André Franquin est largement reconnu (à juste titre à mon avis) comme un des plus grands auteurs de bande dessinée francophone de la deuxième moitié du XXe siècle. Et pourtant, une de ses œuvres importantes, Modeste et Pompon, était épuisée depuis des années. Elle avait fait l’objet de trois albums au Lombard peu après sa publication dans Tintin (en 1958, 1959, puis un album complémentaire en 1973), puis d’une réédition en quatre albums chez Glénat à la fin des années 1980. Tous étaient très difficilement trouvables depuis plusieurs années. Le Lombard a enfin eu la bonne idée de combler ce vide en éditant l’ensemble des gags en un seul album, accompagnés de quelques textes éditoriaux instructifs. On peut juste regretter qu’un nombre trop réduit des nombreux dessins que Franquin réalisa pour accompagner les albums (couvertures, quatrièmes de couverture et autres dessins promotionnels) soit inclus dans ce volume.
Petit rappel des faits : en 1955, alors qu’il était la star du journal de Spirou (dessinant pour celui-ci les aventures du célèbre groom éponyme et de nombreux dessins pour animer l’hebdomadaire), Franquin se brouille avec son éditeur pour une histoire de contrats (peut-on y voir la malédiction qui pèsera sur les contrats quelques années plus tard dans Gaston ?). Il décide alors de passer à la concurrence et propose ses services à Raymond Leblanc, éditeur du journal Tintin. Celui-ci saute sur l’occasion et l’accueille dans les pages de son journal. M. Dupuis, fort marri de ce départ, fit acte de repentance et, en jouant sur la corde sensible (très importante pour André Franquin) convainquit son auteur vedette de revenir chez lui. Résultat : en plus des deux pages hebdomadaires de Spirou et des dessins d’accompagnement pour l’hebdomadaire du même nom, Franquin dut réaliser en outre pendant plusieurs années une planche hebdomadaire de Modeste et Pompon.
Cette nouvelle série devint bientôt un pensum, au moins partiellement, pour Franquin surchargé. Il disait également que, faute de temps pour s’y consacrer autant qu’il aurait été pertinent, il ne développa qu’assez peu les caractères des personnages principaux. Des années après, il regrettait ainsi la psychologie un peu sommaire de Modeste, le bourgeois aisé, imaginatif et vantard, et de Pompon, la jeune fille rangée, douce et bien éduquée.
Je n’avais pas lu ces planches depuis près de 20 ans… J’étais donc curieux de les redécouvrir. Etait-ce vraiment une série faite dans la précipitation, une parenthèse mineure dans l’œuvre du maître de Marcinelle ? Et bien pas du tout ; encore une fois Franquin se montrait trop modeste (sans jeu de mot). Cette série éphémère a toute sa place dans le panthéon des œuvres de Franquin, qui y dévoile des facettes de son talent encore différentes de celles dont il faisait preuve par ailleurs.
Modeste et Pompon est la première expérience notable de Franquin de série de gags. Elle fut en effet créée quelques années avant Gaston. Si ce type de série est aujourd’hui largement représenté dans la bande dessinée, ce n’était pas du tout le cas à l’époque et si Franquin pouvait trouver des références, c’était essentiellement de l’autre côté de l’Atlantique (notamment la série Blondie de Chic Young, célébrissime à l’époque). On peut relever deux différences notables par rapport aux premiers Gaston : Jidéhem étant resté chez Dupuis, Franquin ne put s’appuyer sur lui comme il le fit pour Gaston (et pour Spirou). Le dessin de Modeste et Pompon est donc du pur Franquin, bien supérieur à celui des très nombreux gags de Gaston dessinés pour une grande part par Jidéhem. Franquin a déjà atteint une grande maturité dans son dessin, il a trouvé un style original (qui sera énormément copié) et son trait est particulièrement sûr. Pressé par le temps, il doit aller à l’essentiel. Le style adopté pour Modeste et Pompon est donc précis, élégant et sans fioriture. Une sorte de ligne claire franquinienne, en quelque sorte,
L’autre différence majeure avec Gaston est que Franquin délègue ne grande partie le scénario. Une bonne partie des gags sont scénarisés par quelques scénaristes réguliers (les jeunes René Goscinny et Greg, alors bien loin de la célébrité qu’ils acquirent ensuite) et d’autres plus occasionnels (Peyo, Tibet, etc.). Cependant, Franquin choisit (et adapte probablement) avec suffisamment de soin les scénarios qui lui sont proposés pour que la série reste parfaitement homogène.
Quant à la psychologie sommaire dont s’accusait Franquin, je ne la trouve pas si dommageable. Modeste et Pompon sont deux personnages en phase avec leur époque ; deux bourgeois aisés, soucieux d’accompagner la modernité des années 1950. 60 ans après, le sens de l’observation et du détail qui fait mouche de Franquin permet à cette série d’être un passionnant reflet d’une époque qui nous apparaît aujourd’hui à la fois bien loin et très proche.
Loin d’être une série mineure, Modeste et Pompon est donc une série fort drôle, pleine de tendresse, très élégamment dessinée, et qui nous offre un passionnant aperçu des années 1950 en Belgique.