Comme je vous le disais il y a quelques jours, je vais effectuer, en plusieurs livraisons, une lecture suivie, page à page, du Portrait. Comme je ne pourrai scanner que quelques dessins, avoir l'album ouvert à côté de soi facilitera probablement grandement la lecture de ces lignes...
La page de garde (qui, très étrangement, n'existe que dans la version originale de l'album publiée chez Futuropolis et n'est pas reprise dans la réédition de L'Association) est très en informations : En haut à gauche, Edmond Baudoin remercie « Michel Houssin, peintre, le modèle de « Michel » le peintre et Carol Vanni, danseuse, modèle de « Carol » ». Cet album repose donc sur la représentation, au moins pour l'apparence physique, de deux personnes réelles. Cependant Baudoin n'a pas choisi de donner ses propres traits au « peintre ». Celui-ci sera pourtant le porte-parole de nombreuses préoccupations de l'auteur. Dans Le Portrait comme dans d'autres albums où il aborde des sujets intimes, Baudoin ne va pas au bout de la confession autobiographique et revendique clairement que le personnage principal n'est pas complètement le double de papier de l'auteur. On peut noter que Baudoin reprendra les traits de Michel Houssin, vieilli, près de 30 ans plus tard, dans L'Arleri, qui est une autre histoire de portrait, faisant le point trois décennies après Le Portrait sur la création et les relations entre hommes et femmes.
Autre élément important de cette page de garde : En bas, à droite, deux courts textes sont écrits à la main. L'un en lettres capitales, dans un rectangle ; l'autre en lettres cursives, en italique, sans contours. On comprendra assez vite que la première est une voix off masculine, la seconde une voix off féminine. L'auteur lui-même nous précise d'ailleurs qu'il a extrait les textes en italique des lettres de Carol Vanni, le modèle du personnage « Carol ». La double thématique de l'album est ainsi annoncée : il s'agit d'une part de l'histoire d'une tentative de portrait et d'autre part d'un dialogue entre un homme et une femme, entre un peintre et son modèle, entre Michel et Carol.
Page 1 : Trois paysages urbains, de moins en moins figuratifs. Dans la case du milieu, le titre, « Le Portrait » et une légende : « j'incendie mes paysages ». La couleur est ainsi annoncée : il n'est pas question de représenter des paysages de façon réaliste ; ils seront incendiés, peints en toute subjectivité, en fonction des sentiments des personnages.
Pages 2 et 3 : Sur ces deux pages alternent la voix off 'féminine' et la voix off 'masculine', sur fond de paysages urbains traversés de visages. La première voix exprime un mal être ; la deuxième évoque l'orgueil de l'homme qui rêve de certitudes, de l'artiste qui rêve de peindre la vie (« peindre l'homme »). En page 3, l'exercice du portrait commence : le visage d'un même individu est dessiné neuf fois en case 2, puis une fois, de façon plus nette, en case 3. Tous ces portraits d'une même personne sont imparfaits, peindre l'homme se révèle impossible, ce qui n'empêche pas l'artiste d'essayer sans relâche.
Pages 4 et 5 : Présentation du personnage masculin, le peintre, Michel.
La voix off féminine s'efface progressivement pour laisser la place à un dialogue entre Michel et un de ses amis, Charles. Le lecteur se rend compte progressivement que les personnages dessinés des premières cases sont en fait peints par Michel : la frontière entre les personnages du récit et les œuvres du peintre est floue. En page 5, Michel annonce son but : « Peindre la vie ». Comme dans les pages précédentes, il rappelle qu'il s'agit d'un « rêve impossible », ce qui ne va pas l'empêcher d'essayer. Charles fait remarquer à Michel, à la case 1, un « trou blanc entre les hommes en noir. » ; il s'agit d'un vide, d'un espace encore vierge dans la fresque du peintre. Michel lui répond qu’il « aimerai[t] y dessiner la vie. » Ce « trou blanc » ou ce « troublant » pour reprendre le jeu de mot de Michel reviendra plus loin, comme pour symboliser la tentative de Michel (page 17).
En case 4, assis dans un café, il annonce qu'il chercher un modèle vivant. En case 5, un personnage féminin passe devant le café. Il s'agit du modèle, même si ni elle, ni lui, ni nous, ne le savons encore, qui nous entraîne vers les pages suivantes.
Pages 6 et 7 : Présentation du personnage féminin, le modèle, Carol.
Comme pour le peintre, cette présentation est dans la lignée de la voix off des pages 2 et 3 : Carol subit une rupture, qu'elle vit mal. De son amant qui rompt, on ne voit que le torse. Entre deux visions de ce torse s'intercale une case contenant un arbre sans feuille ; il n'y a plus de sève, plus de verdure pour faire vivre cet amour. On retrouvera le symbole de l'arbre à plusieurs reprises dans l'album. Puis, en bas de la page 6, la vue se fait subjective et le dessin de ce torse s'estompe, sous l'effet de l'émotion de Carol. Le dessin, pour Baudoin, n'est nullement une représentation 'objective', 'réaliste' (dans le sens le plus terre à terre) du monde ; il s'agit bien au contraire d'un instrument pour représenter ce que vivent, et donc notamment ce que ressentent, les personnages.
En page 7, on trouve un procédé qui sera repris tout au long de l'album : une succession de silhouettes de Carol (9 au total) dessinées sans contour de cases sont là pour nous représenter les sentiments de cette jeune femme ; elle avait offert ses lettres, son amour (d'où les gestes d'offrande) ; on lui rend ses lettres, on refuse son amour (d'où le geste de repli sur soi).
À suivre...
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