jeudi 27 mai 2010

L'Apprenti, de Lucas Méthé (2010)

Les « rêves impossibles », pour reprendre un leitmotiv de Baudoin (« Dessiner la vie, le rêve impossible... on ne peut que l'aimer », en coda du Portrait), donnent parfois d'excellentes bandes dessinées. Si le rêve impossible, mais toujours poursuivi, cher à Baudoin est de « dessiner la vie », celui de Lucas Méthé dans son nouvel l'album, semble être de relater sa vie le plus objectivement possible.

Il nous relate dans L'Apprenti un itinéraire (à la fois personnel, sentimental, amical et professionnel) avec la volonté affichée de coller le plus possible aux sentiments qu'il a ressenti à l'époque ; il minimise autant que possible tout effet de mise en scène, évite les codes narratifs habituels. Ce travail d'épure le conduit à raconter son histoire avec une forme très simple : une ou deux grandes cases par pages, pas de bulle, entre un et trois blocs de texte descriptif au-dessus et au-dessous des cases. Alors que dans Ça va aller, son précédent album chez Ego comme X, publié en 2005, Lucas Méthé se mettait en image dans de courtes scènes où les dialogues tenaient une place prééminente, ici il décrit avec un certain recul, en quelques traits choisis, les événements écoulés pendant plusieurs années. Les rapports entre textes et images connaissent de subtiles variations ; les secondes illustrent parfois les premiers, les uns servent parfois de contrepoint aux autres, dans un jeu allant de l'opposition au renforcement mutuel et comprenant tous les intermédiaires. Les images font souvent apparaître une certaine sensualité, en complément de textes narratifs plus secs.

Le personnage de Mélanie était au cœur de Ça va aller. L'Apprenti reprend le récit de la relation entre le narrateur et elle mais élargit le propos : la période de temps couverte par le nouvel album s'étale cette fois sur plusieurs années ; d'autres relations sentimentales sont narrées ; l'évolution professionnelle et amicale du narrateur prend également une grande place dans ces pages. Nous pouvons ainsi suivre l'évolution des liens du narrateur avec Simon et Nathalie ; le récit de son amitié avec ce couple d'artistes, déjà évoquée également dans Ça Va aller, est ici mené jusqu'à son terme. Nous suivons donc l'évolution du narrateur pendant quelques années : les difficultés de son intégration progressive au sein d'une certaine société, l'émotion de ses premiers sentiments amoureux, l'amertume des amitiés interrompues, la satisfaction liée à ses premiers travaux... Tout au long de ses apprentissages, narrés de la façon la plus détachée possible, l'auteur cherche à retrouver ce qu'il pensait vraiment à l'époque et analyse son parcours sans complaisance.

Cet album se démarque clairement, par les partis pris adoptés de la plupart des autres bandes dessinées autobiographiques actuelles. Lucas Méthé se distingue par exemple d'un Fabrice Neaud qui se met souvent en scène, en tant que personnage, dans son Journal ; par son souhait d'explorer le plus profondément possible, parfois avec un soin presque clinique, l'évolution de sa pensée et de ses sentiments, son récit se démarque nettement de la superficialité second degré de la grande majorité des blogs en bandes dessinées et de leurs équivalents papier. On pourrait citer bien d'autres exemples. La voie choisie dans L'Apprenti n'est pas forcément meilleure que les autres mais elle a le mérite d'être originale, dans le paysage bédéistique actuel, et de permettre à Lucas Méthé de nous offrir un excellent album.

Bien sûr, cette démarche d'objectivation, si elle se voulait absolue, relèverait bien d'un rêve impossible : cette mise en scène minimale est encore elle-même une mise en scène. On ne peut revenir avec un complet détachement, plus de cinq ans après, sur des faits que l'on a vécus, parfois passionnément, puis ressassés longuement. Mais qu'importe de ne pas atteindre le but ultime, si la démarche porte de riches fruits comme c'est le cas ici.

Près de 30 ans après Passe le temps d'Edmond Baudoin, près de 20 ans après les premiers Approximate Comics de Lewis Trondheim, plus de 15 ans après les débuts du Journal de Fabrice Neaud, à l'heure ou fleurissent les blogs autobiographiques en bande dessinée, on aurait pu croire que la bande dessinée francophone avait fait le tour des récits du « moi » (autobiographie, autofiction ou que sais-je encore). Ce n'est pas encore le cas, des chemins restent à découvrir et L'Apprenti vient heureusement nous le rappeler.

lundi 24 mai 2010

Entretien avec Lucas Méthé

À l'occasion de la sortie prochaine de L'Apprenti, de Lucas Méthé, aux éditions Ego comme X, voici un bref entretien avec l'auteur.


Sébastien Soleille : Les premières pages de L'Apprenti reprennent les événements déjà relatés dans Ça va aller, paru en 2005. Je ne pense pas qu'il s'agisse seulement de faire un rappel pour les lecteurs qui n'ont plus cet album en tête ; étiez-vous donc insatisfait de la façon dont vous aviez rapporté ces faits il y a 5 ans ? ou est-ce la volonté d'apporter un éclairage différent ?

Lucas Méthé : Ça va aller traitait d’une période de quelques mois ; dans ce nouveau livre, je me suis surtout intéressé aux années qui ont suivi. Au fur et à mesure de la dernière mouture, il m’a paru artificiel d’isoler cette « suite », et j’ai trouvé logique de remonter un peu le temps, jusqu’à empiéter sur Ça va aller.

Mais il est certain aussi que je n’étais pas à l’aise avec la sensation qui me restait de ce premier livre. Ça ne tient peut-être qu’en partie à ce qu’il est, car je suis habitué, pour ainsi dire, à cette sensation d’insatisfaction après une publication. En tout cas, étant donnée cette insatisfaction, forte à l'époque, je n’avais aucune envie d’exiger des lecteurs qu’ils aient lu Ça va aller.

Dans ce livre, je n’avais pu que rapporter, retranscrire des sensations, à l’intuition, et c’est ce qui m’a semblé, par la suite, insuffisant. J’ai eu besoin de savoir ce que je pensais, ce en quoi le regard de ce livre ne m’avait pas beaucoup aidé. J’ai donc fait en sorte que mon regard change ; maladroitement, en « forçant le passage ». S’en sont suivis différents éclairages successifs, comme vous le dites, dans une période d’assez grande confusion qui m’a mené à penser tout et son contraire. L’envie m’est pourtant restée de traiter de cette période ; peut-être précisément parce qu’il s’agissait d’un nœud de confusion que je ne parvenais pas à résoudre, à aborder autrement que de façon parcellaire.

S. Soleille : Vous avez adopté dans ces deux albums des types de narration très différents : petits cases sans textes narratifs dans Ça va aller, grandes cases sans aucune bulle dans L’Apprenti. Est-ce lié à votre « insatisfaction » à propos de Ça va aller ? Était-ce une manière de changer votre regard sur les événements, comme vous dites, et pensiez-vous cette forme plus adaptée à votre propos ?

L. Méthé : Je me suis senti incapable de continuer à mêler travail sur le réel et mise en scène. Par mise en scène j’entends : faire comme revivre au présent un moment du passé, tenter de « faire croire » que ce qui est représenté est en train d’arriver, et user pour cela du système propre à la fiction. Ça me gêne, je me dis qu’on n’extirpe pas quelque chose du réel pour aussitôt le polir, l’assujettir à un système, à des codes, à un cadre. Ce sur quoi on travaille est incertain, complexe, il faut absolument rester face à cette complexité et refuser de la réduire ; il faut en « révéler » quelque chose, quelque chose qui éventuellement au final peut être très simple, mais on ne peut pas modeler a priori la matière première pour lui donner, d’emblée, les apparats d’un récit. Le pourquoi de ma réticence est assez vague, mais si j’essaie de faire ce que j’appelle une mise en scène, je sens de la fausseté à chaque pas. Les petites stratégies, les effets même les plus « sobres » visant à émouvoir, à faire comprendre par des biais détournés, me semblent une chose hors de propos, presque puérile. Il y a différentes manières de faire de la mise en scène, c’est un cadre dans lequel on peut tenter d’être le plus vrai possible, d’élaguer au maximum ce qui semble fabriqué. Dessinant Ça va aller, j’essayais de succomber le moins possible à des codes usuels, narratifs ou de dessin. Mais tout de même : fausseté d’avoir à se représenter comme personnage dans des moments où on « s’oublie », fausseté d’avoir à représenter trop de fois telle personne, d’avoir à fixer les traits d’une personne dont on ne se rappelle qu’à peine le visage, d’avoir à tracer tel trait dont on ne sent pas la nécessité, mais qu’on est obligé de tracer parce que, si on ne le trace pas, l’ensemble sera incompréhensible. J’ai fait de mon mieux, mais on a beau vouloir élargir au maximum le cadre d’un système, on s’y trouve toujours confiné. On a la sensation de ne parler du vrai qu’à travers son filtre, ce qui au fond revient à ne pas en parler du tout. C’est mon impression quand je suis au travail.

J’ai donc essayé de ne pas m’encombrer de ces choses, j’ai éliminé le superflu et ce qui me semblait engendrer du faux et j’ai abouti à la forme de L’Apprenti, qui m’a paru à la fois suffisamment « purgée » et naturelle, simple. Bien sûr, c’est un aboutissement temporaire : aujourd’hui que ce travail est terminé, je ne suis pas sûr de ne pas ressentir de « faux » à partir du moment même où je me mets à dessiner. Mais enfin, au moment de sa réalisation cette forme m’a convenu et je ne lui ai rien trouvé à redire. Mon texte et mon dessin ont pris d’avantage leur aise, je crois qu’ils ont pu chacun éclairer l'autre dans leur spécialité. Il me semble que je me suis appuyé sur le texte pour me débarrasser d’un certain fatras, pour éclaircir les choses ou tenter de révéler leur sens, et sur le dessin pour en revenir à la sensation. Mais je fais sans doute là un assez mauvais résumé : les choses sont beaucoup plus mêlées.

Il est très compliqué de répondre à vos questions, parce qu’il y a eu plusieurs versions de L’Apprenti, et les intentions qui ont présidé à ces versions ont été très différentes, contradictoires, et même contraires. Ce que je peux vous dire, c’est qu’au fur et à mesure de ces versions j’ai essayé de tendre à la simplicité à tout point de vue, à me débarrasser des problèmes sans fondement. Épurer la manière de raconter est allé de pair avec le besoin, le désir d’épurer une façon de penser qui fut très confuse. Je suppose que le livre témoigne de cela dans une certaine mesure.

S. Soleille : Cinq ans depuis la publication de Ça va aller, trois albums en six années (auxquels il faut ajouter quelques publications à la diffusion plus réduite), c'est quantitativement peu. Vous venez d’évoquer plusieurs versions de L’Apprenti. Le temps qu’a nécessité cette recherche de la simplicité, ainsi peut-être qu’une grande exigence vis-à-vis de ce que vous publiez, suffisent-ils à expliquer ce temps assez long entre vos publications successives ?

L. Méthé : Je crois sincèrement qu’il faut se refuser à donner de l’importance à ces questions. Quand je m’en suis inquiété, et me suis poussé à produire d’avantage, c’était par orgueil déplacé, par souci de visibilité et de reconnaissance. Et si ce n’est pas par orgueil, c’est, je crois, pour se rassurer : on essaie d’injecter à l’art des critères qui lui sont étrangers, pour tenter de rendre sa pratique plus présentable, plus ressemblante à d’autres pratiques, je veux dire à des métiers ; mais je crains que ça ne puisse pas fonctionner. Je crois tout de même qu’il faut parvenir à accepter les temps de vide, le désœuvrement, le silence, à vivre convenablement avec eux et, dans le cas où on a une pratique artistique, à ne pas faire de cette pratique une manière de se soustraire à ces choses. Il me semble que boucher ces trous à tout prix et au plus vite, c’est encore se condamner à faire faux, c’est ne pas aller au bout de ce que l’art demande. On se force à « produire » en réponse à des contraintes imposées (celle de la quantité ou d’autres), on s’invente de mauvaises justifications, de faux critères qui nous encombrent et dont il faudra tôt ou tard se débarrasser.

Bien sûr, j’hésite plus que je ne le dis ici, et je n’en suis pas à ce que je pressens confusément être la bonne manière de faire, le bon regard. Peut-être le fait de faire une œuvre n’est forcément qu’une étape, peut-être est-ce un acte forcément entaché d’un peu d’orgueil et d’un peu d’échec - et peut-être même est-ce pourquoi, d’une certaine manière, les œuvres sont touchantes et nous parlent un peu malgré elles.

S. Soleille : En parallèle de cette démarche autobiographique, vous avez publié à l'Association un livre assez court et atypique, Mon mignon, laisse-moi te claquer les fesses, en 2008. Avez-vous dès à présent une idée de vos prochains travaux , tant pour le contenu (fiction, autobiographie, autre) que d'un point de vue formel (retour aux bulles...) ?

L. Méthé : J'avais pensé faire une suite à Mon Mignon, mais je ne suis plus vraiment dans cet état d'esprit. Il est toujours envisageable de faire quelque chose de fictionnel, parce que ça n'apparaît pas comme la chose importante à faire, ça peut se faire de façon détachée. Pour le moment, le détachement fait que je ne le fais pas. Je crois que j'aurais toujours un peu l'impression, en choisissant cette voie, d'abandonner quelque chose d'important. J'ai du mal à penser que je puisse faire à la fois, d’un côté un quelque chose qui a à voir avec une certaine tradition de bande dessinée, qui se pratique comme une espèce de « sport », et de l'autre côté quelque chose qui se penche directement sur la vie, qui veut comprendre, révéler. J’y vois quelque chose de contradictoire – peut-être à tort ; peut-être ces deux choses n’ont-elles tellement rien à voir, ne participent tellement pas de la même démarche, qu’elles ne peuvent être contradictoires. Mais je garde le sentiment qu’il faut se préserver d’un certain emballement - et je m'abstiens donc pour le moment.

Au fond, je garde une grande croyance en l'art ; je peux parfois être ironique à ce sujet, mais il y a un besoin entêtant qui revient, une espèce de besoin mêlé d’authentique, de sérénité, de lucidité, de défrichage. Le champ me paraît se préciser, il devient restreint – mais pas pauvre ; c’est plutôt une libération vis-à-vis de notions qui n'ont pas lieu d'être. Peut-être y aura-t-il d'autres "écarts" ; on n’est pas constant, pas toujours si endurant qu’il faudrait peut-être l’être. Et si "écarts" il y a, il est possible que je trouve alors qu'ils ne sont pas du tout des écarts...

Pour le moment, ma direction semble me tirer hors de la bande dessinée ; cela se fait un peu tout seul, il n'a fallu que débroussailler certaines mauvaises raisons de me « forcer » à continuer d’en faire. J'essaie de continuer à épurer ma démarche, mon travail. Ce sont des questions qui n’ont pas grand-chose de technique, il s’agit surtout de se débarrasser de fausses valeurs dans lesquelles il me semble que vouloir « faire de l’art » vous met d’abord le nez. La question qui en résulte est déjà un peu posée dans la dernière page de L'Apprenti : une fois qu'on a retiré à un travail toutes les problématiques dont on estime qu'il se nourrissait à tort, que reste-t-il ? On ne sait pas trop, peut-être dans certains cas ne reste-t-il pas grand-chose, et pourtant il n'y a pas autre chose à faire qu'à continuer à se débarrasser de l'inutile, de ce qui gêne, gâche le regard. Si ce qui reste est, en terme d’ « œuvre », un presque rien, ou un rien du tout, il faudrait malgré tout parvenir à l'accepter. Au fond, je me demande parfois quel crédit on peut accorder à un artiste qui n’envisagerait à aucun moment que sa démarche puisse l’entraîner à ne plus produire d’art. Mais c’est aussi une conclusion un peu hâtive. Je continue donc comme je peux dans ma voie, et nous verrons ce qui en sortira.

S. Soleille : Merci beaucoup.

Entretien effectué par e-mail entre le 6 et le 20 mai 2010.

mardi 18 mai 2010

Zabriskie Point, de Michelangelo Antonioni (1970)

J'aime beaucoup Antonioni en général mais j'ai une affection toute particulière pour Zabriskie Point.

Comme d'habitude chez Antonioni, le rythme est lent, le réalisateur laisse s'installer une certaine atmosphère ; les scènes semblent ne jamais finir, comme les routes parcourues en voiture par l'héroïne ; les plans sont magnifiques, en particulier dans les scènes de désert.

Dans ses films précédents, Antonioni avait décrit la jeunesse italienne, notamment dans L'Éclipse, puis londonienne, dans Blow up. Ici il dépeint les désarrois de jeunes Américains du début des années 1970, errant des combats universitaires pour les droits civiques aux immensités désertiques de Californie. Les mots sont rares, les désirs, les hésitations, les angoisses ne sont pas verbalisées ; mais les longs plans séquences, les silences et les rêves de Mark, étudiant ayant volé un avion, et de Daria, secrétaire, permettent de décrire un certain état d'esprit de la jeunesse américaine de l'époque mieux que tous les longs discours que j'ai pu lire à ce sujet.

J'ai laissé pour la fin un autre point capital du film : la musique, celle des Pink Floyd en premier lieu. Plusieurs de leurs morceaux participent admirablement à l'ambiance du film. Et, surtout, leur titre « Come in Number 51, Your Time Is Up » (version de « Careful with That Axe, Eugene » retravaillée pour l'occasion) accompagne magistralement la colère muette de Daria à la fin du film et fait de ce moment une de mes scènes favorites de l'histoire du cinéma.

jeudi 6 mai 2010

La collection 30 x 40 de Futuropolis

Je viens d'acheter sur Internet quelques albums de Futuropolis (le vrai, celui qui a arrêté ses activités au début des années 1990) que je n'avais pas encore lus et qui ne sont pas encore épuisés. Parmi ces achats, deux volumes de la fabuleuse collection 30 x 40.

Pourquoi fabuleuse ? parce que je ne connais aucune collection de bande dessinée ayant publié plus de chefs-d'œuvre, très divers qui plus est.


En une quinzaine d'années (de 1974 à 1990 je crois), cette collection, la plus prestigieuse et la plus ambitieuse d'une maison d'édition qui l'était déjà beaucoup, a publié en grand format (30 cm sur 40 cm, d'où le nom de la collection) un grand nombre des auteurs les plus innovants de l'époque. Et le choix était éclectique : des auteurs français sur le point de devenir célèbres (Moebius, qui s'appelait encore Gir, ou Tardi), d'autres qui allaient rester culte (Francis Masse, Baudoin ou Götting), d'autres encore classiques méconnus (Poïvet), des auteurs étrangers peu ou pas publiés en France, provenant d'Europe (Swarte ou Jacovitti) ou des États-Unis (Crumb, Vaughn-Bodé...). Un seul album par auteur et pour chacun d'entre eux, des œuvres de premier plan, qu'il s'agisse de compilations traduites (Crumb ou Swarte) ou de chefs-d'œuvres originaux (Le Portrait de Baudoin ou L'Option Stravinsky de Götting).

Que dire de plus ? Ah oui, une chose encore : certains albums de cette collection sont encore disponibles sur Internet, notamment l'excellent volume consacré à Francis Masse. Dépêchez-vous, il n'en reste plus beaucoup...

lundi 3 mai 2010

Alan Moore, Tom Strong et Supreme

Tom Strong et Supreme font partie du versant 'pastiches' de l'œuvre d'Alan Moore, loin des récits plus politiques, tels que V pour Vendetta, ou ésotériques, tels que From Hell ou Promethea. Tom Strong est très fortement inspiré de l'univers des pulps, de Doc Savage à Tarzan : on y retrouve de bons sauvages et des îles paradisiaques, un père savant génial qui semble tout droit sorti d'un roman de Jules Verne ; Supreme est une copie quasiment conforme de Superman : toute la trame de cette série est un décalque des aventures de l'Homme d'acier : de l'origine des super pouvoirs aux parents adoptifs, de la double vie (superhéros et employé maladroit), de l'opposition entre la campagne où il a été élevé et la mégalopole où il se lance dans sa carrière de sauveur de la Terre (et des environs), etc.

Quel est l'intérêt, me demanderez-vous ? Paradoxalement, moi qui ne suis un grand fan ni de Doc Savage, ni de Superman, je dévore avec délectation Tom Strong et Supreme. Alan Moore parvient dans ces deux séries à condenser en quelques récits tout ce qui faisait le charme des séries dont il s'inspire, tout en y ajoutant un constant second degré qui ne fait qu'ajouter au plaisir de lecture. Il réussit en fait ce qui est pour moi le nec plus ultra du pastiche : il parvient à trouver le délicat équilibre entre le premier degré, pour captiver le lecteur au gré de péripéties abradacabrantesques, et le second degré, par le biais d'une certaine distanciation.

On trouve dans ces deux séries toute la naïveté des récits d'époque, notamment une grande foi dans les potentialités de la science (Tom Strong a obtenu sa force surhumaine car ses parents l'ont élevé dans une chambre avec une gravité renforcée), le caractère de preux chevalier sans peur et sans reproche du héros principal, les ennemis qui ont deux idées fixes, devenir maître du monde et tuer Tom Strong/Supreme, etc. Les péripéties s'enchaînent sans aucun souci de vraisemblance pour le plus grand plaisir du lecteur qui accepte de se faire balader de Charybde en Scylla. Mondes parallèles, galaxies lointaines, peuples disparus, voyages dans le temps, tous les ingrédients traditionnels des récits populaires sont repris et exploités avec imagination et talent.

Mais, loin de se contenter de cette naïveté, Alan Moore met tout son savoir-faire scénaristique au service de ces récits. Si ces histoires ne cherchent pas à briller par leur originalité, c'est la mise en forme de ces successions de clichés par un Alan Moore au meilleur de son talent qui fait de ces deux séries de grandes réussites. L'auteur soutient une trame volontairement simpliste et pleine de clichés avec son exceptionnelle technique narrative. Ainsi, pour donner aux aventures de Supreme et de Tom Strong une densité apparue dans les aventures de Superman au bout de plusieurs dizaines d'années de publication ininterrompues, il multiplie les flash back. Ceux-ci sont confiés à des artistes différents de celui du récit principal et dessinés dans des styles et avec des modes de narration volontairement rétro. On a ainsi l'impression de découvrir en quelques pages une compilation des récits les plus marquants de nos héros, publiés au cours de nombreuses années ; on découvre par exemple les innombrables rencontres entre Tom Strong et son ennemi favori, Paul Saveen, comme si elles avaient été publiées des années 1940 à nos jours.

Le second degré permet en outre d'introduire plus d'humour qu'on en trouve habituellement chez Alan Moore. Ainsi Tom Strong se plaint, à l'arrivée d'un nouvel envahisseur extraterrestre dans sa bonne ville de Millenium : "Encore ? Pourquoi ce genre de chose n'arrive qu'à Millenium ?" C'est l'écho de ces récits où tous les prétendants maîtres du monde se succèdent toujours dans la même ville, Metropolis, cité où habite Superman.

Et j'ai presque oublié de préciser que ces séries sont majoritairement dessinées par Chris Sprouse, talentueux artiste au trait classique et élégant...

En Europe, un tel effort pour revivifier de grands classiques un brin désuet me semble un peu similaire à celui de certains des auteurs ayant repris Spirou récemment : des tentatives pour retrouver aujourd'hui ce qui faisait le charme souvent naïf des grands récits publiés dans les années 1950 et 1960...