mercredi 27 juin 2012

Albert Uderzo, influences, styles et encrage

Malgré le succès phénoménal d'Astérix, le style d'Albert Uderzo dans cette série reste résolument à part. Certes, le style humoristique franco-belge, dit à "gros nez", est en grande partie issue d'une synthèse du dessin d'André Franquin et de celui d'Albert Uderzo. Il n'en reste pas moins que si on le compare aux deux autres grands maîtres de la bande dessinée francophone que sont Hergé et Franquin, il est plus difficile de tracer la généalogie et les suiveurs du style d'Uderzo.

Hergé a été clairement influencé par McManus (La Famille Illico, ou Bringing up father en version originale) et Alain Saint-Ogan (Zig et Puce). Et son influence fut grande parmi les dessinateurs issus de son studio ou publiant dans le journal de Tintin. De même, Franquin fut très influencé par son maître Jijé, des mains duquel il reprit Spirou, et son influence fut grande, voire écrasante dans bien des cas, pour les dessinateurs humoristiques publiant dans le journal de Spirou.

Rien de tel pour Uderzo : ses influences sont moins connues et il n'eut pas de suiveur aussi flagrant que ceux de Hergé ou de Franquin. Son style fait encore figure d'anomalie magnifique, sans ascendance claire et sans descendance flagrante, dans le paysage de la bande dessinée francophone.

En ce qui concerne ses influences, Uderzo n'a jamais caché l'importance de Walt Disney (et notamment du Mickey de Floyd Gottfredson) sur sa vocation. Mais Walt Disney eut également une influence très forte sur la vocation de Hergé ou Franquin (ce dernier ayant initialement rêvé de travailler dans le dessin animé). Si l'on veut chercher une des origines de la spécificité du style d'Uderzo, il faut plutôt chercher du côté des dessinateurs réalistes de l'âge d'or des comic strips américains, Alex Raymond en tête, Leonard Starr ou Stan Drake, entre autres, ensuite. Il n'est pas anodin qu'Uderzo ait dessiné quelques pages de Captain Marvel Junior (en 1950) ainsi qu'une histoire complète, Clairette, sur scénario de Jean-Michel Charlier, dans Paris Flirt (!) en 1957-1958. Ce récit à l'eau de rose était inspiré, pour le scénario comme pour le dessin, des strips romantiques américains et de leur réalisme photographique. C'est à l'école de ces maîtres américains du noir et blanc qu'Uderzo forgea son style réaliste, avec une grande maîtrise des cadrages les plus variés, une grande sûreté et une grande précision du trait, un encrage fin et précis.

Cet héritage ne fut pas forcément visible tout de suite dans Astérix. ALbert Uderzo réserva pendant quelques années cette assurance technique et ce trait sec et précis à ses séries réalistes, Tanguy et Laverdure notamment (entre 1959 et 1966). Cependant lorsque, pris par le succès d'Astérix, Uderzo arrêta toutes ses autres collaborations au profit de sa série phare, ses différents styles fusionnèrent en un seul. Il intégra alors la force de son desin réaliste au sein d'Astérix. À partir de cette époque, le trait d'Astérix se fit plus fin, l'encrage plus subtil. On arrive alors assez vite à un encrage aux traits extrêment peu épais, notamment dans les décors. Ceci est peu habituel dans un dessin humoristique où la schématisation des traits va souvent de pair avec un trait un peu plus épais. Je viens ainsi de relire Astérix en Hispanie. Quelle finesse dans le traitement des paysages de montagne ! quelle subtilité dans la peinture des flots marins ! Cette intégration du style réaliste photographique issu des meilleurs auteurs américains et du dessin humoristique le plus caricatural donna des résultats fantastiques et inimaginables auparavant : comment concilier dans une même bande l'exagération difforme du personnage d'Obélix, avec ses bras et ses jambes atrophiés (ce personnage, vu ses proportions, ne peut pas croiser les jambes, à peine les bras !), avec la dignité de Jules César, rendue par un réalisme à peine caricaturé et un encrage d'une grande précision. Cette conciliation des extrêmes se fait pourtant sans difficulté apparente dans les albums d'Astérix, avec un sommet dans Astérix chez les Belges.

C'est ainsi, en fusionnant des styles d'origines extrêmement diverses, du schématisme humoristique de Floyd Gottfredson au réalisme photographique d'Alex Raymond, qu'Albert Uderzo parvint dans Astérix à un style si original et si riche, alliant la force humoristique du dessin le plus caricaritural à la sûreté de trait et à la finesse d'encrage des meilleurs dessinateurs réalistes.

lundi 25 juin 2012

La Princesse de Montpensier, de Bertrand Tavernier (2010)‏

Bertrand Tavernier n'est sans doute pas un artiste génial et ses films ne révolutionnent probablement pas le 9e Art. Il n'en demeure pas moins un excellent artisan qui, à l'image des grands réalisateurs de l'âge d'or d'Hollywood qu'il affectionne, tourne de très bons films avec beaucoup de métier. Scénario et dialogues, choix et direction d'acteurs, Photographie, musique, tout est travaillé et agencé avec un grand professionnalisme et beaucoup de goût. De la chronique sociale (L627, Ça commence aujourd'hui) au polar poisseux du Sud des États-Unis (Dans la brume électrique), de la comédie historique (La Fille de d'Artagnan) au polar contemporain (L’Horloger de Saint Paul), tous les genres sont traités avec le même talent.

Adapter un roman ou une nouvelle de Mme de Lafayette au cinéma n'est pas forcément facile. Les sentiments évoluent au cours du récit, sont souvent ambigus, toujours subtils ; en outre les conceptions de l'amour et de l'honneur en vigueur à l'époque sont parfois très éloignées des conceptions actuelles. Si Manoel de Oliveira était parvenu, dans La Lettre, à offrir une magnifique mise à jour contemporaine de La Princesse de Clèves, Christophe Honoré s'était cassé les dents sur ce roman dans La Belle Personne. Bertrand Tavernier s'est attaqué à un texte moins célèbre de Mme de Lafayette, La Princesse de Montpensier. Cette nouvelle relate les amours compliquées de Marie de Mézières avec quatre jeunes hommes de grande qualité et très différents, le duc d'Anjou, frère du roi Charles IX, futur roi de Pologne et de France, le duc de Guise, chef du parti catholique, le prince de Montpensier, qu'elle a épousé, et le comte de Chabannes, savant précepteur de son mari puis d'elle. Ces quatre hommes représentent quatre versants différents de la masculinité ; très différents les uns des autres, ils offrent à Marie des charmes réels et divers. Une des principales forces du film de Bertrand Tavernier réside dans le choix des acteurs. Lambert Wilson est parfait dans le rôle du savant et réfléchi comte de Chabannes ; les quatre jeunes acteurs choisis pour jouer les rôles de Marie et de ses trois autres prétendants ont été très judicieusement sélectionnés. Ils permettent de personnifier, au sens premier du terme, le conflit entre les différents idéaux masculins qui se disputent le cœur de Marie et les conflits moraux déchirant tous ces personnages en ces temps historiques particulièrement troublés.

Les autres éléments du film mettent très bien en valeur ces deux éléments clés que sont l'intrigue initiale fournie par la nouvelle de Mme de Lafayette et le jeu des acteurs : reconstitution historique soignée, dialogues ciselés, costumes et décors travaillés, photographie esthétique, musique agréable et efficace, etc.

Tout cela fait de La Princesse de Montpensier un excellent film, passionnant sur le plan romanesque, très intéressant d'un point de vue historique.

vendredi 22 juin 2012

Finesse psychologique des romans de Joseph Conrad

Je suis en train de lire Under Western Eyes (Sous les yeux de l'Occident) de Joseph Conrad ; comme à chaque lecture d'un de ses romans, je suis très impressionné par l'art de ce grand auteur.

On considère souvent Joseph Conrad avant tout comme in romancier maritime. Certes, il travailla dans la marine avant d'écrire des romans, certes il écrivit Le Nègre du Narcisse et Tempête (qu'André Gide, qui contribua à la reconnaissance de Conrad en France, traduisit en français ; on ne rendra jamais suffisamment justice à André Gide pour son rôle de passeur entre différentes littératures, lui qui aida à faire apprécier, et parfois traduisit, en plus de Conrad, Dostoïevski, Pouchkine et bien d'autres).

Mais Conrad est, avant tout à mon sens, un génial romancier psychologue. Avec Henry James et Virginia Woolf, il alla plus loin que ses prédécesseurs et contemporains anglophone dans l'exploration des moindre recoins de l'âme humaine. (À peu près à la même époque, en France, Proust poussait également la psychologie traditionnelle dans ses derniers retranchements, d'une tout autre façon, plus poétique, plus mouvante, moins analytique.) Ce que Joseph Conrad poussa à son maximum, ce fut probablement les possibilités d'empathie avec ses personnages offertes au lecteur. J'ai toujours été extrêmement frappé de la façon dont Joseph Conrad parvient à faire partager à son lecteur ce que des personnages pensent et ressentent, leurs idées, leurs sentiments mais aussi leurs motivations et leurs désirs les plus profonds, conscients et inconscients. Le lecteur partage complètement les impulsions les plus secrètes des personnages. À tel point que, quel que soit les actes posés par ceux-ci, le lecteur les comprend et en vient même à se dire qu'à leur place, il aurait peut-être agi de même.

Qu'il s'agisse d'un terroriste ou d'un agent chargé de le percer à jour, dans L'Agent Secret, de Lord Jim, capitaine abandonnant son navire en détresse, dans Lord Jim, du solide et apparemment si fiable Nostromo dans le roman éponyme, d'activistes russes dans Sous les yeux de l'Occident, le lecteur comprend tous ses personnages, comprend leurs motivations, voire se surprend à les partager...

Joseph Conrad est ainsi un des meilleurs explorateurs de l'âme humaine que je connaisse.

jeudi 14 juin 2012

Le Chant d'Apollon, d'Osamu Tezuka (1970)

Depuis le milieu des années 1990, près de 200 albums d'Osamu Tezuka ont été publiés en français. Encore cette année, deux nouveaux livres sont sortis, Alabaster et Le Chant d'Apollon. Je commençais à craindre que les éditeurs en soient maintenant réduits à fouiller les fonds de tiroir pour offrir au lectorat francophone son lot annuel de production tézukienne. Cette crainte a été entièrement levée lorsque j'ai lu Le Chant d'Apollon ; cet album n'est pas au même niveau que les chefs-d’œuvre de Tezuka tels que Phénix, L'Arbre au soleil ou L'Histoire des trois Adolf mais n'en est pas moins un excellent album.

Tezuka parvient encore une fois à aborder ses thèmes favoris (l'importance de la solidarité entre les êtres vivants, l'essence de toute vie, la folie destructrice des hommes, l'écologie) en les introduisant dans un récit original et complexe. Le thème principal de l'album est l'amour entre un homme et une femme. Shogo Chikaishi, traumatisé par la dépravation morale de sa mère, ne peut supporter la vue de deux êtres qui s'aiment. Il en devient violent et est interné en hôpital psychiatrique (on peut regretter la naïveté de la description des troubles psychiatriques dont souffre Shogo Chikaishi, mais c'était assez courant à l'époque). Là, un médecin essaie de le guérir. Shogo Chikaishi est condamné à vivre sans fin des histoires d'amour qui se terminent par sa propre mort ou celle de la femme qu'il aime. Cette intrigue débouche sur la mise en place d'histoires gigognes, imbriquées les unes dans les autres, entre lesquelles le personnage Shogo Chikaishi fait le lien. On passe sans effort du Japon contemporain à une histoire de science-fiction ou à un récit mythologique.

Avec sa maestria habituelle, Tezuka parvient à tresser ces fils narratifs si différents avec beaucoup de fluidité. Les péripéties s'enchaînent, les rebondissements font passer d'un récit à l'autre sans laisser de répit au lecteur. Le tout est, comme d'habitude, admirablement mis en scène. Et Tezuka parvient à transmettre, au moyen de ce passionnant récit feuilletonnesque, son message humaniste sur la grandeur de l'amour, sur la nécessité de prendre soin de toute vie, toujours d'actualité 40 ans après...

mardi 12 juin 2012

Jimmy Beaulieu, Lewis Trondheim, le choix d'un titre et l'ambition des auteurs

J'ai lu dans l'entretien entre Évariste Blanchet et Jimmy Beaulieu, dans le quatrième numéro de la toujours instructive revue Bananas, que la Comédie sentimentale pornographique, de Jimmy Beaulieu, publiée dans la collection Shampoing des éditions Delcourt, aurait dû s'intituler À la faveur de la nuit (j'ai appris par la suite qu'en fait ce titre était celui de l'ensemble du projet regroupant Comédie sentimentale pornographique et l'album effectivement intitulé À la faveur de la nuit, publié aux Impressions Nouvelles ; il n'est pas neutre d'ailleurs que, lorsque la collection Shampoing et les Impressions Nouvelles publient deux livres très proches, l'un soit intitulé Comédie sentimentale pornographique, l'autre À la faveur de la nuit). Lewis Trondheim, directeur de la collection Shampoing, a trouvé cela trop ambitieux et a proposé ce qui est devenu le titre définitif. Cela ne m'étonne pas du tout de Lewis Trondheim : il a toujours eu peur de se prendre au sérieux, il a toujours préféré se placer au second degré. Cela a parfois débouché sur de bons livres, Approximativement notamment ; malheureusement cette tendance conduit surtout depuis une dizaine d'années à pléthore de récits nombrilistes par de très nombreux épigones, sans ambition et sans guère d'intérêt. À force de ne pas vouloir prendre la tête, les récits perdent toute ambition ; le second degré systématique empêche l'apparition du moindre discours un peu constructif, quelle que soit la gravité des sujets abordés.

Je ne lis pas du tout dans le même état d'esprit un livre qui s'appelle À la faveur de la nuit et un album intitulé Comédie sentimentale et pornographique. Dans le premier, je trouverai probablement davantage de poésie ; à la faveur de la nuit, il peut se passer bien des choses, délires oniriques, rêveries amoureuses, actes de tendresse et d'amour, ouvertures vers des mondes étranges, réels ou fantasmés. Dans une Comédie sentimentale pornographique, je m'attends à trouver une pochade sans prétention, avec quelques épanchements sentimentaux et plusieurs scènes un peu crues... Ma lecture du meme album, selon qu'il portera le premier ou le second de ces deux titres, sera en tout cas certainement différente. Le livre de Jimmy Beaulieu n'est peut-être pas toujours à la hauteur d'un titre comme À la faveur de la nuit, mais il a beaucoup plus à offrir que ne peut le laisser penser son titre définitif. En abaissant l'ambition du titre, c'est l'ambition de tout l'album que l'on a diminué ; et c'est fort dommage.

La bande dessinée souffre actuellement beaucoup de ce second degré systématique. Comment peut-elle être prise au sérieux, par les lecteurs, par les médias, si les auteurs eux-mêmes répètent à l'envi qu'ils ne sont que d'aimables amuseurs, qu'il ne faut surtout pas les prendre au sérieux et qu'il serait ridicule de se prendre la tête en lisant leurs dessins ?

Le contraste avec le monde du cinema est saisissant et instructif. Là, nous sommes dans le sérieux, le cinéma est un art, il a acquis le droit de s'emparer des problèmes du monde avec tout le sérieux possible. Le moindre cinéaste trentenaire qui sort un premier film sur ses émois de jeunesse se prend pour le nouveau Bergman. Woody Allen est encensé comme un grand Artiste alors que la plupart de ses films sont d'amusantes pochades, parfois très distrayantes, certes.

De nombreux auteurs de bande dessinée, de Jean-Claude Forest à Chris Ware, de Fabrice Neaud à Jaime Hernandez, d'Edmond Baudoin à Lucas Méthé, publient des oeuvres nous offrant un regard sur le monde aussi riche que les plus grands cinéastes contemporains. Leur œuvre mérite mieux que d'être considérée comme un divertissement sans prétention.

Quant à vous, Messieurs les auteurs, n'hésitez pas à avoir de l'ambition ; et si vous en avez, n'ayez pas peur de l'afficher clairement ! Relisez donc le texte manifeste publié par Lucas Méthé dans le troisième numéro de l'Éprouvette, "Noyer la "BD indé molle" qui est en soi", qui fixe une ligne artistique fondée sur l'exigence et l'ambition...