La première est d'ordre littéraire. Le sixième volume des Églogues, intitulé Travers Coda, Index et Divers, vient de sortir.
La deuxième nouvelle est d'ordre politique : Renaud Camus, président du parti de l'In-nocence qu'il a fondé il y a quelques années, s'était porté candidat à la Présidence de la République. N'ayant pas rassemblé les 500 signatures nécessaires, il s'est rallié à Marine Le Pen.
La première est d'une importance littéraire capitale : Les Églogues sont probablement un des cycles romanesques les plus passionnants dela littérature francophone de ces 50 dernières années (j'en ai déjà parlé ici) : richesse du style, originalité de l'innovation, beauté formelle... Imaginez un roman où les personnages principaux seraient, non des personnages traditionnels, mais des phrases, des paragraphes, qui réapparaîtraient à intervalles plus ou moins réguliers, que l'on retrouverait au fil des pages, toujours plus ou moins les mêmes, toujours un peu différents... Citations tronquées, allusions dissimulées, les mots deviennent des personnages récurrents, vivant leur vie, évoluant selon des lois qui leur semblent propres... Les Églogues ne ressemblent à rien de connu (elles me font parfois penser, certes lointainement, à la Sinfonia de Berio, avec son cortège de citations musicales) et Travers Coda, Index et Divers conclut (quasiment puisqu'un septième volume, Lecture, sur leur processus d'élaboration, est annoncé) richement ce cycle.
La seconde nouvelle est, d'un point de vue politique, très anecdotique : Le parti de l'In-nocence ne représente quasiment personne à part Renaud Camus lui-même, la non-obtention des 500 signatures par Renaud Camus n'est pas une surprise, il n'est donc qu'une des nombreuses personnes (environ 15 % des Français tout de même) qui s'apprêtent à voter pour Marine Le Pen.
Et pourtant, une seule de ces deux nouvelles est relayée par la critique littéraire. Sur Travers Coda, Index et Divers, le silence est aussi assourdissant que pour tous les précédents chefs-d’œuvre de Renaud Camus, Du Sens, L’Inauguration de la salle des vents ou L’Amour l'automne. En revanche, pour le ralliement au Front national, l'ensemble de la critique littéraire se réveille comme un seul homme : les "on l'avait bien dit" fleurissent partout. On rappelle l'antisémitisme présumé, soi-disant révélé par la parution de La Campagne de France il y a quelques d'années (qu'apparemment aucun des critiques en question n'a réellement lu pour faire un tel contre-sens), on déplore son talent si vite disparu (il était plus facile de l'apprécier lorsqu'il restait dans son rôle bien encadré d'écrivain gay de service), on moque sa prolixité...
Que les choses soient claires, je ne partage du tout les positions politiques de Renaud Camus. Mais je considère que la seule question qui vaille à leur sujet est la suivante : l'empêchent-t-elles d'être un écrivain génial ? La réponse est clairement négative. De la même manière que les délires antisémites de Céline ne l'ont pas empêché d'être un styliste sans pareil, que ses appels au meurtre du bourgeois n'ont pas empêché Sartre d'écrire quelques livres remarquables.
Dans Du Sens, L’Inauguration de la salle des vents ou les Églogues, les positions politiques de Renaud Camus ne transparaissent pas réellement. Dans son Journal, en revanche, elles sont visibles. Mais pas du tout sous la même forme que dans ses déclarations ou ses ouvrages politiques (que je ne lis plus depuis longtemps). En effet, dans son œuvre littéraire, ses opinions sur l'actualité apparaissent comme de la mélancolie ("c'était mieux avant"), ce qui est un sentiment qui a toujours eu une forte puissance poétique (toutes Les Mémoires d'outre-tombe sont fondées sur des sentiments de cet ordre). En outre, les opinions exprimées dans son Journal le sont toujours avec force repentirs et détours : chaque avis exprimé est aussitôt corrigé par une opinion partiellement contraire, la pensée est en mouvement continuel, jamais figée. Dans ses déclarations politiques, le mélancolique devient réactionnaire, la pensée pensante et repentante se fait dogmatique. Et, au final, la tonalité en est fondamentalement transformée. Celui qui fournit dans son Journal un puissant aiguillon de réflexion sur nos sociétés contemporaines, mais une réflexion sans arrêt renouvelée et toujours ouverte, devient, dans ses ouvrages politiques, un extrémiste de plus.
Pour moi, cette nouvelle affaire Camus confirme deux choses :
- un écrivain peut être génial quelles que soient ses positions politiques ;
- la critique littéraire francophone est beaucoup plus douée pour sacrifier d'un seul mouvement un écrivain sur l'autel de la bien-pensance que pour déceler un talent réel et original.
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