La première page de Coke en stock, le 19éme album de Tintin, représente un véritable tournant dans l’œuvre d’Hergé. Après L’affaire Tournesol qui a conclu en apothéose le cycle le plus classique des aventures de Tintin, elle ouvre en beauté un cycle plus expérimental.
Avec L’affaire Tournesol, Hergé est parvenu à une pleine maîtrise de son médium. Sa technique s’est affirmée avec les changements de contraintes : passage du noir et blanc à la couleur dans les années 1940, passage d’albums d’une centaine de pages à des aventures devant se couler dans le moule strict de 62 pages à la même époque, changement des régimes de prépublication (par double page dans le Petit Vingtième, par strip dans Le Soir, par page simple dans Tintin). Dans les années 1950, il est finalement arrivé à la forme définitive des aventures de Tintin.
La famille de papier (c'est-à-dire l'ensemble des principaux personnages récurrents des aventures de Tintin), comme l’appelle Benoît Peeters, est en place ; tous les principaux personnages ont fait leur apparition dans les albums précédents (à part Szut) ; Séraphin Lampion, un des derniers venus, a fait son apparition dans l’album précédent. De même pour la géographie : les différents pays hergéen, le San Theodoros et le Nuevo Rico, la Syldavie et la Bordurie, le Khemed sont connus.
La technique a évolué mais elle est maintenant rodée. Le studio Hergé, dans sa forme définitive, est apparu avec Objectif Lune. Les collaborateurs sont maintenant en place, les méthodes de travail également. La dernière innovation technique majeure date de L’affaire Tournesol : Hergé encre maintenant ses planches sur une feuille différente de celle des crayonnés, au moyen de systèmes de calques.
La technique, la forme, sont donc parfaitement au point. Cette maîtrise formelle a permis de donner naissance à L’affaire Tournesol. L’intrigue de cet album est assez classique, simple même : une ‘banale’ (surtout à l’époque) histoire d’espionnage. Ce qui en fait la très grande qualité est son traitement sans faille : les pages d’introduction posent l’ambiance de manière fantastique (à ce sujet, on pourra se reporter l’analyse de Benoît Peeters dans Le Monde de Tintin) ; à partir de là l’intrigue se déroule pendant 62 pages sans un moment de relâchement, les personnages suivent Tournesol à travers l’Europe, les rebondissements s’enchaînent parfaitement, le suspens est constant. Bref un album d’une très grande réussite formelle, un réel sommet dans la bande dessinée francophone classique.
Une fois en pleine possession de ses moyens techniques, Hergé aurait pu se contenter d’écrire d’autres histoires très classiquement avec un grand savoir-faire. Penser cela était mal le connaître : il ne va avoir de cesse de manipuler dans tous les sens le monde qu’il a créé.
Dans les albums qui suivent L’affaire Tournesol, Hergé prend un du recul par rapport à sa création ; maintenant qu’il la maîtrise parfaitement, il peut jouer avec elle. C’est ce qu’il va faire pendant les cinq albums suivants et c’est que nous annonce la première page de Coke en stock.
Hergé © Casterman
L’album s’ouvre sur la conclusion d’une histoire, sur le mot « fin ». C’est un premier processus de mise en abyme. Hergé nous indique que toute fin est relative et peut être le début d’autre chose ; il attire également notre attention sur le fait que Tintin est une œuvre de fiction parmi d’autres, qu’elle s’achèvera également sur le mot « fin », dans quelques pages.
Tintin et Haddock sortent du cinéma et discutent du film, un western, qu’ils viennent de voir. Nous sommes dans la banalité la plus complète, cette scène de rue poussait se passer n’importe quand, n’importe où. Le capitaine critique la fin du film, qu’il juge invraisemblable : le héros du western pense à son oncle qu’il n’a pas vu depuis des années et celui-ci arrive soudainement. Aussitôt nos deux héros connaissent la même mésaventure : Haddock pense au général Alcazar « qui a complètement disparu de la circulation » et entre aussitôt en collision avec lui. La banalité du quotidien est brisée, l’aventure commence.
Par cette entrée en matière, Hergé nous annonce au moins deux choses :
- Les règles classiques de vraisemblance ne comptent plus dans un univers de fiction, tout peut arriver.
- Nous allons assister au passage en revue d’un grand nombre des personnages de la famille de papier : tout au long de l’album, Tintin et Haddock ne vont pas arrêter de croiser la route, de rentrer dans des personnages qu’ils connaissent déjà, comme c’est le cas dans cette première page avec Alcazar.
La fin du western est devenue, par un jeu de miroir et de mise en abyme, le début de l’aventure pour Tintin. Hergé peut ainsi nous prévenir que malgré le côté extraordinaire des aventures de son reporter, elles viennent le chercher au milieu du quotidien le plus banal. Il nous rappelle également que le monde de Tintin n’est pas le monde réel, qu'il n’est pas régi par les règles de celui-ci mais par les mêmes règles que celle du western qui vient de s’achever : celles de la fiction. Il ne cherche nullement à le cacher et nous montre au contraire qu’il va en jouer, qu’il est le seul maître de ces règles : il va balloter ses personnages dans un monde où la coïncidence est reine ; ses héros se heurteront successivement à la plupart des personnages de la famille de papier comme Haddock vient de la faire avec Alcazar, ils traverseront les pays imaginaires du monde hergéen, de Charybde en Scylla, de Khemed en San Theodoros. Tout l’album est en effet une suite de rencontres improbables, de coïncidences invraisemblables ; nos personnages passent leur temps à heurter toutes leurs connaissances, des plus récemment apparus, Séraphin Lampion, l’émir Ben Kalish Ezab et Abdallah, Sponsz, aux plus anciens, les Dupondt, Rastapopoulos ou Allan. Hergé ne cherche nullement à jouer la carte de la vraisemblance, il joue avec le monde qu’il a créé pour l’approfondir, le tordre dans tous les sens pour en explorer toutes les possibilités. Cette entreprise, commencée et annoncée avec cette page-tournant ne prendra fin que lorsque Tintin sera conduit pour être transformé en César à la fin de l’Alph’art…
En pleine possession de ses moyens, Hergé va maintenant jouer avec les règles qu’il a lui-même mises en places, avec son propre monde.
Bien
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