Il serait prétentieux de résumer en quelques lignes l'exceptionnelle oeuvre de René Girard. En développant quelques concepts, relativement simples mais d'une extrême richesse, il a apporté une lumière nouvelle sur des sujets très divers, de grandes oeuvres littéraires à la vision de la guerre de Clausewitz, en passant par la psychanalyse et le complexe d'Oedipe, l'anthropologie et le sacrifice védique, la Bible et le message chrétien.
Je vais tenter aujourd'hui d'introduire cette oeuvre foisonnante en rappelant rapidement certains de ces concepts.
1) Le désir mimétique
Au cœur de la pensée de René Girard, on trouve le désir mimétique : chaque individu désire ce que désire son voisin. Si Pierre désire un objet A, Paul va le désirer aussi. C'est une spirale sans fin car le désir de Pierre pour l'objet A va être augmenté du fait du désir de Paul pour ce même objet.
(Pour observer le désir mimétique, il suffit de regarder des enfants jouer ; chacun d'entre eux veut jouer avec le jouet de voisin. Ce comportement continue chez les adultes, mais la plupart du temps de façon moins évidente ; le phénomène des modes peut être un bon exemple.)
Les sentiments de Paul pour Pierre sont ambigus. Pierre est à la fois modèle et obstacle : c'est un modèle car Paul prend modèle sur lui pour désirer l'objet A ; c'est un obstacle car Pierre et Paul désirent tous deux le même objet et donc Pierre risque d'empêcher Paul d'obtenir l'objet A.
[Si Pierre est très éloigné de Paul, c'est-à-dire si Paul se rend compte qu'il ne peut pas égaler Pierre (par exemple si Pierre est un parent et Paul un enfant, ou si Pierre est un professeur et Paul un élève), Pierre est surtout un modèle. Paul cherche à l'imiter et à se hausser à son niveau. On parle alors de médiation externe.
Si Pierre est proche de Paul, c'est-à-dire s'il s'agit d'individu de même type (même âge, même statut social), Pierre devient surtout un obstacle. Il y a création d'une forte rivalité mimétique qui peut s'emballer mais qui n'a pas de raison de s'arrêter. Pierre et Paul vont s'observer et désirer sans fin ce que désire l'autre. On parle alors de médiation interne.]
Ce désir mimétique n'est pas intrinsèquement mauvais : c'est notamment ce qui permet aux enfants de progresser puisque c'est ce qui les pousse à faire comme les adultes. Le problème vient de la l'escalade de désir en spirale sans fin : l'emballement mimétique.
2) Le bouc émissaire
2.1) L'emballement et la crise mimétiques
L'emballement mimétique est la spirale sans fin du désir mimétique : Pierre désire un objet A, Paul va le désirer aussi. Pierre va désirer encore plus l'objet A dans la mesure où il voit son désir justifié par le désir de Paul. Jacques, voyant cela, va se mettre à désirer également l'objet A. Plus une société comprend des individus égaux, plus ils vont tous se mettre à désirer les mêmes choses ; la rivalité mimétique s'accroît sans fin. Les objets de désir peuvent se déplacer, ce sont de plus en plus des prétextes ; ce qui devient de plus en plus important, c'est la rivalité de tous contre tous.
2.2) La résolution de la crise par le bouc émissaire
Le désir mimétique de tous va finir par se cristalliser sur un seul individu, le bouc émissaire (la désignation de cet individu sera relativement arbitraire ; toutefois les individus légèrement 'différents' (étranger, handicapé, etc.) feront des boucs émissaires privilégiés). Il deviendra LE modèle/obstacle de tous. Le bouc émissaire devient la cible de toute la violence accumulée lors de l'emballement mimétique et est sacrifié par la communauté unanime. Une fois le sacrifice effectué, la violence, qui a ainsi trouvé un exutoire, retombe et le calme revient. C'est la fin de la crise sacrificielle.
3) La genèse des religions et des sociétés
Pour René Girard, tous les mythes et toutes les religions découlent d'une crise sacrificielle. En effet, à l'issue de la crise sacrificielle, le groupe humain au sein duquel elle a eu lieu se rend compte, sans en comprendre vraiment les raisons, que le sacrifice du bouc émissaire a eu un effet salvateur pour la communauté, qu'il a supprimé brutalement, comme par magie, une grande violence dont souffrait la communauté. Vu cet effet salvateur du bouc émissaire, le groupe humain aura tendance à mythifier celui-ci, qui, par son sacrifice, a sauvé la communauté.
René Girard observe que dans la plupart des religions, cultes et mythes traditionnels, un tel schéma est à l'oeuvre.
Ces mythes sont toujours racontés avec le point de vue de la communauté : celle-ci a eu raison de sacrifier le bouc émissaire ; celui-ci est présenté comme coupable.
(Exemple du mythe d'Oedipe : La peste est arrivée à Athènes. Oedipe demande à l'oracle qui est le responsable de cette peste. Il apprend que c'est lui, Oedipe, le responsable, pour avoir tué son père Laïos et couché avec sa mère, Jocaste. Oedipe est alors sacrifié : ses yeux sont crevés et il est expulsé de la communauté.)
Pour René Girard, les sociétés, dont les origines sont relatées dans les mythes, sont ainsi fondées sur la violence de la crise mimétique et du sacrifice du bouc émissaire.
4) La spécificité de la religion chrétienne
La Révélation judéo-chrétienne, et tout particulièrement le christianisme, révèle explicitement ce schéma de la crise sacrificielle.
À première vue, le christianisme peut apparaître comme une religion comme les autres : la Passion du Christ est une crise sacrificielle, le Christ sert de bouc émissaire. Mais la perspective est en fait radicalement changée car le bouc émissaire est présenté comme innocent, il est clairement dit que la communauté sacrifie un être qui n'est pas coupable des crimes dont on l'accuse. Le Christ, par sa Passion, révèle au monde la réalité de l'emballement mimétique et la fausseté des mythes.
La Révélation chrétienne, une fois comprise, peut permettre d'empêcher la violence des emballements mimétiques et le sacrifice des boucs émissaires.
5) Satan
Pour René Girard le Satan de la Bible est en fait le désir et l'emballement mimétiques. En ce sens Satan est vraiment « le Prince de ce monde » car le désir mimétique est au centre de toute activité humaine.
Renoncer à Satan, c'est renoncer à l'emballement mimétique pour imiter le Christ, qui nous dit d'imiter son Père.
6) L'itinéraire de René Girard
René Girard a commencé à observer le désir mimétique en étudiant des grandes oeuvres littéraires (Proust, Dostoïevski, Shakespeare, etc.).
Puis il a cherché à voir si ce concept s'appliquait à d'autres domaines qu'à la littérature. En creusant, il s'est rendu que cela pouvait s'appliquer à de très nombreux domaines : structuralisme, psychanalyse (le complexe d'Œdipe est un cas typique de désir mimétique : le petit garçon désire ce que désire son modèle évident, son père ; le père devient modèle/obstacle pour son fils). Il s'est rendu également compte, en développant le concept du bouc émissaire, que cela expliquait la genèse de toutes les religions.
En continuant à étudier les religions, il a découvert la spécificité de la religion chrétienne.
Je vais tenter aujourd'hui d'introduire cette oeuvre foisonnante en rappelant rapidement certains de ces concepts.
1) Le désir mimétique
Au cœur de la pensée de René Girard, on trouve le désir mimétique : chaque individu désire ce que désire son voisin. Si Pierre désire un objet A, Paul va le désirer aussi. C'est une spirale sans fin car le désir de Pierre pour l'objet A va être augmenté du fait du désir de Paul pour ce même objet.
(Pour observer le désir mimétique, il suffit de regarder des enfants jouer ; chacun d'entre eux veut jouer avec le jouet de voisin. Ce comportement continue chez les adultes, mais la plupart du temps de façon moins évidente ; le phénomène des modes peut être un bon exemple.)
Les sentiments de Paul pour Pierre sont ambigus. Pierre est à la fois modèle et obstacle : c'est un modèle car Paul prend modèle sur lui pour désirer l'objet A ; c'est un obstacle car Pierre et Paul désirent tous deux le même objet et donc Pierre risque d'empêcher Paul d'obtenir l'objet A.
[Si Pierre est très éloigné de Paul, c'est-à-dire si Paul se rend compte qu'il ne peut pas égaler Pierre (par exemple si Pierre est un parent et Paul un enfant, ou si Pierre est un professeur et Paul un élève), Pierre est surtout un modèle. Paul cherche à l'imiter et à se hausser à son niveau. On parle alors de médiation externe.
Si Pierre est proche de Paul, c'est-à-dire s'il s'agit d'individu de même type (même âge, même statut social), Pierre devient surtout un obstacle. Il y a création d'une forte rivalité mimétique qui peut s'emballer mais qui n'a pas de raison de s'arrêter. Pierre et Paul vont s'observer et désirer sans fin ce que désire l'autre. On parle alors de médiation interne.]
Ce désir mimétique n'est pas intrinsèquement mauvais : c'est notamment ce qui permet aux enfants de progresser puisque c'est ce qui les pousse à faire comme les adultes. Le problème vient de la l'escalade de désir en spirale sans fin : l'emballement mimétique.
2) Le bouc émissaire
2.1) L'emballement et la crise mimétiques
L'emballement mimétique est la spirale sans fin du désir mimétique : Pierre désire un objet A, Paul va le désirer aussi. Pierre va désirer encore plus l'objet A dans la mesure où il voit son désir justifié par le désir de Paul. Jacques, voyant cela, va se mettre à désirer également l'objet A. Plus une société comprend des individus égaux, plus ils vont tous se mettre à désirer les mêmes choses ; la rivalité mimétique s'accroît sans fin. Les objets de désir peuvent se déplacer, ce sont de plus en plus des prétextes ; ce qui devient de plus en plus important, c'est la rivalité de tous contre tous.
2.2) La résolution de la crise par le bouc émissaire
Le désir mimétique de tous va finir par se cristalliser sur un seul individu, le bouc émissaire (la désignation de cet individu sera relativement arbitraire ; toutefois les individus légèrement 'différents' (étranger, handicapé, etc.) feront des boucs émissaires privilégiés). Il deviendra LE modèle/obstacle de tous. Le bouc émissaire devient la cible de toute la violence accumulée lors de l'emballement mimétique et est sacrifié par la communauté unanime. Une fois le sacrifice effectué, la violence, qui a ainsi trouvé un exutoire, retombe et le calme revient. C'est la fin de la crise sacrificielle.
3) La genèse des religions et des sociétés
Pour René Girard, tous les mythes et toutes les religions découlent d'une crise sacrificielle. En effet, à l'issue de la crise sacrificielle, le groupe humain au sein duquel elle a eu lieu se rend compte, sans en comprendre vraiment les raisons, que le sacrifice du bouc émissaire a eu un effet salvateur pour la communauté, qu'il a supprimé brutalement, comme par magie, une grande violence dont souffrait la communauté. Vu cet effet salvateur du bouc émissaire, le groupe humain aura tendance à mythifier celui-ci, qui, par son sacrifice, a sauvé la communauté.
René Girard observe que dans la plupart des religions, cultes et mythes traditionnels, un tel schéma est à l'oeuvre.
Ces mythes sont toujours racontés avec le point de vue de la communauté : celle-ci a eu raison de sacrifier le bouc émissaire ; celui-ci est présenté comme coupable.
(Exemple du mythe d'Oedipe : La peste est arrivée à Athènes. Oedipe demande à l'oracle qui est le responsable de cette peste. Il apprend que c'est lui, Oedipe, le responsable, pour avoir tué son père Laïos et couché avec sa mère, Jocaste. Oedipe est alors sacrifié : ses yeux sont crevés et il est expulsé de la communauté.)
Pour René Girard, les sociétés, dont les origines sont relatées dans les mythes, sont ainsi fondées sur la violence de la crise mimétique et du sacrifice du bouc émissaire.
4) La spécificité de la religion chrétienne
La Révélation judéo-chrétienne, et tout particulièrement le christianisme, révèle explicitement ce schéma de la crise sacrificielle.
À première vue, le christianisme peut apparaître comme une religion comme les autres : la Passion du Christ est une crise sacrificielle, le Christ sert de bouc émissaire. Mais la perspective est en fait radicalement changée car le bouc émissaire est présenté comme innocent, il est clairement dit que la communauté sacrifie un être qui n'est pas coupable des crimes dont on l'accuse. Le Christ, par sa Passion, révèle au monde la réalité de l'emballement mimétique et la fausseté des mythes.
La Révélation chrétienne, une fois comprise, peut permettre d'empêcher la violence des emballements mimétiques et le sacrifice des boucs émissaires.
5) Satan
Pour René Girard le Satan de la Bible est en fait le désir et l'emballement mimétiques. En ce sens Satan est vraiment « le Prince de ce monde » car le désir mimétique est au centre de toute activité humaine.
Renoncer à Satan, c'est renoncer à l'emballement mimétique pour imiter le Christ, qui nous dit d'imiter son Père.
6) L'itinéraire de René Girard
René Girard a commencé à observer le désir mimétique en étudiant des grandes oeuvres littéraires (Proust, Dostoïevski, Shakespeare, etc.).
Puis il a cherché à voir si ce concept s'appliquait à d'autres domaines qu'à la littérature. En creusant, il s'est rendu que cela pouvait s'appliquer à de très nombreux domaines : structuralisme, psychanalyse (le complexe d'Œdipe est un cas typique de désir mimétique : le petit garçon désire ce que désire son modèle évident, son père ; le père devient modèle/obstacle pour son fils). Il s'est rendu également compte, en développant le concept du bouc émissaire, que cela expliquait la genèse de toutes les religions.
En continuant à étudier les religions, il a découvert la spécificité de la religion chrétienne.
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