lundi 22 novembre 2010

Hergé et son anti-trilogie des années 1960

Certains auteurs de bande dessinée ont révolutionné la bande dessinée en explosant dans toutes les directions : essayant des formes, des styles, des instruments très différents. Un des meilleurs exemples de tels talents polymorphes est Giraud-Moebius. Tour à tour hyperréaliste ou comique, travaillant à la plume ou au pinceau, en couleurs directes (Arzach, L’homme est-il bon ?) ou en noir et blanc surhachuré (La Déviation), plongé dans la documentation jusqu’au coup ou inventant les univers les plus délirants, il ne cesse, de façon flagrante, d’explorer de nouveaux horizons.

Il existe un autre moyen d’ouvrir de nouvelles voies. Il s’agit, au sein d’une forme conventionnelle très définie, d’en explorer les moindres recoins, de la tordre, de la manipuler dans tous les sens. Cette méthode est moins tapageuse, moins apparente que la première mais elle permet parfois d’aller aussi loin dans la découverte de nouveaux horizons. C’est cette voie qu’a illustrée Hergé.

Cette ouverture de nouveaux horizons est particulièrement flagrante dans ce que j'appellerai aujourd'hui l’anti-trilogie hergéenne, à savoir Tintin au Tibet, Les Bijoux de la Castafiore et Vol 714 pour Sidney. Dans ces trois albums consécutifs, Hergé va, tout en respectant les règles très sévères qu’ils s’étaient fixées, jouer avec son petit monde pour repousser les frontières de son média.

Comme je l'ai écrit ici le mois dernier, on peut considérer qu'Hergé avait achevé de mettre en place son univers avec L’affaire Tournesol. La famille de papier était quasiment au complet, le personnel et les méthodes de travail du studio Hergé étaient en place, la technique était au point, parfaitement rodée. Hergé a commencé à jouer avec ce petit univers dans Coke en Stock. Jusqu’à cette époque, les albums de Tintin correspondaient aux canons de la littérature d’aventures : un héros apparemment sans réel affectivité est confronté à des luttes contre des méchants, des enquêtes policières, des explorations, des chasses au trésor. Dans Coke en Stock, il reste dans les limites du récit d'aventures traditionnel, avec héros sans peur et sans reproche, vilains sans scrupules et péripéties s'enchaînant sans temps mort. Mais, à l'intérieur de ces limites, il distend toutes contraintes, multipliant les rebondissements et les intrigues jusqu'à l'invraisemblance la plus flagrante.

Puis tout change. À l’époque où il travaillait sur Tintin au Tibet, Hergé traversait une grave crise personnelle. Conséquence ou coïncidence, toujours est-il que c’est à partir de cet album qu’il a vraiment révolutionné (dynamité ?) son petit monde. Dans le récit de cette aventure orientale, pas de méchant et le point le plus capital de l’album est la très forte amitié liant Tintin à Tchang. On voit même Tintin pleurer. Alors que dans les albums précédents et dans les suivants, Hergé joue avec sa famille de papier et construit des intrigues compliquées, ici l’album s’épure de plus en plus au fil des pages. La famille de papier est réduite au minimum (Haddock et Tournesol pendant quelques pages ; pas de Séraphin Lampion, pas de Dupondt). L’intrigue est linéaire. Le décor se réduit de plus en plus, pour se laisser progressivement envahir par le blanc. À la fin restent Tintin, Milou, Hadock, Tchang et le yéti au milieu d'un océan de blanc...

Les Bijoux de la Catasfiore semblent être l’exact opposé. La famille papier est convoquée. presque au complet ; les personnages qui ne peuvent être présents physiquement envoient des télégrammes de félicitations au Capitaine lorsque la presse annonce les fiançailles de celui-ci avec le Rossignol milanais. Au lieu de partir à l’autre bout du monde (et même au bout du monde, car on a bien l’impression, à la fin de l’album précédent, que les personnages ont atteint l’extrémité du monde, qu’au-delà de ce blanc, il n’y a plus que le néant), ils ne quittent pas Moulinsart. Après un album à l'intrigue linéaire, Hergé multiplie à plaisir les fausses pistes, les quiproquos, complique le schéma de l’histoire autant qu’il le peut. Après le dépouillement, le calme et la sagesse des moines tibétains, nous baignons dans la superficialité, le luxe tapageur, les ragots, et le bruit. Après le mystère et la force du yéti, nous avons le caractère commun et les facéties de la pie...

Nouveau changement total avec Vol 714 pour Sydney. La famille de papier est beaucoup plus réduite que dans l’album précédent. De nouveau, on ne voit pas les Dupondt, et Séraphin n’apparaît que de l’autre côté de la télévision, à la fin de l’album. On semble revenir à une aventure traditionnelle. Cependant Hergé explore de nouvelles limites.

Sur le plan géographique d’abord. Le Tibet représentait déjà une extrémité du monde, mais cela débouchait sur le recueillement de l’aventure intérieure, spirituelle. L’île perdue qui sert de repère aux pirates semble être située également à une extrémité du monde : perdue au milieu du Pacifique qui est le plus grand des océans, elle semble complètement isolée. Cependant ce bout du monde-là ouvre non plus sur le monde intérieur mais sur un extérieur plus grand, vers un autre monde, une autre planète.

Sur le plan des personnages ensuite. Hergé joue avec ceux-ci, comme il ne l’avait jamais fait avant. Ils jouent également avec les codes qui régissent habituellement les personnages. Les méchants sont complètement ridiculisés. Rastapopoulos, qui semblait être un véritable génie du mal, est ici un clown couvert de bosses. Allan, qui semblait être sa fidèle âme damnée n’hésite plus à se moquer de lui. Ce qui vole en éclat c’est également la barrière entre les ‘méchants’ et les ‘gentils’. Carreidas est du côté des ‘gentils’, Tintin risque sa vie à plusieurs reprises pour le sauver. Pourtant, lors de la magnifique scène du sérum de vérité, il entre en compétition avec Rastapopoulos pour le titre de ‘génie du mal’. Et il n’est pas à court d’arguments pour défendre ses prétentions...

2 commentaires:

  1. Votre analyse est très intéressante. Sur les "Bijoux de la Castafiore", vous connaissez sûrement le magnifique livre de Benoît Peeters "Les Bijoux ravis", (minutieuse analyse de l'album d'Hergé, sur le modèle de ce qu'avait tenté Barthes dans "S/Z" à partir de la nouvelle de Balzac "Sarrasine") longtemps introuvable et réédité depuis peu aux éditions Impressions Nouvelles.

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  2. J'ai lu "Les Bijoux ravis" il y a une dizaine d'années mais je dois avouer qu'à l'époque, je n'ai pas apprécié. Pas plus que "S/Z", d'ailleurs, même si j'aime beaucoup d'autres livres de Roland Barthes, des "Mythologies" aux "Fragments d'un discours amoureux". En revanche, toujours sur "Les Bijoux de la Castafiore", je n'ai pas lu "Rires : les bijoux distraits ou la cantatrice sauve" de Michel Serres, dont j'ai pourtant entendu grand bien.

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