Chris Ware est un de ces rares auteurs qui renouvellent la bande dessinée à chaque album. Son livre le plus récent, Lint, le 20ème volume d'Acme Novelty Library, ne faillit pas à la règle.
Chris Ware continue à dépeindre les existences, dans l'ensemble médiocres, de certains de ses contemporains. Toutefois, Jordan Wellington Lint n'est pas comme Jimy Corrigan, personnage central du premier chef d'oeuvre de Chris Ware, un raté complet ; il mène une vie à peu près normale : il se marie, a des enfants, dirige une entreprise. Le bilan global de son existence est cependant plutôt sombre, de mariage raté en relations filiales conflictuelles.
Alors que dans la plupart de ses albums précédents Chris Ware peignait des épisodes choisis de la vie de ses personnages, en dilatant parfois le temps à l'extrême (certains passages de Jimmy Corrigan dilatent de courts moments, des impressions fugitives, sur de longues pages), on suit dans ce nouvel album la vie de ce Jordan Lint de son début à sa fin, de 1958 à 2023.
Traiter les 'temps longs' en bande dessinée est toujours une gageure ; c'est d'ailleurs également le cas pour les autres formes de récits fondées sur une quasi équivalence du temps du récit et de celui de la lecture/vision, comme le théâtre ou le cinéma. Comment par exemple traduire succinctement une phrase telle que celle-ci : "Ses relations avec sa femme se dégradaient lentement avec les années" ? Si une telle évolution peut être résumée en une ligne dans un roman, elle risque de nécessiter dans un film ou une bande dessinée plusieurs scènes étalées sur des années. Relater un récit s'étalant sur plusieurs décennies, la vie d'un individu par exemple, passe donc souvent, dans ces média, par l'accumulation de scènes charnières, avec toujours les risques d'appuyer trop lourdement le trait dans ces moments clés, ou au contraire d'être trop elliptique et trop explicite pour la bonne compréhension du lecteur/spectateur.
Côté bande dessinée, Will Eisner, avec son récit d'un siècle de la vie d'un quartier, Dropsie Avenue, avait tenté une expérience passionnante dans ce domaine ; les frères Hernandez, dans leur Love and Rockets se sont également fait une spécialité de raconter en quelques cases elliptiques de longues périodes de vie. Dans Lint, Chris Ware repousse encore les limites de la bande dessinée dans ce traitement des 'temps longs'.
Il mèle, comme à son habitude des cases de tailles très différentes, de grandes cases avec des personnages en gros plan ou au contraire des vues d'ensemble, comme des arrêts sur image, ou bien des cases miniscules s'enchaînant très vite. Certains mots, certaines images très schématiques, s'intercalent entre les cases, servant de ponctuation, de rimes ou comme moyen pour expliciter certains sentiments. Chaque page représente un épisode, ou un moment, de la vie de Lint. En quelques dessins et quelques mots, Chris Ware nous dépeint les sentiments, les sensations, les désirs de Lint à l'occasion de la mort de sa mère, de son mariage, de la naissance de son fils. Pour cela, il fait preuve d'une inventivité exceptionnelle et toujours renouvelée.
Résumer Lint à cette mise en image d'un 'temps long' serait réducteur. Comme d'habitude, Chris Ware fait preuve à chaque instant d'une imagination impressionante pour nous conter son récit. Des premiers instants de la vie de Lint en vision subjective (procédé certes déjà utilisé bien des fois en bande dessinée, notamment depuis la Rubrique-à-Brac, mais particulièrement à propos dans Lint), aux récits dessinés du fils de Lint, cet Acme Novelty Library est largement à la hauteur des 19 précédents, ce qui n'est pas peu dire...
Pour une traduction en une scène de "Ses relations avec sa femme se dégradaient lentement avec les années", voir "Citizen Kane" :-)
RépondreSupprimerBien vu.
RépondreSupprimerAvec Orson Welles, nous sommes encore avec un très grand novateur...
Merci pour cet article. j'adore cet album.
RépondreSupprimerLint est un chef d'oeuvre absolu.
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