mardi 27 octobre 2009

Quelques innovations de Sfar et Trondheim (2/2)


Plusieurs raisons nous donnent envie de tourner la page d'un feuilleton : l'envie de connaître la fin du récit d'une part, l'envie de connaître la suite de l'histoire d'une part (ces deux motivations pouvant bien sûr se compléter mutuellement). Des exemples emblématiques de la première catégorie sont les romans d'Agatha Christie et leur 'whodunnit' (« qui l'a fait ?», au sens de « qui a commis le crime ?»). Une fin décevante et c'est tout le roman qui semble sans valeur. Nous avons tous en tête des exemples de séries de bande dessinée dont les premiers tomes soulevaient d'innombrables questions angoissantes, nous poussant à nous précipiter sur les tomes suivants ; au fil des tomes les réponses étant rares ou insatisfaisantes, toute la série s'en est trouvée dévalorisée à nos yeux. L'exemple typique de la seconde catégorie est le récit à la Milton Caniff, archétype du strip d'aventaire américain. Les aventures de Terry ou de Steve Canyon ne se concluent jamais vraiment, rebondissant toujours vers de nouvelles péripéties ; mais cela importe peu, ce qui nous pousse à tourner avidement les pages n'est pas l'attente du fin mot d'une intrigue qui n'en finit pas (et que nous ne voulons d'ailleurs jamais voir finir) mais le simple désir d'être baladé sans fin de Charybde en Scylla. C'est ce type de récit que Sfar a remis à l'honneur, après des années de séries déclinées en cycle : Nous ne nous soucions guère de savoir vont 'finir' les aventures de Grand Vampire ou du Chat du rabbin. Mais les pages s'enchaînent, l'histoire, ou plutôt les histoires, se poursuivent à notre plus grande satisfaction. Cette forme de récit est, à mon avis, beaucoup plus difficile à conduire : il ne s'agit pas de soulever quelques grandes questions au début du récit (« qui est l'assassin ? », « qu'est devenu le père de N ? », « qui gouverne secrètement la planète P? ») ; il faut, page après page donner au lecteur envie de découvrir la suite du récit, au moyen de trouvailles sans cesse renouvelée, d'une imagination toujours présente...

Depuis les années 1970, le sexe avait fait son apparition dans la bande dessinée européenne. Mais quel sexe ? Ce n'était le plus souvent que prétexte à mettre en scène fantasmes et belle plastique, des délires déclics de Manara aux filles libérées de Bourgeon. Le sexe est très présent dans les récits de Sfar mais il ne s'agit pas là de racolage. L'auteur se pose de nombreuses questions sur la place de chacun vis à vis des autres, sur le sens de l'existence de chacun. C'est dans ces interrogations existentielles qu'apparaît le sexe dans les bandes dessinées de Sfar. Le sexe s'intègre parfaitement aux propos de l'auteur : Grand Vampire s'interroge sans cesse sur l'amour, et le sexe constitue une partie de ces interrogations. Pour Pascin, hédoniste assumé, dessin et sexe sont indissociables.

On me rétorquera, à raison, que les caractéristiques que j'ai mises en avant ne sont pas le seul apanage de ces deux auteurs. Certes non. Sfar et Trondheim ne sont pas forcément plus talentueux ou plus innovants que d'autres auteurs ayant présenté des traits similaires en même temps, voire avant eux. Mais ils sont arrivés au bon moment, ont trouvé leur public et ont pu imposer leurs innovations, les faire accepter par un large public, les grands éditeurs et une bonne partie de la presse 'culturelle'.
Le quotidien le plus banal se rencontrait déjà dans les planches d'un Tito, par exemple. Une certaine métaphysique était déjà apparue dans certaines planches des auteurs de l'Echo des Savanes (le premier, le seul, le vrai), Gotlib ou Mandryka. Baudoin avait déjà abordé le sexe et l'amour, le sens de la vie d'artiste, le vieillissement et la mort des proches ou l'amour. Forest également avait traité du sexe dans ses liens avec l'amour. Mais tous ces auteurs n'ont pas réussi à apporter ces préoccupations devant le public le plus large comme ont pu le faire Sfar ou Trondheim. Forest était trop en avance et ses albums trop rares, Baudoin était trop complexe et trop marginal.

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