mercredi 17 février 2010

René Girard et les religions orientales

J'ai lu il y a quelque temps, dans un volume du journal de Henry Bauchau (Passage de la Bonne-Graine, Journal 1997-2001), une réflexion qui m'a fait réfléchir : l'auteur trouvait intéressantes les idées de René Girard mais regrettait de ne pas les voir appliquées aux religions orientales ; je crois même qu'il doutait de la possible application de celles-là à celles-ci.

Après réflexion, je pense au contraire que de nombreux éléments des religions orientales peuvent donner lieu à une interprétation girardienne. René Girard a d'ailleurs récemment abordé les sacrifices tels qu'ils sont traités dans les Brahmanas védiques dans Le Sacrifice, mais très succinctement et sous un angle différent de celui que je vais adopter ici. Je voudrais proposer aujourd'hui deux exemples très succincts de relecture d'idées bouddhistes et hindoues à la lumière des thèse girardiennes.


Abordons d'abord un élément central du bouddhisme. Il s'agit d'une philosophie, ou d'une religion, sans dieu : le Bouddha ne niait pas forcément l'existence d'êtres divins mais pensait que, s'ils existaient, ils ne s'intéressaient pas aux hommes. Le message du Bouddha provient donc d'une méditation humaine, sans révélation divine. Or quel est l'un des principaux messages du bouddhisme, contenu notamment dans ce qui est appelé la « deuxième noble vérité » ? Le désir et l'ignorance sont à l'origine des trois racines du mal : la convoitise, la haine et l'erreur. Il est donc primordial de tuer en soi tout désir. Un peu comme si le Bouddha était parvenu à mi-chemin de la révélation du Nouveau Testament d'après René Girard. En effet, si l'on croit celui-ci, le mal, Satan, provient, voire s'identifie, au désir, qui est par essence mimétique. Pour sortir de la violence mimétique, il est donc indispensable de ne pas suivre nos désirs naturels, ce qui se rapproche du message bouddhique évoqué plus haut. La différence fondamentale vient de l'intervention de Dieu, en la personne du Christ. Le message de celui-ci va en effet plus loin que la dénonciation du désir mimétique comme source de toute violence : il ne faut pas obéir au désir mimétique, mais il faut imiter le Christ, qui lui-même agit à l'image du Père.

Ces deux message voient donc également dans le désir des hommes la source du mal. Mais alors que le bouddhisme prône l'extinction de tous les désir, le Christ déplace la source du mimétisme : si le désir mimétique 'naturel', prenant notre voisin comme modèle puis comme rival et obstacle, doit être évité, il doit être remplacé par le désir d'imitation de la personne du Christ.


Abordons maintenant un passage de la Bhagavad-Gîtâ, texte clé de l'hindouisme, extrait du Mahabharata.

Contrairement au bouddhisme, message d'origine purement humaine, nous avons dans la Bhagavad-Gîtâ une révélation émanant d'une personne divine, Krishna, un des dix avatars de Vishnou, à destination d'Arjuna. Il s'agit donc d'une manifestation d'un des dieux (ou, dans une conception moniste, telle que celle de l'Advaïta Vedanta, d'une des représentations du Brahman, Principe du monde).

Que dit Krishna à Arjuna ? Très grossièrement, de suivre la voie de sa caste, celle des Kshatrya, ou guerriers. En effet, à Arjuna qui, juste avant une bataille s'annonçant très meurtrière, s'interroge s'il est justifié de tuer ses ennemis, Krishna répond qu'il est de son devoir de le faire si cela correspond à la loi (au Dharma) de sa condition, de sa caste. Mais il faut le faire par devoir, sans haine pour son ennemi, et sans désirer une issue favorable au combat. Il faut accomplir son destin, mais par devoir, non par désir. Comme dans le bouddhisme, le désir est banni.

Dans une perspective girardienne, on peut y lire deux aspects très intéressants : D'une part, le désir est encore une fois vu comme source de mal. D'autre part, il y a un maintien ferme de la différenciation des individus au sein de castes clairement identifiées. Il faut se rappeler que la crise mimétique décrite par René Girard passe par une phase pendant laquelle les différences diminuent entre les individus, chacun désirant ce que veut l'autre, chacun prenant l'autre comme modèle-obstacle, l'indifférenciation allant croissant pour devenir complète juste avant que la crise ne se résolve grâce au meurtre d'une victime sacrificielle. Dans la Bhagavad-Gîtâ, chacun doit respecter le Dharma de sa caste. Les différences entre les individus se maintiennent donc continûment, l'indifférenciation est bannie. Il s'agit ici d'une autre façon d'empêcher le développement de la crise mimétique.


Loin de prétendre épuiser ce sujet, ces idées fragmentaires ont davantage pour but de provoquer la discussion... Vos commentaires sont donc les bienvenus !


2 commentaires:

  1. Merci pour votre analyse. Je cherchais ce soir des éléments de réponse à la question : la thèse Girardienne de la violence mimétique, s 'applique t-elle au bouddhisme ? Ou plus exactement , se résoud _elle à la façon des religions sacrificielles ? JFrançois Cellier(dessinateur BD)

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  2. Questions intéressantes effectivement... Je donne dans ce message quelques débuts d'éléments de réponse mais je pense que cela mériterait des développements plus longs et plus savants.
    Si on regarde les aspects plus sacrificiels de ces religions (par exemple le sacrifice du cheval, qui occupe une place de première importance dans la religion védique), on pourrait dire bien d'autres choses encore. En première approche, très préliminaire, je pense qu'on peut à la limite considérer que le cheval, dans le sacrifice du cheval, joue le rôle du bouc émissaire ; même s'il n'est pas humain, il en a bien des caractéristiques girardiennes (notamment sa position particulière pré-sacrificielle (occupation de l'espace, faveurs sexuelles, etc.).

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