lundi 28 février 2011

Le Portrait, d'Edmond Baudoin (1990) (3e partie)

La première partie de cette analyse peut être lue ici, la deuxième ici.

Voici la suite de l'analyse littérale de ce chef-d'œuvre d'Edmond Baudoin. Reprenons donc les choses là où nous les avions laissées, c'est-à-dire en haut de la page 18.

Pages 18 à 21 : Troisième séance de pose et interruption de Charles.

Cette séquence commence avec Michel et Charles dans un restaurant et s'achève avec ces deux personnages dans un autre restaurant avec Carol qui s'est jointe à eux. Dans la première de ces scènes, Michel fait part à son ami de ses difficultés à peindre le portrait de Carol tandis que Charles, plus prosaïque pense que son ami est amoureux de son modèle ; certes, Michel est probablement amoureux de Carol, mais leur relation, entre le peintre et son modèle, est beaucoup plus complexe qu'une relation amoureuse classique.

La page 19 nous montre que Carol a pris confiance : ses silhouettes se déshabillent sans peur, avec des gestes très ouverts ; Michel a commencé à l'apprivoiser. Deux pages plus loin, lorsque Charles interrompt la séance de pose, les silhouettes se recroquevillent de nouveau.

Pages 22 à 27 : Errance de Michel.

Michel, accablé par les difficultés de son travail, erre dans les rues de la ville ; l'image de celle-ci devient très floue, reflétant la confusion mentale du peintre. Le trait s'apaise et devient net lorsque Michel rencontre une autre femme, Louise, dans un café. Celle-ci lui fait prendre conscience qu'il est amoureux de Carol ; mais, artiste elle-même, elle le fait avec plus de subtilité que Charles, n'ignorant pas la complexité de la relation entre un peintre et son modèle (« ... Quant à la création... Il y a trop de zones d'ombres dans les raisons qui motivent cet acte... » ).

En page 27, c'est Carol qui nous offre sa vision de l'acte créateur. Alors que la nuit de Michel s'est déroulée dans des cases régulières, rectangulaires ou carrées, celle de Carol est narrée dans une pleine page sans case, avec en fond les courbes d'un sofa. L'amour rapproche ainsi deux êtres que tout oppose.

Pages 28 à 30 : La brisure.

La page 28 est un moment de joie : la silhouette de Carol danse, Michel marche dans la rue au petit matin, au milieu des pigeons. Puis, page 29, Michel apprend que Carol a passé la nuit avec Charles ; il en est anéanti. Baudoin dessine l'effondrement moral de Michel avec un art sans égal. Lorsque Michel apprend la nouvelle de la bouche de Charles, le dessin se brouille en quatre cases successives, le texte contenu dans les bulles de Charles devient illisible, pour exprimer le choc vécu par Michel, le fait qu'il ne parvient même plus à saisir ce que lui dit son ami.

Le plus beau est peut-être le passage de la page 28 à la page 29 : dans ces deux cases occupant toute la largeur de la page, Michel marche dans la rue. Mais la première fois, il est joyeux, on sent la lumière vibrer dans le dessin de la ville, le pinceau s'est fait léger, les traits sont fins, « les rues ressemblaient à des rues et les pigeons à des pigeons » ; la deuxième fois au contraire, Michel est accablé, on ne voit plus le ciel lumineux mais une rue sombre, une file de voitures et des murs tagués, le pinceau s'est fait beaucoup plus lourd et les traits sont épais, « les rues étaient redevenues des égouts à ciel ouvert et les pigeons des rats volants ». Je ne connais pas d'exemple en bande dessinée où le dessin atteint une telle profondeur psychologique.

Page 31 : Quatrième séance de pose.

Les silhouettes de Carol se figent lorsque Michel lui demande si elle a fait l'amour avec Charles.

Pages 32 à 38 : Deux jours sans se voir.

Carol se promène dans Paris : rues, places, métro. La complexité de l'existence est brossée en quelques cases : L'ambiance pesante du métro s'oppose à l'agrément des bords de scène ; Carol s'interroge sur elle-même et sur sa mort alors qu'un sans-abri meurt dans la rue pendant la nuit. Elle rencontre encore un ancien amant, probablement celui qui l'a quittée quelques pages avant. Cette fois, elle refuse tout contact, ses silhouettes se recroquevillent sur elles-mêmes.

Pendant ce temps, Michel continue à réfléchir sur ses relations avec Carol et sur le portrait qu'il a entrepris. « Que cherchait-il ? » Il travaille tellement sur le portrait de Carol, que l'on s'aperçoit que c'est toujours lui-même qu'il recherche au travers de son œuvre : pendant quatre superbes cases, le portrait de Carol s'estompe progressivement pour laisser l'artiste tel qu'il est vraiment, c'est-à-dire seul face à lui-même.

Pages 35 à 42 : Cinquième séance de pose.

Lorsque Carol arrive chez Michel, sa silhouette est en position d'offrande, très ouverte. Le travail est intense, Michel est persuadé qu'il touche au but. Très peu de mots cette fois-ci ; pendant plus de trois pages, seuls apparaissent de nombreuses tentatives de portrait de Carol. Comment Baudoin pourrait-il rendre plus tangibles les efforts du peintre qu'en dessinant ainsi une succession de portraits ?

Pages 42 à 44 : Épilogue.

En bas de la page 42, Carol s'en va dans une allée d'arbres que nous avons déjà aperçue (page 10). Puis des silhouettes d'arbres desséchés alternent avec des cases représentant Michel à sa fenêtre. Il faut bien se faire à l'évidence, Carol a disparu.

La dernière page est, encore une fois, superbe. Trois cases horizontales représentent des toits, l'image devenant plus floue à chaque fois. Dans la première, nous avons la conclusion de Carol, fidèle à ses réflexions existentielles : « je m'absente / rien ne me reste / exilée de moi-même / blanche / vide ». Puis, dans les deux suivantes, la conclusion de Michel, qui récapitule ses doutes artistiques, et qui synthétise l'ensemble du projet de Baudoin : « Dessiner la vie... Le rêve impossible... On ne peut que l'aimer. »

Nos pensées peuvent alors vagabonder longtemps sur cet album extraordinaire et sur sa conclusion ouverte, et s'estomper peu à peu comme s'estompent progressivement les trois dessins de cette page...

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