jeudi 16 août 2018

Les carrières de Jean Giraud – Moebius en quelques phases (3) : Moebius et l’explosion baroque (1973-1980)

Principales œuvres publiées pendant cette période :

- Blueberry (tomes 16 à 18) : cycle des attentats contre le président Grant (Hors-la-loi et Angel Face), début du 3e cycle des guerres indiennes (Nez Cassé) ;

- Jim Cutlass : Mississipi River ;

- Arzach ;

- Le Bandard Fou ;

- Le Garage Hermétique ;

- Nombreux autres récits complets (environ 200 pages) par Moebius (signés Jean Giraud pour les premiers) : La Déviation, Cauchemar Blanc, The Long Tomorrow, La Citadelle Aveugle et bien d’autres.


En 1973, nous avons vu que jean Giraud est devenu, avec Blueberry, série sur laquelle il travaille d’arrache-pied, une référence incontournable de la bande dessinée réaliste francophone. Nul cependant n’avait anticipé la déflagration qui allait suivre, personne n’avait prévu à quel point sa carrière allait prendre une autre dimension.

L'année 1973 est une année charnière à plus d'un titre. C'est la première année qui ne voit aucune aventure de Blueberry prépubliée dans Pilote, alors que, jusqu'alors, chaque année, au moins un album de cette série était systématiquement prépublié. L'album suivant, Angel Face, sera prépublié dans le journal de Tintin en 1974. De façon générale, le contraste est frappant entre cette période et la précédente en ce qui concerne Blueberry : le rythme passe de deux albums par an à un album tous les deux ans.

En 1973, Jean Giraud publie un récit charnière, à la fois pour sa carrière et, plus largement, pour la bande dessinée francophone, voire internationale. Il s'agit d'un récit complet de 7 pages, au scénario délirant (l'auteur et sa femme prennent une déviation sur la route des vacances ; elle va les conduire à faire des rencontres absolument fantastiques). L'histoire, comme souvent lorsque Giraud scénarise, n'a pas grand sens et ne présente guère d'intérêt en elle-même. Ce qui est passionnant est de voir Giraud mettre pleinement à profit son immense talent, dans des scènes grandioses, qui lui sont principalement dictées par le plaisir du dessin : portrait en gros plan, mise en page éclatée, scène de bataille épique, paysages fantasmatiques et utilisation virtuose et quasi maniaque des hachures… Ces quelques pages vont durablement marquer de nombreux auteurs et lecteurs. Même si cette histoire est publiée sous le nom de Jean Giraud, et dans Pilote, elle marque la véritable naissance de Moebius et ouvre en fanfare la fabuleuse carrière de ce double de Jean Giraud.

Cette explosion artistique n’était en fait que le début d’une déflagration en chaîne. Quelques mois après La Déviation, courant 1974, toujours dans Pilote, mais sous la signature Moebius, il offre un autre superbe récit complet de science-fiction. Mais si La Déviation était en noir et blanc, pleine de hachures et surchargée de texte, ce nouveau récit, L'Homme est-il bon ? est quasiment muet (6 mots en tout), en couleurs directes et avec peu de traits.

Pendant les années qui suivent, Jean Giraud, devenu pleinement Moebius, va enchaîner les récits complets, allant d’une page à une trentaine de planches. Seul Arzach lui fournira un personnage récurrent pour quelques récits successifs. Dès 1975, Moebius crée avec Jean-Pierre Dionnet et Philippe Druillet la revue Métal Hurlant, un peu à l’image de Mandryka, Marcel Gotlib et Claire Brétécher, d’autres collègues de Pilote qui ont créé L’Écho des savanes en 1972. Moebius remplit une bonne partie des pages de « son » magazine avec des couvertures, des dessins isolés ou des planches. Il multiplie de façon ahurissante les styles graphiques (couleurs et noir et blanc, caricature ou réalisme, poésie avec Ballade ou humour graveleux avec Le Bandard Fou, heroic fantasy avec Arzach ou critique sociale avec Cauchemar Blanc, etc.).

Arzach, notamment, marque durablement les esprits : quelques récits muets en couleurs directes mettent un scène un extraterrestre chevauchant un oiseau volant, survolant des immensités étranges peuplées de monstres inquiétants et de beautés mystérieuses…

Avec ces récits complets, Moebius ouvre de nombreuses voies qu’il creusera pendant tout le reste de sa carrière et que d’innombrables auteurs viendront creuser également (Métal Hurlant a une version nord-américaine, Heavy Metal, qui aura également un grand retentissement).

Après cette phase d’effervescence tous azimuts, Moebius se lance dans son premier long récit, Le Garage Hermétique, qui accompagne et synthétise très bien les évolutions de cette période. Dessiné en pleine improvisation à raison de deux planches par semaine dans Métal Hurlant, de 1976 à 1979, il suit parfaitement le parcours de l'auteur entre ses dates : les premières planches sont dessinées dans un style humoristique et dyonisaque proche des premiers essais signés Moebius ; les dernières pages sont dans un style très appollinien, réaliste et dépouillé, similaire à celui des derniers tomes de l'Incal. Entre les deux, les planches ont partagé toutes les expérimentations du dessinateur (sauf celles de la couleur directe, puisque la version originale de cet épique récit a été publiée en noir et blanc).

Si le western et Blueberry ne sont plus au centre de cette période, ils ne sont pas abandonnées pour autant. Avec Hors la Loi et Angel Face, Giraud continue à nous offrir des albums de très haut niveau et dans un style toujours en pleine évolution. D’un point de vue graphique, Hors la Loi peut apparaître comme un album de transition, peut-être un peu moins exceptionnel que le précédent (Ballade pour un cercueil) ou le suivant (Angel Face). Il est toutefois extrêmement réussi : vivacité de l’ancrage, force des contrastes sur les gros plans des personnages, beauté grandiose des paysages… Angel Face voit apparaître des ambiances et une violence issues de Moebius, notamment pendant quelques pages que Charlier, parti en voyage, a laissé Giraud scénariser seul.

Après ses années d'intense activité, Giraud ressent probablement une certaine lassitude vis-à-vis de Blueberry. En 5 ans, il a publié la matière de 8 albums, avec un niveau de qualité parmi les plus hauts jamais atteints en bande dessinée, et en faisant constamment évoluer son style. En outre, un conflit commence à apparaître entre Charlier et lui d’une part, leur éditeur d’autre (à la même époque, Goscinny et Uderzo rencontraient les mêmes difficultés). Après ces exploits, Giraud laisse de côté Blueberry et le western pour quelques années (jusqu'en 1976 pour le western, jusqu'en 1979 pour Blueberry).

En 1976 et en 1979, Giraud et Charlier, même s’ils délaissent Blueberry, laissé pour mort dans l’explosion d’une locomotive à la fin d’ Angel Face, n’abandonnent pas le western pour autant. Ils créent une nouvelle série, Jim Cutlass pour Métal Hurlant. Pour cette série, Giraud adopte un autre style que celui de la série-mère de Blueberry ; il reprend en fait le style plus désinvolte, plus spontané qu’i avait développé dans La Jeunesse de Blueberry. Si à l’époque, les pages dessinées en vitesse et destinées à une publication en petit format, avaient pu souffrir de quelques imperfections, ce style s’épanouit pleinement et avec une grande réussite dans Jim Cutlass, série malheureusement trop vite abandonnée (et reprise bien plus tard, au moment de la mort de Charlier, avec Christian Rossi au dessin et Giraud au scénario, pour un résultat indigent d’un point de vue scénaristique).

En 1979, c’est également le retour de Blueberry, dans un 3e cycle mettant en scène les guerres indiennes. Nez cassé est l’aboutissement d’années de perfectionnement de la technique de Giraud. Chevauchées et grands espaces, action et scènes d’attente ou de discussions, gros plans sur des visages extrêmement fouillés et panoramas grandioses, aigles et chevaux, tout y est. Le dessin est encore plus fouillé qu’auparavant, les points viennent compléter les hachures pour donner encore plus de volume, les mises en page sont d’une grande complexité, sans jamais sacrifier la clarté du récit...

À ; la fin de cette période, l’auteur a sans doute fini par sentir un besoin de renouvellement ; il ne pouvait probablement plus continuer sur la même lancée, quel que soit le niveau de réussite artistique auquel il était arrivé. Côté Blueberry, il était parvenu dans Nez Cassé à un niveau de sophistication qu’il se ne sentait pas capable de tenir dans la durée. Côté Moebius, il avait tant exploré de pistes dans des directions si nombreuses qu’il avait besoin de se recentrer. Après une phase d’explosion baroque allait venir une phase de synthèse, de consolidation des innovations. Encore une fois, la période suivante allait ouvrir des horizons que nul n’avait prévu…

(À suivre…)

1 commentaire:

  1. Jacques Boudinot18 août 2018 à 23:34

    Merci à vous pour ce feuilleton passionnant,
    même si nous en connaissons les principaux épisodes.
    Vivement la suite ...

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