collectés dans un nouveau recueil, L’Art Attentat.

Cette année, une nouvelle excellente surprise est arrivée : Francis Masse publie en nouvel album, (vue d'artiste) ! Masse est fasciné par la science et ses découvertes les plus récentes. Elle n'est pas, pour lui, une matière aride aux équations absconses mais une source infinie de poésie et de rêveries sans fin. De l'infiniment petit à l'infiniment grand, les mystères de la science constituent pour Masse l'origine d'émerveillements toujours renouvelés... Poète de la science, pourquoi pas ? Mais cet auteur pousse le défi jusqu'à vouloir faire partager ces sentiments en dessinant des bandes dessinées ! Déjà, dans Les Deux du balcon, ses deux personnages dissertaient pendant quelques pages sur certaines théories scientifiques, de la météorologie à la mécanique quantique. Et les découvertes les plus complexes devenaient sources d'éclats de rire !

Dans (vue d'artiste), Francis va encore plus loin : tout l'album relate les mésaventures de deux trous noirs (a-t-on déjà vu plus original, comme personnages de bande dessinée ?) et l'essentiel du discours est consacré à la cosmologie : désaccord de la relativité générale et de la physique quantique, Big Bang, théories des Cordes et des Boucles, etc. En se consacrant ainsi à un sujet unique, Francis Masse laisse une part plus belle aux explications scientifiques et moindre à l'humour : on appréhende mieux les richesses des théories scientifiques abordées, mais on rit probablement moins que dans Les Deux du balcon. Une autre ambition un peu folle de Francis Masse, dans cet album, est de tenter des représentations graphiques de quelques mystères de la science, des "vues d'artistes" (d'où le titre de l'album). Ses dessins (tout l'album est en couleurs directes) de la dualité onde/corpuscule ou de l'opposition entre la théorie des Cordes et celle des Boucles, par exemple, sont tout bonnement fascinants.

Avec cet album que l'on n'attendait plus Francis Masse repousse encore une fois les limites de la bande bande dessinée, tant graphiquement que par le sujet abordé. Il n'élargira, malheureusement, probablement pas beaucoup son lectorat mais nous livre un chef-d’œuvre inclassable et absolument hors norme.

N.B. : Au même moment, Les Deux du balcon sont réédités, chez Glénat, et non pas chez Casterman comme pour l'édition originale. Je ne peux m'empêcher de noter au passage que la "prestigieuse" maison d'édition Casterman, après avoir massacré quelques traductions dans sa collection Eacute;critures, avoir maltraité quelques classiques au gré de rééditions plus que hasardeuses, comme celles des Corto Maltese, abandonne maintenant certains des albums les plus prestigieux de son catalogue...

mardi 27 septembre 2011

Quelques réflexions sur Claude Debussy (1862-1918)

Je me replonge actuellement dans l’œuvre de Claude Debussy, à la fois directement, en écoutant sa musique, et indirectement, en lisant divers écrits de lui (des extraits de sa correspondance) ou à lui consacrés (notamment, Claude Debussy, la musique et le mouvant de Jean-François Gautier).

Je me suis fait quelques réflexions que je souhaitais partager ici.

En premier lieu, c'est un musicien toujours en mouvement. Jamais il ne répétait deux fois la même formule. Pelléas et Mélisande l’a rendu célèbre mais il s’est consciemment empressé, après cette œuvre, d’aller déchiffrer de nouvelles voies, refusant de se reposer sur ces lauriers pourtant durement acquis (près de 10 ans de composition…).

Je suis frappé par la quantité d’œuvres inachevées que Debussy : est-ce une conséquence du point précédent, de son souhait d’explorer sans cesse de nouveaux horizons, une marque de son perfectionnisme ? Toujours est-il qu’il a laissé en cours de composition des partitions très diverses, entre autres de nombreux projets d’adaptations littéraires (Edgar Allan Poe, William Shakespeare, etc.). La lecture de ses lettres laisse ainsi songeur et je me suis pris d’une fois à rêver de ce qu’il aurait pu faire de La Chute de la maison Usher ou de Comme il vous plaira...

Malgré son importance capitale dans l’histoire musicale, Debussy semble être un compositeur réellement isolé. Il revendique peu d’influences directes, si ce n’est d’anciens compositeurs un peu oubliés, Palestrina (1525-1594) au premier chef. Certes l’influence de Richard Wagner fut déterminante, que ce soit en positif, par ce qu’il en a retiré, ou en négatif, par ce qu’il en a explicitement rejeté. Dans l’ensemble toutefois, Debussy semble s’être tenu relativement à l’écart des nombreuses écoles qui agitaient le monde de la musique de son temps. De même, a-t-il vraiment connu des disciples ? On a pu parler de ‘debussysme’ ; mais, au-delà de l’effet de mode, ce terme a-t-il vraiment regroupé des successeurs du Maître ?

Plus généralement, l’importance de Debussy, son apport dans la musique occidentale ont longtemps eu beaucoup de mal à être appréhendés par les théoriciens de la musique. Pendant des décennies, et encore jusqu’à nos jours pour certains, l’histoire (avec un grand H) de la musique occidentale entre le XVIIe et le milieu du XXe siècle n’est qu’une progressive émancipation de la tonalité : est considéré comme novateur tout compositeur qui se rapproche plus de l’atonalité, puis du sérialisme, que ses prédécesseurs. Debussy n’entre que bien imparfaitement dans une telle lecture unidimensionnelle. Il a d’ailleurs fallu attendre la deuxième moitié du XXe siècle pour que les théoriciens perçoivent pleinement toute la richesse harmonique de ces œuvres. Debussy échappe par là à la lecture dominante, et très réductrice, de la l’évolution musicale, qui veut que toute progression rapproche des œuvres d’Anton Webern, perçues comme un aboutissement.

Bref, plus je découvre Debussy, plus je trouve son œuvre riche, unique et inclassable. Un plaisir toujours renouvelé...

jeudi 22 septembre 2011

Michel Serres et Astérix : Le ciel est-il tombé sur la tête du philosophe ?

Cela fait déjà un énorme "buzz" sur Internet ; après hésitation, je ne peux m'empêcher de réagir à mon tour à l'intervention récente de Michel Serres sur Astérix. Le philosophe a en effet parlé sur France Info de la bande dessinée de René Goscinny et Albert Uderzo le dimanche 18 septembre.

Il critique trois points : 1) « Tous les problèmes se résolvent à coups de poings » ; 2) il assimile la potion magique à de la drogue et à des produits dopants et en conclut donc que « les albums d'Astérix font l'éloge de la drogue » ; 3) le sort peu enviable réservé au barde Assurancetourix révèle pour lui un « mépris forcené de la culture ».

Bon. On peut passer sur le fait que ces critiques ne sont ni originales, ni récentes (je crois me souvenir que la série avait déjà essuyé ce type de commentaires du vivant de Goscinny). Passons également sur le fait que Michel Serres rejoint ainsi des cohortes de soi-disant pédagogues qui ont cherché à montrer le côté anti-éducatif de la bande dessinée (justifiant ainsi des décennies de censure le plus souvent aveugle et stupide).

Je vais rapidement essayer de reprendre les trois points évoqués par Michel Serres : 1) On ne peut nier l'importance de la force brutale dans les albums d'Astérix. Mais celle-ci ne suffit jamais. En effet l'intrigue de la quasi-totalité des albums part du principe que jamais les Romains ne pourront vaincre les Gaulois par la force ; dans chaque histoire, ceux-là mettent donc en œuvre des moyens autres de réduire la résistance de ceux-ci : il peut s'agir de la prise d'un otage (Astérix Légionnaire ou Astérix Gladiateur), de l'appât du gain (Obélix et Compagnie), de l'attrait du pouvoir (Le Cadeau de César), de la zizanie (dans l'album éponyme). Tout l'enjeu pour nos héros est donc de surmonter ces crises en faisant appel à leur courage, leur intelligence ou, surtout, leur amitié. 2) La potion magique comme métaphore de la drogue ? C'est un peu facile mais pourquoi pas. Cela pourrait être le symbole de bien d'autres choses : la volonté de résister, l'esprit d'équipe, etc. On peut noter que dans Astérix chez les Bretons, boire du thé, et non de la potion magique, suffit pour donner la force de vaincre les Romains. Et si parfois le courage, la foi dans sa cause et la cohésion suffisaient ? 3) La culture n'est en effet pas à l'honneur dans Astérix : les villageois préfèrent boire, rire, manger et se battre plutôt que d'écouter le barde. J'ai tendance à considérer qu'Assurancetourix a un rôle comique très similaire à celui de la Castafiore chez Tintin. Je ne sais pas si Michel Serres, tintinophile fervent a critiqué de la même façon dans l'œuvre d'Hergé un « mépris forcené de la culture » en évoquant la cantatrice.

Ces trois critiques sont donc un peu datées et très discutables. On aura compris qu'elles ne me convainquent pas mais si Michel Serres veut créer un buzz avec des attaques comme celles-ci, c'est son droit. Cela ne m'intéresse pas outre mesure mais cela ne me gène guère.

Ce qui me choque en revanche profondément, c'est le dérapage avec lequel Michel Serres conclut sa chronique ; il termine en effet en affirmant que les traits qu'il a relevés, « c'est l'éloge du fascisme et du nazisme ». Je ne m'appesantirai pas aujourd'hui sur le fascisme, aux contours idéologiques flous (il est suffisamment peu défini pour être resservi à toutes les sauces). Mais je voudrai rappeler à Michel Serres que le nazisme est une idéologie qui s'appuyait sur la pureté du sang allemand, sur la suprématie du peuple germanique et sur l'extermination des Juifs. Rappelons-lui également que le nazisme a mis en pratique ces principes au-delà de tout ce qui peut se concevoir, notamment par le biais de la « solution finale ». Évoquer ainsi le nazisme pour qualifier l'oeuvre d'Albert Uderzo, immigré italien, et de René Goscinny, juif, qui insistaient d'abord et avant tout sur la force de l'amitié, est tout bonnement scandaleux. Il est malheureusement trop courant que des esprits, pourtant réputés éclairés comme Michel Serres, tombent ainsi dans des délires verbaux dignes (ou plutôt indignes) des pires dérapages trollesques de forums Internet incontrôlés. Parler de nazisme en commentant l'oeuvre ou les actes d'une ou plusieurs personnes est une accusation d'une extrême gravité et qui, en principe, ne devrait être faite qu'avec la plus radicale prudence.