lundi 4 octobre 2010

Variété, de Paul Valéry (1924-1944)

Si je devais choisir dans la prose francophone les plus belles pages, je commencerais par citer les premières phrases de La crise de l'esprit, de Paul Valéry :

« Nous autres, civilisations, nous savons maintenant que nous sommes mortelles. »

Je ne peux d'ailleurs pas m'empêcher de vous citer la suite :

« Nous avions entendu parler de mondes disparus tout entiers, d’empires coulés à pic avec tous leurs hommes et tous leurs engins ; descendus au fond inexplorable des siècles avec leurs dieux et leurs lois, leurs académies et leurs sciences pures et appliquées, avec leurs grammaires, leurs dictionnaires, leurs classiques, leurs romantiques et leurs symbolistes, leurs critiques et les critiques de leurs critiques. Nous savions bien que toute la terre apparente est faite de cendres, que la cendre signifie quelque chose. Nous apercevions à travers l’épaisseur de l’histoire, les fantômes d’immenses navires qui furent chargés de richesse et d’esprit. Nous ne pouvions pas les compter. Mais ces naufrages, après tout, n’étaient pas notre affaire. »

Je vais m'arrêter là. Rien ne sert de citer in extenso ce superbe texte. Il allie un style de toute beauté avec des intuitions fantastiques. Je ne prendrai qu'un exemple de celles-ci :

« les grandes vertus des peuples allemands ont engendré plus de maux que l’oisiveté jamais n’a créé de vices. Nous avons vu, de nos yeux vu, le travail consciencieux, l’instruction la plus solide, la discipline et l’application les plus sérieuses, adaptés à d’épouvantables desseins.

Tant d’horreurs n’auraient pas été possibles sans tant de vertus. Il a fallu, sans doute, beaucoup de science pour tuer tant d’hommes, dissiper tant de biens, anéantir tant de villes en si peu de temps ; mais il a fallu non moins de qualités morales. Savoir et Devoir, vous êtes donc suspects ? »

C'est écrit en 1919, après la Première guerre mondiale mais 20 ans avant la Seconde. Pourtant toute l'horreur de l'organisation nazie, toute l'organisation sans faille qui a conduit à la Solution finale ne sont-elles pas déjà pressenties dans ces quelques lignes ?

Ces pages ouvrent le premier volume des Variétés, série de cinq ouvrages regroupant les principaux textes en prose de Valéry. J'ai toujours lu ces recueils avec un plaisir légèrement intrigué. Où Valéry voulait-il en venir avec ces textes ? Il s'agit d'essais traitant de sujets très variés. Certains sont à peu près structurés, d'autres semblent évoluer au hasard (Le Retour de Hollande). Parfois le sujet est précis et bien cerné (Sur Bossuet), dans d'autres cas, il semble s'agir davantage d'un prétexte à digressions (Préface aux Lettres persanes). Que cherche l'auteur ? La beauté d'une poésie en prose ou la rigueur d'une argumentation ? Probablement un peu des deux. Il répète à l'envi qu'il n'est pas philosophe. Essayiste alors ? La beauté des phrases et l'élégance des périodes vient toutefois souvent délayer l'argumentation. Bref des formes mouvantes et diverses pour des textes variés.

Et toujours la même langue parfaite. Souvent aussi des intuitions fulgurantes, d'une impressionnante prescience, même près de 80 ans plus tard : «Le mesurable a conquis presque toute la science et en a discrédité toutes les parties où il n'a pas pu s'introduire. » (Le retour de Hollande)

In fine, le meilleur guide pour nous orienter dans le labyrinthe des Variétés est sans doute Valéry lui-même, qui nous glisse quelques pistes. Lorsqu'il nous annonce qu'il va « divaguer sérieusement » (Préface aux Lettres Persanes), par exemple. Pour certains textes un peu datés ou moins argumentés, on peut également citer à propos de Valéry ce que lui-même dit de Bossuet : « La plupart des lecteurs attribuent à ce qu'ils appellent le fond une importance supérieure, et même infiniment supérieure, à celle de ce qu'ils appellent la forme. Quelques-uns, toutefois, sont d'un sentiment tout contraire à celui-ci qu'ils regardent comme une superstition. Ils estiment audacieusement que la structure de l'expression a une sorte de réalité tandis que le sens ou l'idée n'est qu'une ombre. »

1 commentaire:

  1. Et le poète de Charmes, de Narcisse, le traducteur des Bucoliques de Virgile, l’auteur de toutes ces applications magistrales de notre langue, si bien qu’il semble lui apporter ce qui lui manque…

    Le poète Valéry mérite la gloire d’un Baudelaire ou d’un Verlaine

    “Voici des fruits, des fleurs…”
    Du Narcisse aux Grenades:

    http://www.youtube.com/watch?v=89jqHmzCyxo

    http://www.youtube.com/watch?v=YZkNFkttUHU

    “Le sens doit être caché dans les vers comme la valeur nutritive dans les fruits”

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