Une bande de mercenaires, avec leurs longs manteaux et leurs têtes patibulaires menacent des villageois et fermiers sans défense. Un homme au visage impénétrable et aux motivations inconnues va aider ces paysans. Non, nous ne sommes pas chez Sergio Leone. Un shérif au grand cœur arrive dans une bourgade loin de chez lui et tombe amoureux d’une fille du cru. Un subtil équilibre entre des chevauchées élégiaques dans de grands espaces magnifiques et des scènes de saloon à la foule bigarrée ; entre des fusillades remplies de bruit et de fureur et des têtes-à-têtes amoureux tout en non-dits. Non, nous ne sommes pas non plus chez John Ford. Pourtant on trouve tout cela, et bien plus encore dans Heaven’s Gate (La Port du Paradis), un des plus grands westerns que je connaisse et un des deux chefs-d’œuvre de Michael Cimino (avec Te Deer Hunter, Voyage au bout de l’enfer ; qui, lui, est un des plus grands films sur le Viet-Nam).
Certes, comme les exemples cités plus haut le montrent, Heaven’s Gate contient nombre d’ingrédients classiques des westerns. Cependant, et malgré la notoriété de Michael Cimino à l’époque, tout auréolé de la gloire du Deer Hunter, ce film connu un échec commercial (et, aux États-Unis au moins, également critique) retentissant. Ce four, associé à un budget pharaonique, sonnera malheureusement la fin du studio United Artists, la décadence du western qui, genre roi à Hollywood depuis des décennies, aura bien du mal à se remettre de ce qui aurait dû être son apothéose (il fallut attendre de nombreuses années pour que ce genre redevienne ‘bankable’, avec Unforgiven notamment) et le glas des ambitions de Michael Cimino ; celui ne parvint pas à obtenir de nouveau la pleine confiance des studios. Il filma ensuite L’Année du dragon, excellent polar pâtissant de facilités de scénario et qui n’atteint pas les sommets des deux films précédents, puis de quelques autres films boudés par la critique (que j’avoue ne pas avoir vus) jusqu’en 1990…
Pourquoi un tel échec ? D’autres réalisateurs parvenaient à l’époque à concilier, à Hollywood, film d’auteur et surproduction à succès. J’avancerais plusieurs raisons à cet échec.
Tout d’abord, le film est noir. Il s’en dégage peu d’espoir véritable. Le personnage principal lui-même est désabusé ; il combat par devoir plutôt que par réelle conviction d’avoir une chance de vaincre et ploie sous le fardeau des illusions perdues et de l’âge qui vient.
Ensuite le film est relativement lent ; il débute notamment par un long prologue, le bal de fin d’étude de la promotion 1870 de Harvard, magnifique moment de cinéma mais un peu déroutant pour un aficionado de western classique.
Enfin, et, à mon sens, surtout, il aborde un thème à la fois inhabituel dans ce type de films et très dérangeant : il rappelle que les États-Unis, première démocratie du monde, sont, très profondément, une société de classes où règnent la richesse et le privilège de la naissance plutôt que le droit des humbles. Nous avons d’un côté les riches dynasties implantées depuis des générations sur le sol américain. Diplômés des plus grandes universités, ses rejetons peuvent devenir banquiers sur la Côte Est, riches dilettantes, éleveurs dans l’Ouest, voire, comme le personnage principal du film, James Averill, représentant de la justice dans le County de Johnson ; ils n’en restent pas moins membre d’une même caste. Riches, cultivés, ils fréquentent les mêmes clubs. Même si James Averill prend parti pour les crève-la-faim récemment arrivés d’Europe de l’Est, il est néanmoins, par bien des aspects, plus proche des éleveurs sans scrupules auxquels il va s’opposer que des fermiers qu’il va défendre. Il sait d’ailleurs qu’il peut regagner à tout moment la Côte Est où l’attendent sa fortune et une vie confortable. Ces deux classes sociales sont opposées tout au long du film dans des scènes magnifiques : au bal de promotion à Harvard répond la fête de village ; au combat de coq dans un saloon surpeuplé et bruyant s’oppose l’atmosphère calme et feutrée du club dans lesquels les éleveurs vont jour au billard ; aux rudimentaires techniques de combat des villageois s’opposent les astuces militaires de James Averill, tout droit tirées de l’Antiquité romaine étudiée dans les meilleures écoles, et immédiatement reconnues par les personnes qui les ont étudiées dans les mêmes universités que lui (« These goddamn Romans » s’exclame l’officier de carrière en découvrant la technique utilisée par James Arveline...).
Autre aspect de cette Amérique de classes : La justice et l’État sont là pour protéger les riches et les puissants, non les travailleurs pauvres. Le rêve américain est notamment fondé sur la sacralité de la propriété privée. Les riches éleveurs sont donc en droit de faire tuer les pauvres hères qui leurs volent une bête pour sauver leur famille de la famine. En payant des mercenaires pour tuer ces voleurs de bétails miséreux, ces propriétaires peuvent affirmer défendre la justice et le droit contre l’anarchie et la décadence.
Michael Cimino intègre ainsi dans un récit et un cadre qu’il emprunte fidèlement aux westerns traditionnels un discours résolument innovant. Dans The Deer Hunter, il insistait beaucoup sur l’après Viet-Nam ; ici également, il s’intéresse aux marges, aux à-côtés, d’où l’importance du prologue et de l’épilogue qui se déroulent dans le cadre douillet des familles aisées de la Côte Est, loin de la fureur et de la violence de l’Ouest sauvage ; loin également de ses paysages enchanteurs et de la force des liens humains, amour (avec Ella Watson, tenancière du bordel) ou amitié (avec le patron du saloon, John L. Bridges ou amitié contre nature avec le mercenaire Nate Champion), que l’on peut y tisser.
Bien d’autres éléments font de ce film un chef-d’œuvre : le triangle amoureux entre Ella Watson (Isabelle Huppert), James Averill et Nate Champion, son ami, bien que mercenaire, qui cherche à devenir riche, comme lui ; le flou laissé sur les motivations profondes de James Averill (idéalisme, déception amoureuse dans sa jeunesse…) ; la beauté des images, qu’il s’agisse des paysages du Wyoming ou de scènes de rituels sociaux (bal, fête, etc.). Mais je vous laisse (re)découvrir tout cela vous-même...
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