Comment cet auteur italien ayant débuté en Argentine, au dessin techniquement limité (comparez à ses modèles, comme Milton Caniff, ou à certains de ses contemporains travaillant dans des styles similaires, d’Alberto Breccia à Solano Lopez ou à Alex Toth), aux préoccupations et aux inspirations un peu datées (son amour des uniformes, son goût pour les récits de guerre et son intérêt marqué pour Stevenson ou Conrad ne le portaient pas spontanément à l’avant-garde littéraire de son époque), a-t-il pu devenir une telle référence dans le monde de la bande dessinée, voire au-delà ?
Ajoutez que ces récits souffrent le plus souvent de gros défauts récurrents : il dessine des récits d’aventure mais ses cases représentent le plus souvent (par facilité ? je ne suis pas sûr de lui laisser le bénéfice du doute…) une ou deux personnes en train de parler (les postures sont quasiment toujours les mêmes : il s’agit de personnages en gros plan, coupés au niveau du torse ou des épaules, une personne de face s’il s’agit d’un monologue, deux personnes de profil pour un dialogue) et les textes sont parfois interminables ; il affectionne les récits de combats mais ceux qu’ils dessinent sont confus, le plus souvent incompréhensibles sans les textes des phylactères ou les voix off. Enfin ses récits se contentent la plupart du temps d'adaptater à la bande dessinée des ressorts narratifs ayant fait leur preuve chez Conrad, Stevenson, Borges (j'ai en tête, de mémoire, deux récits de Corto Maltese, l'un dans les Celtiques, l'autre dans les Éthiopiques, qui me paraissent directement transposés de nouvelles de Borges) ou dans le roman et le film noirs américains des années 1940-1950 (ce héros romantique, qui veut passer pour cynique, désabusé, intéressé seulement par l’argent et qui, en fait vole sans cesse au secours de la veuve et de l’orphelin, recherchant l’aventure pour la gloire et la beauté du geste… mais oui ! c’est le personnage que Humphrey Bogart s’est construit tout au long de ses films…).
Et pourtant…
Et pourtant, pendant quelques années cet auteur, malgré tous ses défauts, voire grâce à quelques-uns d’entre eux, a réussi à produire quelques œuvres qui font date dans l’histoire de la bande dessinée. Il est parvenu à dessiner quelques chefs-d’œuvre étonnants, de La Ballade de la mer salée (si l’on excuse certains aspects très ‘romans populaires à deux sous’, tel le bandit dont personne ne connaît le visage qui reconnaît dans la jeune héroïne sa fille cachée ; oui, je sais, on s’y laisse prendre à tous les coups) à… À quand d’ailleurs ? en fonction de mon humeur, j’irai jusqu’à La Maison Dorée de Samarkand ou à Tango.
Tout au long de cette dizaine d’albums, il a su faire rêver en parlant de trésors disparus et de cités englouties, d’anges à la fenêtre et de gentilshommes de fortune, de femmes mystérieuses et de combattants fous, de contes celtiques et de grand large.
Son dessin a acquis une grâce telle qu’en quelques traits, grâce à des à-plats de noir bien posés, il parvenait à restituer avec une élégance rare des corps à corps dans la boue des tranchées et des mitraillades dans la lagune de Venise, des combattants à dos de chameau et des pirates perdus au milieu du Pacifique.
Tout au long de ces quelques récits, Hugo Pratt a su trouver un fragile équilibre, surmontant ses faiblesses de dessin et les nombreuses références dont sont nées ses récits, pour nous offrir une œuvre magique…
Certains défauts n’ont pas été surmontés, voire ont pris encore plus d’importance à la fin de sa vie. Ses personnages dessinés en buste sont devenus sans cesse plus présents et plus bavards. Par facilité, il a confié les dessins techniques (des bâtiments complexes aux véhicules) à des assistants sans inspiration (je viens de relire Fable de Venise et les vues de la ville, à part quelques rares vues de toits dessinées par Pratt lui-même, sont laissées aux mains de ces assistants et sont monstrueusement sans charme). Certains charmes sont devenus des tics : ainsi les débuts de récits construits à partir de motifs apparemment abstraits et qui sont en fait des détails grossis ont beaucoup de charme dans Corto Maltese en Sibérie mais deviennent agaçants dans Mû ou Morgan, par exemple.
Mais pendant sa meilleure période il a transformé en force certaines de ses faiblesses : ses récits de combat sont difficilement compréhensibles ? Certes, mais cela ne permet-il pas de mieux rendre compte de la situation complexe et probablement difficilement compréhensibles pour les participants eux-mêmes des combats perdus dans les déserts africains de la 2nde Guerre Mondiale, entre allemands, italiens, vichystes, gaullistes, britanniques et indigènes, entre déserteurs, troupes régulières, agents doubles et guérilleros ? Ses héros sont bavards et l’on voit plus souvent ses héros en train de parler qu’en train d’agir ? Mais ses personnages ne sont-ils pas avant tout des rêveurs qui se grisent de mots, de fantasmes, de trésors imaginaires et de cités perdues ?