Après onze romans, dont le trop fameux Versets Sataniques (ou Shalimar le clown, dont j'ai parlé ici), Salman Rushdie a publié, avec Joseph Anton, ses mémoires. Il disait depuis des années que, si quelqu'un devait écrire son histoire, il préférait que ce soit lui. C'est maintenant chose faite. Et nul n'aurait pu le faire mieux que lui.
Il faut le rappeler : avant d'être celui par qui le scandale arrive, la cible de la folie meurtrière de fondamentalistes, puis le porte parole de la liberté d'expression opposée aux intégrismes religieux, Salman Rushdie est avant tout un très grand écrivain, probablement un des plus grands auteurs contemporains.
Comme Joseph Conrad, comme Milan Kundera et beaucoup d'autres, il tire de ses multiples racines une œuvre forte, à la croisée des cultures. Issu d'une famille musulmane indienne, progressivement devenue athée, ayant vécu majoritairement en Grande-Bretagne depuis son adolescence, il a su tirer parti des différents mondes dont il vient pour produire une œuvre unique aux résonances à la fois très spécifiques (on sent, on voit, on entend, on goûte l'Inde dans de très nombreuses pages de ses romans) et universelles (sa foi dans la force de la fiction, celle des conteurs traditionnels comme celle des romanciers modernes ; sa défense de l'esprit critique contre le fondamentalisme ; son combat en faveur de la liberté d'expression).
Dans Joseph Anton, Salman Rushdie raconte donc son existence. Il ne s'agit pas réellement de toute sa vie. En effet le récit se concentre essentiellement sur les treize ans pendant lesquels il était condamné à mort par la fatwa de l'ayatollah Khomeini. Joseph Anton est le nom de code qu'il lui avait fallu adopter dans sa vie semi-clandestine. Il l'avait choisi lui-même, accolant les prénoms de deux auteurs qu'il apprécie : Joseph Conrad et Anton Tchekov.
Après la publication des Versets Sataniques et la fatwa, on suit donc les craintes de Salman Rushdie, les problèmes quotidiens de sécurité, l'impact que cela a sur son moral et sur la vie de ses proches. On découvre les arcanes politiques et médiatiques de ses défenseurs et de ceux qui l'attaquent. On prend mieux conscience de la fragilité de la liberté d'expression, même dans nos sociétés contemporaines où elle peut pourtant sembler acquise. C'est également un très beau récit sur la nature et les relations humaines : la difficile situation de Salman Rushdie oblige les gens qui l'entourent à se montrer sous un jour nouveau, parfois décevant, souvent positif.
On retrouve dans Joseph Anton, la force du style habituel de Salman Rushdie, son foisonnement et sa richesse. On ne peut s'empêcher de tourner les pages de ce récit autobiographique aussi vite que les plus prenant des récits d'aventure. Sauf que ces aventures ont réellement eu lieu, juste à côté de nous. Une grande œuvre littéraire et un passionnant témoignage.
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