mercredi 24 octobre 2012

Les trois gloires de René Goscinny

35 ans après sa mort, René Goscinny continue de faire la une de l'actualité : nouveaux albums de Lucky Luke, nouvel essai qui lui est consacré et, surtout, sortie au cinéma d'un nouveau film d'Astérix. Mais ce n'est pas ces événements qui, à mon sens, sont les conséquences les plus intéressantes de son œuvre.

Je citerai aujourd'hui trois apports de René Goscinny au monde de la bande dessinée, du plus visible au moins connu et, peut-être, du moins important au plus important.

René Goscinny est d'abord un scénariste extrêmement talentueux, qui a écrit de nombreux albums très drôles, d'Oumpah-Pah à Astérix (avec Albert Uderzo), en passant par Spaghetti (avec Dino Attanasio), Lucky Luke (avec Morris), Iznogoud (avec Jean Tabary) et bien d'autres, et qui en a vendu des millions d'exemplaires.

Mais Astérix n'est pas seulement une des bandes dessinées les plus vendues dans le monde et une des séries humoristiques les plus réussies. C'est également, et c'est là le deuxième grand apport de René Goscinny à la bande dessinée, une des premières séries à viser explicitement un public autre que les enfants. Il faut se souvenir qu'à l'époque des débuts d'Astérix l'essentiel des séries visait essentiellement un public enfantin ; la série phare était Tintin. Bien que certains adultes se rendaient bien compte de la qualité des albums de Hergé, la cible explicite de ceux-ci était les enfants de 7 à 15 ans. Ceux-ci devaient être en mesure de tout comprendre aux tribulations du reporter à la houppe. René Goscinny et Albert Uderzo voulurent changer cela ; ils désiraient écrire des albums qui pourraient les faire rire eux-mêmes, ou d'autres adultes. Ils n'hésitèrent donc pas à introduire des jeux de mots et des allusions à l'actualité, des personnages, notamment féminins (Falbala en tête), ayant des défauts et des traits de caractère d'adultes, entre autres, qui n'étaient pas forcément compréhensibles par les lecteurs habituels de bande dessinée de l'époque. Pour la première fois dans la bande dessinée grand public, les adultes s'apercevaient qu'ils pouvaient lire ouvertement une bande dessinée, sans prétexter que c'était un livre qui appartenait à leurs enfants.

Le troisième apport majeur de René Goscinny à la bande dessinée, probablement le moins connu du grand public, mais peut-être le plus important fut son rôle de découvreur, de conseiller, de parrain (au bon sens du terme) pour toute une génération d'auteurs de bande dessinée. Très influencé par les auteurs de Mad, Harvey Kurtzman et ses amis, qu'il avait rencontrés aux États-Unis, il a su introduire en France leur humour fondé sur la dérision et le nonsense : il créa notamment les Dingodossiers avec Marcel Gotlib ; celui-ci sut retenir les leçons de son mentor et de ses amis américains en créant la Rubrique-à-Brac et Cinémastock, avec Alexis. En tant que rédacteur en chef de Pilote de 1963 à 1974 (en tandem avec Jean-Michel Charlier), il sut encourager une nouvelle génération de jeunes (ou moins jeunes) auteurs talentueux, Greg (qui y créa Achille Talon), Jean Giraud (avec Blueberry) qui devint Moebius, Jean-Claude Mézières et Pierre Christin (et leur bientôt célèbre Valérian), F'murrr (avec son délirant Génie des alpages), Claire Brétécher (avec Cellulite), Philippe Druillet, Fred et bien d'autres. Quand Hara Kiri fut interdit par la censure, il accueillit certains de ses auteurs, Gébé, Reiser, Cabu, dans les pages de Pilote. Il faut lire les numéros de Pilote de cette période pour se rendre compte à quel point René Goscinny avait su créer une équipe d'auteurs divers, talentueux et soudés. Les pages d'actualité, dans lesquelles les auteurs de l'hebdomadaire commentaient en commun l'actualité, font transparaître un fantastique esprit d'équipe et sont très souvent désopilantes.

Certes, il a eu ses limites. Son refus catégorique de tout ce qu'il assimilait à de la scatologie (pas de fesse dans Pilote) ou des récits trop contemplatifs ou personnels ont conduit certains des auteurs les plus talentueux de Pilote à quitter l'hebdomadaire pour fonder d'autres journaux. Mandryka se vit refuser par René Goscinny une histoire dans laquelle le Concombre Masqué regardait pousser des cailloux ; Gotlib voulait pouvoir dessiner des seins et des fesses et laisser libre cours à un humour parfois "pipi caca". Ils allèrent fonder L'Écho des Savanes avec Claire Brétécher. Mais ces auteurs, férus de psychanalyse, avaient probablement besoin de "tuer le père". Ils ne manquèrent pas, par la suite, de rappeler à maintes reprises tout ce que René Goscinny leur avait apporté.

Bref, René Goscinny fut probablement, au-delà même de son rôle d'auteur, une des personnalités les plus importantes de la bande dessinée franco-belge de la seconde moitié du XXe siècle. Il sut découvrir et encourager des auteurs novateurs dans des styles très différents ; il contribua fortement à faire apparaître une bande dessinée plus diverse, plus adulte, plus tournée vers le monde contemporain.

1 commentaire:

  1. Remarquable texte, j'admire beaucoup votre érudition et votre sens de la synthèse ! La meilleure preuve du grand talent de Goscinny réside dans la comparaison entre les albums d'Astérix auxquels il a collaboré et ceux qui ont été publiés après sa mort ; cela permet de comprendre très vite l'importance du scénario dans la bande dessinée...

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