Je viens de relire Le Voyeur et de lire Dans le labyrinthe, d'Alain Robbe-Grillet, auteur phare du Nouveau roman (il fut même surnommé « le pape du Nouveau roman »...). En plus de leurs qualités intrinsèques, ces deux romans sont intéressants car ils sont très révélateurs de l'évolution de l'écriture de Robbe-Grillet à cette époque.
Le Voyeur fait partie, avec Les Gommes (1953) et La Jalousie (1957), des trois premiers romans publiés par Alain Robbe-Grillet (Un Régicide, écrit avant, fut publié après). Dans ces trois récits, l'auteur commence son œuvre de perversion des codes traditionnels du roman. La véracité, la vraisemblance, l'honnêteté des dires du narrateur sont remis en cause. La subjectivité de celui-ci est pleinement mise en avant et cela se ressent au niveau de la conduite de chacune de ces histoires. Mais derrière cette écriture subjective, le lecteur peut encore, s'il le souhaite, se rapporter à une « vérité » sous-jacente. Ainsi, dans Les Gommes, les astuces de la narration peuvent s'expliquer une fois que l'énigme simili-policière du roman est résolue. Dans Le Voyeur, les incohérences apparentes du récit sont mieux comprises lorsque l'on s'aperçoit que le personnage principal a quelque chose à cacher. Dans La Jalousie, le narrateur est à la fois présent à chaque ligne, en tant que narrateur, mais apparemment invisible comme personnage ; tout en étant présent implicitement dans tout le récit si on le considère comme le mari jaloux venant compléter, avec la femme et l'amant, le duo-trio de personnages.
Ces trois romans furent longtemps boudé par la majorité de la critique et du public francophones mais eurent un grand succès « académique », pourrait-on dire. Ce sont en effet des objets littéraires assez faciles à analyser : Alain Robbe-Grillet renouvelle la panoplie de procédés littéraires et y développe des astuces d'écriture qu'il met au service du récit (les « trous » dans la narration du Voyeur correspondant à ce que le personnage principal veut cacher, la « présence invisible » du narrateur, probablement mari aveuglé par sa jalousie, dans La Jalousie). De bons objets d'étude pour de nombreux analystes littéraires...
Mais Alain Robbe-Grillet ira plus loin dans ses romans suivants. À partir de La Maison de rendez-vous (1965), plus question de se rattacher à une explication rationnelle sous-jacente, cachée, qui serait comme une énigme à découvrir par le lecteur. Le texte n'obéit plus qu'à ses propres règles et ne s'attache plus aux traditionnels soucis de vraisemblance, de non-contradiction ou autres. Les personnages meurent et ressuscitent, changent de nom, disparaissent ; les affiches de cinéma ou les couvertures de livres s'animent et deviennent plus « réelles » que les scènes initialement décrites. Seuls comptent le plaisir du texte, l'enchaînement harmonieux des phrases, des paragraphes, des chapitres.
Dans le labyrinthe est à ce titre un ouvrage charnière. Comme dans les romans suivants, le récit bifurque souvent, semble s'égarer, revenir sur ses pas : la météorologie change constamment, les personnages principaux revivent des scènes qui sont apparemment les mêmes mais pas tout à fait, le récit principal se fond dans la scène peinte dans un tableau et qui prend vie ; les personnages se perdent, avec le(s) récit(s), dans un labyrinthe dont seul l'auteur semble, peut-être, avoir le secret. Alain Robbe-Grillet adopte donc déjà dans ce roman la liberté dont il fera preuve dans ses livres suivants... au moins jusqu'au dernières pages. En effet, dans celles-ci, une explication rationnelle ressurgit : le personnage principal avait la fièvre et délirait. Tout le récit peut donc être rationnellement interprété comme le délire enfiévré d'un soldat perdu dans la neige. L'auteur a-t-il pris peur devant son audace ? a-t-il voulu se rattacher in extremis à une rationalité rassurante pour le lecteur ? Je ne sais. En tout cas, il n'aura plus de tels scrupules dans les romans suivants, ce qui lui permettra d'écrire ces chefs-d’œuvre que sont La Maison de rendez-vous, Projet pour une révolution à New York ou Souvenirs du triangle d'or. Jusqu'à sa trilogie des Romanesques (Le Miroir qui revient (1985), Angélique ou l'Enchantement (1988) et Les Derniers Jours de Corinthe), géniales aussi mais pour d'autres raisons. Mais ceci est une autre histoire...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire