On peut reprocher à la majorité de la production de bande dessinée actuelle (et je le fais souvent) de se contenter de schémas narratifs et picturaux très classiques, en retrait par bien des égards par rapport aux avancées formelles qui se sont développées depuis des dizaines d'années dans d'autres formes artistiques comme la littérature ou la peinture. Du point de vue narratif, la quasi-totalité des albums de bande dessinée actuels répondent aux stricts canons balzaciens, avec ses impératifs de clarté, d'univocité, de cohérence, alors que des mouvements comme le Nouveau Roman ont montré depuis un demi-siècle que d'autres formes de narration sont possibles. De façon similaire, les choix picturaux de presque tous les auteurs de bande dessinée s'appuient sur des impératifs de clarté, de cohérence, simples et classiques : un même personnage doit toujours être semblable à lui-même, clairement identifiable et facile à distinguer de tous les autres ; les décors doivent répondre aux règles de représentation les plus classiques (perspective, permanence et neutralité de la représentation du décor...) ; pourtant de très nombreux peintres ont montré, depuis la fin du XIXe siècle, les limites de ces formes classiques de représentation.
Je suis donc très reconnaissant à quelques rares maisons d'édition, comme FRMK, et à une poignée d'auteurs, comme Yvan Alagbé, d'explorer des voies sortant des chemins tout tracés de la bande dessinée traditionnelle. Cet auteur rare nous offre encore une fois, avec son récent École de la misère, une superbe preuve qu'une autre bande dessinée est possible.
École de la misère est le récit de plusieurs drames familiaux imbriqués. Claire, une jeune femme, a depuis des années des relations très conflictuelles avec son père, Michel. Ils ne se sont pas parlé depuis des années. Elle est amoureuse d'un Noir, immigré sans papiers, ce que son père n'a jamais accepté. Le père et la fille se retrouvent, contraints et forcés, lors des obsèques des parents de Michel. Ces retrouvailles peu chaleureuses font remonter à la surface une série de faits et de souvenirs plus ou moins anciens. Les relations difficiles entre les personnages s'éclairent progressivement, mais toujours partiellement.
Les époques et les points de vue des différents protagonistes s'entremêlent, les sentiments de Claire, notamment, sont parfois confus. Les images d'Yvan Alagbé (deux cases par page, toutes de taille identique) sont dessinées à grands traits. Souvent imprécises, elles sont presque toujours très belles. La narration non chronologique, les dialogues très rares, les confusions possibles entre les différents personnages, les images parfois floues, ne rendent pas particulièrement facile la compréhension de ce livre. En refermant l'album, malgré une lecture attentive, après maints retours en arrière, je ne suis pas forcément capable de donner une interprétation univoque des récits entrelacés dans ces pages. Mais ce n'est pas l'objectif premier. Ce livre nous plonge au coeur de drames et de déchirements familiaux ; il s'agit forcément de visions partielles, partiales et passionnées.
La narration qui s'approche souvent du flux de conscience cher à certains romanciers du XXe siècle, de Virginia Woolf à Claude Simon, de William Faulkner à Nathalie Sarraute ; les rimes visuelles, images se répondant d'une page à l'autre ; le glissement subtil d'un fil narratif à un autre, suivant des règles souvent mystérieuses : tous ces traits formels rendent la narration d'École de la misère plus proche de celle de certains romans expérimentaux de la seconde moitié du XXe siècle, comme ceux de Claude Simon, par exemple, que de la narration utilisée traditionnellement en bande dessinée. La filiation, sur plusieurs générations, les relations familiales, amoureuses et sexuelles, le souvenir, l'exclusion... sont autant de thèmes graves, chers à Yvan Alagbé, traités avec subtilité et originalité dans cet excellent album, qui offre au lecteur attentif une expérience rare et d'une grande richesse.
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