Tu ne mourras pas est un livre marquant par bien des aspects. Grande réussite sur le plan artistique, adaptation très réussie d'un texte littéraire en bande dessinée, c'est également un récit profondément dérangeant...
Comme il me le disait il y a quelques mois, Edmond Baudoin a peur de se répéter. Adapter des textes écrits par d’autres (que ce soit, parmi ses œuvres les plus récentes, Le Marchand d’éponges de Fred Vargas, Peau d’âne de Charles Perrault, Travesti de Mircea Cartarescu) lui permet de se renouveler, en traitant des sujets qui, tout en étant proches des thèmes qui lui tiennent à cœur, sont différents, ou sont évoqués différemment, de ceux qu’il aborde lorsqu’il écrit lui-même ses textes.
Avec Tu ne mourras pas vient s’ajouter un autre élément à ce désir de renouvellement : Baudoin peut aborder, sans s'exposer directement, un sujet qui l’intéresse, mais qui est particulièrement sensible, l’amour entre un adulte et un enfant et la sexualité des enfants. Il avait déjà évoqué ce thème très brièvement, dans un court récit publié dans Chronique de l’éphémère. Le sujet est abordé ici beaucoup plus frontalement.
C'est d'ailleurs ce qui fait de Tu ne mourras pas un livre éminemment dérangeant. Il parle en effet d'amours interdites, brisant un des tabous les plus forts de notre société : l'amour entre une jeune adulte et un garçon de neuf ans. Il est d'autant plus dérangeant qu'il est extrêmement réussi sur la plan narratif et artistique. On peut à la limite considérer cette histoire comme une métaphore, celle d'un amour pur et fou qui vient se briser contre les diktats d'une société sclérosée (mais je ne suis pas certain que cette lecture soit réellement fidèle à ce qu'ont imaginé les deux auteurs). Il s'agirait alors plus d'un conte que d'une histoire réaliste... Mais sans doute serait-ce un moyen facile d'évacuer la charge explosive contenue dans ce livre si beau et si perturbant...
Du point de vue des techniques de narration, Baudoin continue sa réflexion, amorcée notamment dans Les Quatre Fleuves, sur la façon d’adapter un roman en bande dessinée. Il s'affranchit complètement des codes utilisés habituellement pour les adaptations en bande dessinée d’œuvres littéraires et ne cherche pas à traduire en images l’intégralité du texte ; il recherche avant tout le meilleur équilibre entre texte et dessin. Dans Les Quatre Fleuves, Baudoin traitait ainsi les scènes de dialogues de façon originale : le texte était écrit par Baudoin avec des tirets de dialogue, les visages des personnages n’étaient redessinés qu’en cas de changement d’expression. Dans Tu ne mourras pas, il va plus loin. Des cases, voire des pages, entières contiennent essentiellement du texte ; celui-ci est dactylographié puis raturé, repris au pinceau par Baudoin. Le dessin vient soutenir, enrichir un texte pré-existant. Le dessin n’est pas forcément utile lorsque le texte de Bénédicte Heim se suffit pleinement à lui-même...
Traitant un sujet particulièrement délicat, Baudoin sait également faire preuve de retenue et évite tout voyeurisme. Le niveau de 'crudité' des scènes dépend d'ailleurs de l'état d'esprit des protagonistes : plus les relations sont décrites comme pures, moins elles sont traitées crûment.
Tout au long de l'album, Baudoin fait varier son dessin, du réalisme à une extrême schématisation, du dessin au trait à de lourds à-plats de noir en passant par des croquis au crayon, de pages muettes à des cases saturées de texte. Tout cela pour servir au mieux le récit, pour accroître la charge émotionnelle, la tension dramatique et l'identification aux personnages. Tout concourt à faire de la lecture de ce livre une expérience forte et déstabilisante.
Oui, vous dites : " une métaphore, celle d'un amour pur et fou..." C'est tout à fait ça, c'est ABSOLUMENT un amour pur et fou et super super beau. Et c'est encore plus frappant et lumineux dans le texte original de Bénédicte Heim dans son livre intitulé aussi "Tu ne mourras pas".
RépondreSupprimerExcellente analyse de ce livre époustouflant !
RépondreSupprimerLa langue de Bénédicte Heim est somptueuse et le dessin (mot restrictif) de Baudoin est un poème permanent : mais je n'ai pas marché, histoire qui dérange sans convaincre. Chef d'oeuvre insolite donc.
RépondreSupprimerLe personnage de Victorien Salagnon, peintre à l'encre de chine comme Edmond Baudoin, dans "L'art français de la guerre" d'Alexis Jenni, a la singularité des personnages d' E.Baudoin. Il serait juste qu 'A.Jenni le lui prête pour l'exercice de style qu'il appelle. Si E.Baudoin ne le sait pas, dites-le lui, svp !
Forme et sujet trouvent dans cette rencontre un formidable moyen d'expression et de transgression !
RépondreSupprimer