Shalimar the clown fait partie de ces « livres mondes » : Salman Rushdie y recrée un univers d'une richesse et d'une complexité inouïes. Les péripéties entraînent les personnages de l'Alsace et Londres pendant la seconde Guerre mondiale au Los Angeles des années 1990 en passant par le Kashmir, de la première moitié du siècle dernier à nos jours, sans compter de nombreux autres lieux parcourus plus rapidement.
Nous rencontrons Max Ophüls (rien à voir avec le cinéaste de Lola Montès), un diplomate américain, né alsacien, héros de la Résistance, ancien ambassadeur des États-Unis en Inde et ancien chef des services secrets américains, grand séducteur ; sa fille, India, au passé mystérieux, élevé dans le luxe de la Cité des Anges et l'énigmatique Shalimar, apportant dans notre Occident policé le charme et la violence de l'Orient. Ces personnages sont humains, trop humains, dans leurs faiblesses et leurs (més)aventures. Ils sont en même temps « bigger than life » : leurs destins sont extraordinaires (Max est successivement l'un des plus grands héros de la Résistance, invité à Londres par le général de Gaulle, le grand artisan du rapprochement indo-américain, puis as du contre-espionnage), ils personnifient les plus grands sentiments humains, l'amour filial, la volonté de puissance, la vengeance, l'attachement à la tradition.
À travers ces individus à la fois archétypaux et si personnalisés, Salman Rushdie met en scène la folie des hommes. L'Alsace des années 1940 et la folie nazie contre les juifs, le Kashmir d'avant l'indépendance de l'Inde et la Partition (entre le Pakistan et l'Inde en 1947), le Los Angeles des années 1990 et ses émeutes communautaires : l'Homme du XXe siècle n'a pas cessé, avec des luttes communautaristes stériles, de transformer des paradis en enfers. Dans Shalimar the clown, Salman Rushdie prend le Kashmir comme exemple le plus marquant de ces dérives. Cette région paradisiaque des contreforts himalayens abrite depuis des siècles des musulmans, des hindous et des sikhs. Au sein même des villages, ces communautés ont longtemps cohabité sereinement, comme au temps du légendaire roi Zain-ul-Abidin, dont les comédiens du livre aiment tant rappeler les exploits (même si, historiquement, cette cohabitation fut probablement moins facile que les légendes anciennes ne veulent bien le dire...). La Partition de 1947, les guerres indo-pakistanaises successives et les tentatives de contrôle de cette région par Islamabad et New Delhi ont exacerbé les haines entre musulmans et hindous et ont fait de ce coin de paradis un état sous contrôle militaire, ravagé par les raids terroristes et les expéditions punitives de l'armée.
Enfin la langue de Salman Rushdie, d'une grande richesse, extrêmement colorée et au rythme si sensuel, accompagne parfaitement la force et la complexité des péripéties et des sentiments relatés. L'auteur nous fait apercevoir la beauté des paysages, la force des légendes, la richesse culinaire de cette région magique, longtemps hors du temps. Malheureusement, la folie des hommes a rattrapé ce paradis, maintenant perdu. Restent la beauté des légendes et le talent des conteurs...
Aucun commentaire:
Enregistrer un commentaire