Dans les années 1980, Moebius et Jodorowsky avaient publié un des récits de science-fiction les plus marquants de la bande dessinée franco-belge, L'Incal.
Lorsque l'on sut que ces deux auteurs allaient retravailler ensemble pour un nouveau cycle d'albums, dans les années 1990, les attentes furent élevées. Allaient-ils bouleverser la bande dessinée des années 1990 comme ils l'avaient pour celle des années 1980 ?
Entre 1990 et 1990, ils publièrent un cycle de trois albums (ils en avaient initialement prévus davantage, mais l'éditeur les contraint à se contenter de trois livres, ce qui les força à condenser très fortement le récit dans le dernier album ; Moebius fut obligé de passer de trois bandes par page à quatre, voire à cinq dans certaines pages) : La Folle du Sacré-Cœur (1992), Le Piège de l'irrationnel (1993) et Le Fou de la Sorbonne (1998), sous le titre global de Le Cœur Couronné. Nous suivons les mésaventures d'un professeur de philosophie à La Sorbonne, Alain Mengel, initialement reconnu et apprécié par ses pairs et ses élèves, fin spécialiste de Heidegger, Lévinas et bien d'autres. Mais, confronté aux limites de la mise en pratique de sa philosophie (sa femme le quitte, lui reprochant son "non agir", ses élèves le délaissent), il va être entraîné dans des aventures rocambolesques par une de ses rares élèves restée fidèle, Élisabeth. Elle apparaît clairement comme une illuminée ; elle est notamment persuadée qu'elle va engendrer le nouveau messie, Jean-Baptiste moderne préparant la voie d'un Néo-Christ. Dans cette perspective, elle va mettre Alain en contact de ce qu'elle considère comme les nouveaux Joseph et Marie...
Le moins que l'on puisse dire, c'est que les deux auteurs ne choisirent pas la facilité pour trouver le succès et ne répétèrent en aucune façon la recette de L'Incal. Par bien des aspects, ils en prirent même le contre-pied : après les aventures galactiques de l'Incal, Le Cœur Couronné est située dans un cadre strictement contemporain et, pour les deux premiers tomes, parisien. Nous étions donc très loin du dépaysement cosmico-spatial de L'Incal. L'Incal comportait de fréquentes touchés d'humour, mais le ton général était plutôt sérieux : le sort de l’Humanité dans sa totalité était en jeu. Cette fois, dans Le Cœur Couronné, le ton est résolument burlesque et le scénariste ne recule même pas devant de nombreux passages (je n'ose parler de "gags") scatologiques. Plus généralement, les deux auteurs semblent être ici à contre-emploi. Jodorowsky est plus à l'aise dans le mystique que dans le comique. Et Moebius trouve très peu d'occasions d'exprimer pleinement son talent. Sans les grands espaces de Blueberry, sans les monstres, les vaisseaux et les architectures futuristes de ses récits habituels, son dessin semble un peu étriqué. C'est loin d'être déshonorant, bien sûr, mais cela donne une certaine occasion de gâchis : pourquoi donc Moebius a-t-il consacré tant de temps à cette œuvre qui lui convenait si peu ?
Pourtant les thèmes chers à Jodorowsky sont bien là, très similaires, sur le fond, à ceux qu'il avait développés dans L'Incal : puissance de la méditation, sauvetage de l'Humanité par la foi d'un petit groupe de personnes, androgynie, présence d'un incrédule (John Difool puis Alain Mengel) au milieu du groupe des "sauveurs", etc. Mais le retour s'opère sous forme de farce : les trois compagnons d'Alain Mengel sont constamment décrits comme des doux dingues illuminés tout au long des trois volumes. Finalement, la force de ce récit réside peut-être dans ce paradoxe, dans cet écart souvent déstabilisant pour le lecteur entre la vision de Mengel, qui est celle que nous proposent les auteurs, et qui considère Élisabeth, Marie et Joseph comme de doux dingues, et les événements relatés : tous les miracles annoncés par ces illuminés finissent en effet par s'accomplir, aussi invraisemblables soit-ils. Alain Mengel renâcle à accepter ces péripéties fantastiques, ces miracles et ces transformations. Cependant, il évolue peu à peu, délaissant progressivement ses théories philosophiques pour une approche beaucoup plus organique de l'existence. Où donc se situe la vérité du récit ? Faut-il accompagner ces prophètes modernes dans leurs élucubrations mystiques ? Ou bien, avec Alain Mengel, se raccrocher à une certaine rationalité, de plus en plus ténue ?
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