vendredi 31 août 2018

Les carrières de Jean Giraud – Moebius en quelques phases (4) : Quête de l'épure et époque classique (1980-1990)

Principales œuvres publiées pendant cette période :

- Blueberry (tomes 19 à 23) : fin du 3e cycle des guerres indiennes (La Longue Marche et La Tribu Fantôme , 2e cycle du trésor des Confédérés (La Dernière Carte, Le Boute de la piste, Arizona Love) ;

- Incal (tomes 1 à 6) ;

- Le Monde d’Edena (tomes 1 à 3) ;

- Le Surfer d’argent : Parabole.


À la fin des années 1970, Jean Giraud n’a plus grand-chose à prouver : sous le nom de Jean Giraud, il a porté la bande dessinée classique, et notamment le western, à des niveaux à peine envisagés avec lui. Sous le nom de Moebius, il a dynamité les codes et a créé des œuvres, tels La Déviation, Cauchemar Blanc, Arzak ou Le Garage Hermétique, au rayonnement considérable. Il arrive cependant à un seuil : Nez Cassé voit son dessin se complexifier de façon impressionnante et ses récits publiés sous le nom de Moebius ont déjà exploré de très nombreuses voies, tant graphiques que narratives. Consciemment ou non, il va pendant la décennie suivante, chercher à faire converger ces différentes recherches ; l’heure n’est plus à l’éparpillement créatif, le temps est maintenant à la cohérence, à la recherche d’une plus grande simplicité, pour plus d’efficacité. Cela rejoint des changements dans sa vie personnelle : il va quitter Paris pour aller habiter à Tahiti puis en Californie ; végétarien depuis plusieurs années, il passe à l’instinctothérapie (régime alimentaire à base exclusive d’ingrédients non transformés). Ses recherches artistiques sont alors intimement liées à sa quête existentielle et à l’évolution associée de ses modes de vie. Pour le régime alimentaire comme pour le dessin, l’heure est à l’ascèse ; après le débordement baroque, il passe à un certain classicisme beaucoup plus canalisé. On pourrait dire, en schématisant, que les emportements de Dionysos laissent la place à la retenue et à la justesse d’Apollon.

Plusieurs tendances fortes vont structurer les années 1980 : Première tendance : Moebius abandonne quasiment la pratique du récit complet court (jusqu’à 30 pages), alors qu’il n’avait publié que sous cette forme pendant les années 1970. Pendant toutes les années 1980, et au-delà, Moebius va publier de longs récits en plusieurs épisodes, seul (Edena) ou avec un scénariste (L’Incal). Deuxième tendance, sans doute plus fondamentale : Jean Giraud va chercher à épurer son dessin, à en retirer tous les effets inutiles et à éviter l’esbroufe. Dans une quête philosophique autant qu’artistique, il cherche même à réaliser des dessins « sans ego », à créer sans que le « moi » de l’auteur ne transparaisse dans ses créations. Cela le conduit à des recherches intéressantes, quoique pas toujours concluantes. Cependant, ces recherches s’infléchissent vers 1985 ; il finit par s’apercevoir qu’une telle quête était illusoire ; au milieu des années 1980, dans toutes ses séries en parallèle, son dessin reprend de l’épaisseur, les hachures réapparaissent ; il cherche un certain équilibre, mais plus une illusoire pureté. Il ne revient toutefois pas aux graphismes parfois extrêmement touffus des années 1970 mais trouve une voie intermédiaire.

Les années 1980 sont également pour Moebius la découverte du monde du cinéma. Jean Giraud a toujours été cinéphile. Par goût et en quête de documentation il a notamment regardé un nombre considérable de westerns. Mais c’est maintenant différent. La force de l’imaginaire qu’il a développé dans ses récits signés Moebius a attiré l’intérêt de quelques cinéastes (souvent grâce à Heavy Metal, la version américaine de Métal Hurlant), qui vont le mettre à contribution pour créer des images fortes et novatrices. Dans ce domaine, l’expérience fondatrice pour Moebius est bien sûr la tentative avortée de Dune. Alexandro Jodorowski a caressé un rêve fou : filmer l’œuvre culte de Frank Herbert avec une équipe extraordinaire : Moebius au story board, Pink Floyd à la musique, Salvador Dali dans le rôle de l’empereur fou, etc. Malheureusement, alors que le projet était déjà bien avancé, il a dû être abandonné. Ce ne fut cependant pas du temps perdu pour Moebius : une partie du travail de story board effectué fut réutilisé lors de la création de l’ Incal et il découvrit de l’intérieur le fonctionnement d’un film à grand spectacle. Dans les années qui suivirent, quelques grands réalisateurs d’Hollywood firent appel à lui : Ridley Scott pour Alien, James Cameron pour Abyss (voir ci-dessous), Ron Howard pour Willow, etc. Il y eut également plusieurs tentatives avortées, notamment Infernal Transfer, pour lequel Moebius réalisa de nombreux dessins superbes.

Pour Moebius, l'un des fils rouges de cette période est constitué par les six tomes de l'Incal, prépubliés entre 1980 et 1985 dans les pages de Métal Hurlant puis directement en albums en 1988. Le début de cette saga cosmique scénarisée par Jodorowski est une extrapolation d’un récit complet publié pendant la période précédente, The Long Tomorrow, sur un scénario de Dan O’Bannon. Ces six albums suivent un détective minable, John Difool, qui prend part, bien contre son gré, à des aventures de plus en plus cosmiques, allant jusqu’à la remise en cause des fondements mêmes de l’univers. Sur le plan graphique, ce cycle est un bon miroir des évolutions de la période. Le premier album débute avec un style assez lâché (Moebius s’était donné comme contrainte de dessiner une page par jour), et relativement détaillé ; les hachures, quoique tracées rapidement, donnent une réelle profondeur aux mondes glauques et souterrains dans lequel évoluent les personnages. Progressivement, la recherche de l’épure va conduire Moebius à simplifier son trait, à supprimer les hachures. Cela conduit à une série de pages assez faibles graphiquement, notamment dans le quatrième volume de la série (Ce qui est en haut), même si ce graphisme épuré peut être justifié par un relatif apaisement au niveau du récit. Cependant la fin de la série voit Moebius abandonner son rêve de pureté parfaite dans le dessin. Sous l’influence des comics américains, Moebius éclate ses mises en page et les bords des cases débordent souvent jusqu’aux extrémités des pages. Cela conduit à des pages grandioses, notamment lors de l’attaque du vaisseau amiral des Technos ou, plus encore, de la scène mystique qui clôt l’ensemble de la saga (voir planche ci-dessous).

L’autre axe majeur de la décennie côté Moebius est la création de la saga d’ Edena. Celle-ci est notamment intéressante à cause du fait qu’elle reflète les quêtes mystico-existentielles de l’auteur. En 1984, Sur l’étoile est au cœur de la recherche de pureté de l’auteur : les personnages sont des astronautes asexués se nourrissant d’aliments artificiels. En parallèle, c’est probablement dans cet album que Moebius s’approche au plus près de son idéal de dessin sans ego : les traits se simplifient à l’extrême ; les visages des personnages sont libérés de toutes les hachures recouvrant habituellement les portraits dessinés par Giraud ou Moebius ; ils évoluent sur une planète plate et déserte. Moebius parvient alors à des dessins d’une beauté et d’une pureté extraordinaires (voir planche ci-dessous). Quatre ans après, en 1988, dans Les Jardins d’Edena, les temps ont changé lorsque l’auteur reprend ce qui était initialement un album isolé pour en faire une série. Les personnages, débarqués sur la mystérieuse planète Edena, reprennent des nourritures naturelles ; leurs poils repoussent et les caractères sexuels ressurgissent. Les hachures réapparaissent et le dessin délaisse la quête de simplicité absolue de l’album précédent.

Le rêve américain ne touche pas seulement Moebius par l’intermédiaire d’Hollywood, mais aussi par celui des comics. L’auteur est séduit par le fait de se frotter au monde ultra formatés des super héros de Marvel. Il conçoit avec Stan Lee, pourtant éloigné de la création de scénarios depuis déjà quelques années, une Parabole pour le Silver Surfer. Quoique débouchant sur un album non dénué de défaut, l’expérience est intéressante. L’histoire est probablement l’une des meilleures du Silver Surfer. Giraud ne parvient pas toujours à imiter les grands auteurs de comics, notamment dans le dessin des personnages féminins, mais donne une image convaincante de Galactus et dessine quelques très belles planches.

Côté Giraud, les évolutions de la période ont également un impact sur le dessin de Blueberry. Après Nez Cassé, au dessin extrêmement fouillé, le graphisme des albums suivants se simplifie, sans rien perdre de son dynamisme ni de son efficacité. Dans La Longue Marche, l’auteur parvient ainsi à un équilibre magistral. Les pages restent globalement chargées car la complexité des péripéties et la quantité de texte l’imposent, mais elles tendent vers une épure d’une redoutable efficacité. Dans La Tribu Fantôme, l’encrage évolue et les traits de pinceau viennent enrichir le dessin. Dans La Dernière Carte, le dessin se simplifie encore (ce qui a d’ailleurs été regretté par certains, et notamment par Jean-Michel Charlier, le scénariste de la série ; il considérait ainsi que le fait que Giraud ne mangeait plus de viande se voyait dans ses dessins, ce qu’il déplorait pour un western). Malgré des couleurs criardes, cette simplification du dessin a beaucoup de charme et est relativement en phase avec le récit, qui se déroule sous l’écrasant soleil du Mexique (voir planche ci-dessous). Comme pour les autres séries, on constate une inflexion au milieu des années 1980. Dans les albums suivant La Dernière Carte, Le Bout de la piste puis Arizona Love, les hachures se font à nouveau plus présentes, le jeu sur les volumes reprend de l’importance.

(À suivre…)

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